Frank Pé, réflexions sur le dessin


Frank Pé (né en 1956), qui est connu depuis longtemps pour les séries Broussaille et Zoo, ainsi que pour le récent et prodigieux La Bête, vient de publier Dessine! En introduction, l’auteur fait référence à Comment devient-on créateur de bandes dessinées? Dans cet ouvrage mythique édité en 1969, Jijé, André Franquin et Philippe Vandooren évoquaient leur métier depuis le point de vue du créateur, à la fois dessinateur et scénariste. Frank Pé s’en inspire pour raconter sa propre pratique et la réfléchir, au gré d’observations et de notes que l’on devine accumulées depuis de longues années.

© Frank Pé / Glénat 2024


L’ouvrage se divise en trois approches. La première aborde les spécificités du langage de la bande dessinée, que l’auteur synthétise par ces mots: ‘En BD, de par la narration, le dessin a une fonction très éphémère où le regard glisse sur l’image. Mais une seconde appréciation, plus attentive, peut amener à une lecture plus artistique, durable et exigeante.’ ‘Il faut en somme réussir à passer inaperçu avec une totale efficacité tout en proposant un travail personnel, artistique et abouti.’ Frank Pé examine un à un la vingtaine des ingrédients de ce cocktail, par exemple le découpage, le cadrage, le style graphique, l’académisme, le fond et la forme, le dessin par ordinateur, le reportage et la fiction, les critères… Au-delà de ces généralités, on sent la passion de l’auteur pour les techniques narratives lorsque, en guise d’exemples, il dévoile la petite galerie de ses idoles.

© Frank Pé / Glénat 2024


La seconde approche raconte comment chacun des dessinateurs et dessinatrices choisis par l’auteur développe l’un ou l’autre aspect singulier de la bande dessinée, et comment ces auteurs arrivent à fédérer ces ingrédients épars afin de créer des œuvres inédites et complexes, justes. ‘Composition, anatomie, perspective, d’autres brillants pédagogues du dessin ont largement développé ces sujets, inutile d’y revenir. Mais bien dessiner signifie-t-il qu’il faille satisfaire à toutes les cases de ce chapitre? Certes non! Un dessin, c’est comme une boule à facettes. Chaque style est comme un diamant parmi les mille formes de minéraux aux architectures différentes, et chaque gemme a ses caractéristiques, ses faces visibles et sombres, ses arêtes, ses passages de lumière’. Ainsi donc, loin des formules toutes faites, Frank assume le côté indéfinissable, pluriel, mouvant et inventif du dessin. Il le montre à travers de nombreux exemples choisis dans l’histoire foisonnante de la bande dessinée, avec des auteurs peu connus, des stars incontestables, ou des talents appréciés seulement des amoureux du dessin comme Gus Bofa ou René Follet. Ce que Frank appelle ravissement, du nom de l’émotion qui le submerge.

© Frank Pé / Glénat 2024
© Frank Pé / Glénat 2024


La troisième partie aborde un phénomène où le langage des mots doit avouer son impuissance. Comment dire cet état second que d’aucuns assimilent à de la magie, comme si le dessinateur était possédé par une énergie positive venant il ne sait d’où? Ce moment où le dessinateur ne s’appartient plus et où le dessin semble s’effectuer tout seul. Hallucination, transe, extase, béatitude, état de grâce, comment qualifier ce moment où tout se met en place, à la perfection, comme par miracle? L’amour de Frank Pé pour le dessin exhale à travers chaque mot des presque deux cents pages et images dessinées reprises dans ce livre.

© Frank Pé / Glénat 2024 – Photo Philippe Poirier


Et son émoi se comprend parce qu’il sait qu’un créateur est à l’image d’un fruit goûteux, et qu’il lui faut du temps pour mûrir. Mais Frank sait aussi que la lenteur et le silence se rangent désormais à la poubelle des valeurs sociétales. Ce livre est aussi un plaidoyer pour la culture, comme le montre le choix, la quantité et la diversité des deux cents illustrations qui l’égaient. Le savoir et la culture sont-ils des freins à l’épanouissement des jeunes auteurs, comme tend à l’affirmer un courant de pensée contemporain? Toute pratique actuelle doit-elle se baser sur le culte de la table rase? Certes, si la culture emprisonne et asphyxie nous n’en avons rien à cirer. Si au contraire elle oxygène, pose des questions aux contemporains, éclaire d’un jour décalé, et ouvre des portes inattendues, alors elle devient un plaisir et un outil. L’ouvrage majeur de Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, date de 1882, déjà. Bien comprise, la culture — ou la bande dessinée telle que Frank Pé la pratique — vit, s’entretient, bouillonne et se rénove, et ne s’enferme jamais dans un passé normatif. En bande dessinée, comme en art, le passé reste un présent, comme un cadeau qui augure de l’avenir.

© Frank Pé / Glénat 2024

© Frank Pé / Glénat 2024


Frank Pé est un dessinateur animalier, et aussi un auteur qui réfléchit aux processus créatifs de la bande dessinée. Osons l’hypothèse de la superposition de ce travail réflexif avec les thèmes, les scénarios et le dessin de ses bandes dessinées: le monde des animaux fonctionnerait de manière identique à ce que Frank nomme La boule à facettes. Ici, il s’agit d’un ensemble dessiné par un auteur; là, de l’organisation de la vie à l’état sauvage. En effet, l’ensemble animalier se constitue de millions d’espèces (de facettes) où chacune occupe un créneau spécifique. Toutes ces espèces, aussi différentes soient-elles, ne cessent d’évoluer afin de s’accorder aux modifications de l’environnement qui les abrite, en accord avec le monde végétal, minéral, aquatique, aérien. Les espèces se spécialisent selon les ressources disponibles, et se régulent afin de ne pas déséquilibrer l’ensemble de la chaîne. Prétendre qu’un groupe, ou qu’une facette est supérieure aux autres, et que donc tout lui est dû, relève de l’absurde. C’est pourtant ce qu’affirme le genre humain, notamment vis-à-vis des animaux.

Ce que Frank Pé appelle un bon dessin, la beauté et la grâce, ce plaisir du dessin réussi correspondrait au monde animalier dans sa complexité et tout en harmonie. On comprend mieux alors l’affection de Frank pour le personnage de Noé, imaginé par André Franquin, et l’éloge qu’il en dresse, dessin et scénario confondus. Dans La lumière de Bornéo, Frank Pé et le scénariste Zidrou imaginent un orang-outang devenant un phénomène artistique qui met son œuvre en scène dans une sphère identique à celle de la boule à facettes, vue de l’intérieur! À plusieurs années de distance, la coïncidence ne peut être fortuite. L’animal est-il capable de créer de l’art, ou un quelconque phénomène ressortant de l’esthétique? Peut-il transmettre une énergie créatrice aussi complexe? La lumière de Bornéo scénarise un récit imaginaire à la fois proche et lointain de la réalité quotidienne du dessinateur que Frank Pé décrit dans son livre… une des mille autres facettes qui tournaillent dans la boule et les mains dessinantes de notre auteur.

© Frank Pé / Glénat 2024

Dessine! et tu connaîtras l’univers et les dieux!
Frank Pé, réflexions sur le dessin,
ISBN 978-2-344-06551-8 / 001
Editions Glénat BD
25 euros

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Une réponse à “Frank Pé, réflexions sur le dessin”

  1. Le savoir et la culture ne sont pas des freins mais un accélérateur. Cela a toujours été le cas depuis les grottes, quels que soient les périodes et les instruments et les arts depuis la nuit des temps. Même l’improvisation, la spontanéité la plus débridée, reposent sur ces fondements.

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