
L’imagination liée aux montagnes est une constante de l’esprit humain, de tout temps et en tout lieu. Pourquoi ce besoin d’approcher le ciel, de viser haut alors que la gravité nous plaque chaque seconde à la terre? Notre civilisation et ses moyens techniques étant passé par là, avec le chemin de fer d’abord, les autoroutes et le transport aérien ensuite, ‘aller à la neige’ est désormais aussi accessible que banal. Au point que l’Himalaya — par exemple — s’assimile aujourd’hui à un dépotoir.

Né à Paris en 1907 (la même année que Hergé), Samivel raconte le passage de la montagne millénaire, inaccessible, inhospitalière, lieu sacré et redouté, à la montagne contemporaine qui se consomme en loisirs des masses. Il raconte les travers de cette nouvelle relation par son livre Bonshommes de neige. Là, Samovar et Baculot, déçus du monde contemporain ‘poursuivent vers une certaine vallée oubliée sur les cartes, le dernier asile de la Solitude et du Silence…’. Déçus, ils découvrent qu’un promoteur immobilier, véreux comme il se doit, a transformé ce paradis en confortable station à la mode, avec les dérives et pollutions de toute nature que cela comporte.

Le monde d’aujourd’hui est habité par les humains et leur vacarme qui ne cesse de remuer l’air, comme le suggère Coup de Canon, du nom de la boîte de nuit qui électrise les nuits du domaine. ‘Boire un canon’ signifie aussi lamper une boisson alcoolisée d’un seul trait, sans nuance. Amoureux de la montagne muette qu’il faut mériter et non consommer, Samivel se prélasse dans les images de cimes qui ne se laissent pas faire. Le silence en est le premier ingrédient. Sans le moindre bruit, l’être humain se fond dans le paysage, expression à prendre au pied de la lettre. L’homme étant en voie de disparition, il en résulte une forte impression de solitude dans ces altitudes où même l’air se raréfie. Un environnement inviolé, hors du temps comme le dit l’expression ‘neiges éternelles’. Une nature hostile certes, mais que le poète dit recouverte d’un blanc manteau, ce dernier mot apportant un peu de chaleur parmi tant d’inhumanité. Samivel n’ayant rien d’un aigri nostalgique, ses dessins regorgent d’humour, comme ce délicieux Nature pas morte… Le titre, déjà, est un clin d’oeil à une tradition séculaire de l’art occidental centrée sur les objets familiers. L’image montre un jeune couple en pleins ébats. Les amoureux ont déchaussé leurs skis, prétextant la neige qui tombe pour se mettre à l’abri d’une anfractuosité de rocher dans un petit igloo en forme de nid bien chaud, comme s’ils se retrouvaient seuls au monde sur une île ensoleillée sous les tropiques. Ils ont chaud au cœur. Tandis qu’au dehors il gèle à fendre les pierres, on devine une scène des plus torrides!


Au-delà des contenus, l’intérêt de ce récit est de faire revivre un dispositif graphique oublié. Car, il y a deux siècles déjà, le Suisse Rodolphe Töpffer, grand arpenteur de montagnes lui aussi, inventait quelque chose de nouveau dans le champ de la narration, un hybride mêlant le texte et les images, qui deviendra la bande dessinée. Samivel revient ici sur l’origine du médium, avant que les successeurs de Töpffer n’en fassent un ensemble de règles conformistes que, à la longue et par habitude, plus personne ne remet en cause. L’organisation de l’espace des premiers Samivel ressemble à la Pangée d’il y a environ 250 millions d’années, avant la dérive des continents. Les cases ne font qu’un, soudées l’une à l’autre. Chaque surface possède sa propre vitesse, lente là, rapide ici, et leurs délimitations indiquent de futures lignes de fractures. La fameuse entre-case blanche, ‘gouttière’ typique du médium, n’existe pas encore. Ainsi, lorsque la main du starter tire le signal du départ, le projectile troue la ligne de séparation, qui tremble, et perce le pantalon d’un officiel quelques cases plus haut, donc ‘avant’ si l’on suit le déroulement temporel. Diverses formules sont imaginées par Samivel, qui joue en arpentant un terrain où tout est à inventer. La narration et les curiosités graphiques qui les incarnent semblent obéir à la seule règle: il n’y a pas de règle. Comme Töpffer jadis, comme Hergé son contemporain, Samivel s’émerveille des possibilités du médium avec lequel il joue, testant avec innocence chacun des potentiels. Car à ce moment, la chape de plomb académique qui oublie le plaisir de la découverte n’est pas encore à l’ordre du jour.

Comment figurer le blanc? La question se pose depuis 1918, lorsque Kasimir Malévitch peint Carré blanc sur fond blanc, premier monochrome de l’histoire de l’art contemporain occidental… si l’on excepte Combat de nègres pendant la nuit, de Paul Bihaud en 1882, et Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige par l’humoriste Alphonse Allais en 1883. Parmi les artistes ‘sérieux’, la veine du monochrome blanc sera explorée par quelques-uns des plus grands noms du siècle, Lucio Fontana, Piero Manzoni et Robert Ryman pour ne citer que les plus connus. En bande dessinée, qui ne se souvient de cet inoubliable triptyque des sommets himalayens dans Tintin au Tibet en 1959, un récit à la neige partout présente? Trente années auparavant, en 1929, Hergé avait déjà abordé la question du monochrome avec Tintin chez les Soviets, n’hésitant pas à proposer une case absolument noire et pourtant narrative. Dans le même récit, il avait tenté une case toute blanche lorsqu’on voit Tintin lentement englouti dans la neige. Décidément, et quoi que l’on puisse penser, les amuseurs de l’illustration et de la bande dessinée font bon ménage avec les philosophes, et les meilleurs des peintres. À méditer.

Samivel est un des rares artistes à magnifier l’aquarelle. Il excelle à y représenter les rochers, la neige, les nuages. Peut-on imaginer un contraste plus grand entre ces états de la matière, le minéral dur, la neige poudreuse et toujours fragile, et la fluidité des nuages qui sont des vapeurs d’eau en transit? Les images de Samivel sont si belles parce qu’avec si peu de moyens, l’artiste valorise le médium, qu’il révèle par les transparences qui émergent du fond blanc, laissant affleurer la lumière par en-dessous. Une lumière pareille à celle des nuages blancs dans le bleu du ciel, qui se déclinent en un nombre incalculable de nuances, bien avant que le numérique n’autorise des millions de variations lumineuses à peine perceptibles par l’oeil.
Chez Samivel, c’est le médium qui génère les matières et les lumières, alors que chez la plupart des imagiers, il y a d’abord des figurations auxquelles le médium se plie en se taisant. Cet abandon à la lumière du papier blanc expliquerait peut-être pourquoi de telles images se passent si bien de la représentation humaine. Un caillou vaut bien un humain, avec l’avantage que grâce à son cœur de pierre, la roche ne pose aucun problème d’ego ou d’affect. En effet, l’humain a trop tendance à s’imposer en toutes choses, ayant été jusqu’à penser qu’il est la mesure de toute chose. Figurer des humains reviendrait à mesurer ce monde hors du temps à l’échelle des hommes. Voilà comment ces images sans importance asticotent notre imagination.

Art, la pièce mythique de Yasmina Reza, est un des plus grands succès du théâtre contemporain. L’argument est simple: la détérioration des relations entre trois amis dont l’un vient d’acquérir un tableau moderne, monochrome, blanc, mais qui coûte une fortune. L’auteure y visite tous les poncifs liés à l’art du temps présent, la représentation, la valeur d’usage, les conventions que nul n’ose remettre en question, la soumission aux discours qui prennent le pas sur les faits, les liens de l’art à l’argent, le snobisme, la cécité qui se vante d’être perspicace, etc. Il est symptomatique que la pièce atteint son apogée lorsque — sous les applaudissements nourris du public, il faut le noter — le monochrome blanc devient… une image, une représentation, enfin. Car un des protagonistes griffonne un petit bonhomme à ski et, sacrilège suprême, le fait avec maladresse pour bien accentuer le contraste et signifier ainsi son mépris: la pièce surfe sur l’autosatisfaction de l’ignorance… et fait un triomphe.
À l’heure du réchauffement climatique qui fait disparaître les glaciers, et la fonte des neiges que l’on croyait éternelles, les récits graphiques de Samivel restent ainsi à redécouvrir. Ses activités prolifiques et tout terrain, écrivain, conférencier, alpiniste confirmé, défenseur actif de la nature via la promotion de parcs nationaux, défenseur de l’environnement avant l’heure, cinéaste, aventurier, occultent l’intérêt de ses récits en images. Il devient nécessaire de les sortir de l’oubli, parce que leur humour tout en légèreté et leur rêverie posent maintes questions, pertinentes, à l’actualité du monde dans lequel nous vivons.
