Johnny Bekaert: Crédieu!


Johnny Bekaert, né à Courtrai en 1949, et gantois de coeur, est un des plus pointus de nos graphistes actuels. Il est spécialisé dans la création d’ensembles comprenant le logo, la charte graphique et la typographie. En témoigne sa remarquable exposition chez Seed Factory/La Maison de l’Image en 2018, où il a présenté plus de trente polices originales.

Johnny Bekaert, Crédieu!, double page 6-7 © Johnny Bekaert

Ceci relève de l’exploit, quand on sait qu’une police typographique complète, qui comprend les variations dues à la taille, à la graisse, aux versions droites et italiques, aux majuscules et minuscules, aux chiffres, aux signes de ponctuation, aux abréviations et aux caractères spéciaux peut compter jusqu’à… 3500 signes distincts! Chacun d’eux doit assumer sa fonction, particulière, tout en se fondant dans l’ensemble. Aucune approximation n’est tolérée dans la mise au point de chaque détail, parce que la lisibilité se modifie en fonction de la taille du signe, et du support sur lequel il est perçu. Les choix graphiques sont déjà porteurs de sens, bien avant que ne soit compris le contenu des mots. Ainsi, la création d’un seul alphabet, achevé, est probablement l’exercice le plus complexe auquel un graphiste puisse se livrer. Johnny Bekaert excelle en ce domaine. C’est dire la rigueur dont fait preuve notre homme, qui ne peut se permettre la moindre inattention dans cet exercice au long cours.

Johnny Bekaert, Crédieu!, double page 12-13 © Johnny Bekaert

L’auteur doute, comme l’indiquent les premières pages de Och God!, le titre original en néerlandais, qui devient Crédieu! dans l’édition francophone. L’homme-tronc rivé à sa table de travail, armé de crayons et d’un encrier — foin de l’ordinateur — recherche une idée. Son corps de sueur et de chair transite entre la page blanche, plane, et les bulles volumétriques, vides, qui s’échappent de sa tête comme d’un médiocre vin mousseux. Le dessin hésite et titube, le dessinateur se gratte la tête en émettant des scritch-scritch et des scratch-scratch, avant de produire des scraboutchas graphiques aux airs de champignon atomique. La gravité du propos contraste avec le dessin maigre réalisé au feutre le plus frêle, que le dessinateur rehausse au crayon gras afin de lui offrir un peu d’embonpoint. De désespoir, le dessinateur chiffonne sa feuille restée stérile. D’un coup, un son inscrit dans un phylactère douteux l’interpelle.

Johnny Bekaert, Crédieu!, double page 14-15 © Johnny Bekaert

Le dessinateur croit entendre des voix, lui dont le travail consiste à concevoir des signes graphiques, muets, que d’autres traduisent en sons, en mots, en idées. C’est Dieu, ni plus ni moins, qui s’adresse à lui, sous la forme d’un signe typographique qui sait tout, qui voit tout, qui entend tout. S’ensuit un dialogue ponctué d’interrogations et de contradictions quant à la tour de Babel des conflits qui trucident les enfants de Dieu. Jésus-Christ apparaît au second chapitre, sous la forme d’une mouche auréolée, et lui non plus ne peut assumer sereinement tant de crimes commis en son nom, ni le fait que Marie, sa mère, ait été engrossée par l’Esprit Saint déguisé en colombe alors qu’elle avait quinze ans. Puis apparaît une mouche enfantée par un pigeon. Quel bestiaire! On aura tout vu et tout entendu.

Mais peu importe, le graphiste Johnny Bekaert figure le Christ, comme Dieu le Père, sous la forme d’un signe typographique vivant, qui passe du registre visuel au registre verbal. Le troisième chapitre débute par une fiente de pigeon qui tombe sur la feuille du dessinateur. Après l’œil et la mouche, la crotte évoque Dieu. Peut-on tomber plus bas?

Johnny Bekaert, Crédieu!, page 178 © Johnny Bekaert

L’excrément prend du volume au fil de la conversation, et raconte les insanités les plus énormes, plutôt fier de ses actes, ce qui est normal quand on s’appelle Hitler. Le comble est atteint lorsque le tas de caca, le coeur léger, s’élève vers le ciel, comme Marie le jour de son Assomption.

Johnny Bekaert, Crédieu!, double page 268-369 © Johnny Bekaert

Voilà qui ne comble pas d’aise le dessinateur, qui dans la quatrième et avant-dernière partie de l’ouvrage est attaqué par une escadrille de dieux. Ils lui font exploser la tête, dont quelques fragments retombent sur la feuille de dessin. Une toute dernière image, isolée hors chapitre, montre le corps décapité qui recolle ensemble les pièces du puzzle de sa tête éclatée. Ainsi va le destin du créateur graphique, qui à force de se creuser les méninges, nourrit sa création de bouts de lui-même.

L’intérêt de cette histoire tient aussi au fait que Johnny Bekaert se définit d’abord comme graphiste et typographe, dont la rigueur et la discipline sont une des qualités premières. Dans le récit proposé ici, c’est tout le contraire, non seulement quant aux contenus, mais aussi dans la manière de dessiner. A-t-on remarqué que, depuis la première image, la feuille de dessin fait corps avec les tripes du dessinateur? Qui décide, la tête où les tripes? Quelle est leur relation créatrice ou destructrice? D’où vient l’imagination, et l’inspiration? Cette image tremble de partout. Elle est soumise à un séisme, le dessinateur lâchant prise pour une fois, comme en témoignent ses mains tendues vers le ciel ainsi que le font les soldats qui se rendent à l’ennemi. Le typographe a troqué ses crayons pour un tube de colle.

Johnny Bekaert, Crédieu!, double page 282-283 © Johnny Bekaert
Johnny Bekaert, Crédieu!, page 295 © Johnny Bekaert

En post-scriptum, Johnny Bekaert livre quelques pages du making of où l’on assiste aux premières ébauches. Tout d’abord de vagues croquis réalisés dans le désordre, et peu à peu les choses se précisent avec des propositions de cadrage, des textes plus élaborés, les premières tentatives de dessins en vis-à-vis. Séparément, Johnny Bekaert raconte la genèse de cette histoire que l’on ne s’attend pas à trouver sous le crayon d’un maître-typographe: tout part d’un ancien projet pour l’illustration d’une couverture de livre, resté quelque part dans un coin de la tête de l’auteur. De là ont mijoté, pendant des années, bien des idées et des scénarios qui ressassaient les frustrations et les traumatismes du dessinateur quant à la notion de Dieu en général, et de l’église catholique en particulier.

La Belgique entière a été secouée en 2010 par le scandale Vangheluwe, du nom de l’évêque pédophile de Bruges. L’infamie révèle que depuis 1973, le religieux aux positions proches de l’intégrisme abusait de son neveu et d’autres jeunes gamins sans qu’il ne ressente la moindre gêne. De quoi gamberger, en effet, quand cela se passe près de chez vous. Cela étant dit, la conception de chartes graphiques et de typographies laisse des traces quand, par exemple, le travail s’étend sur 300 pages — un récit au long cours comme la création d’un nouvel alphabet graphique — au format… d’un missel destiné à célébrer l’eucharistie.

Tout comme le missel rassemble les prières et les formules rituelles, Johnny Bekaert livre ici un récit pas forcément linéaire, qui ressemble au vol erratique d’une mouche. L’imprimerie choisie pour imprimer ce livre fonctionne à l’énergie solaire, et l’encre est issue de produits végétaux naturels, certifiés biologiques. Ce ne peut être un hasard, cette encre est du plus pur bleu ciel.

Johnny Bekaert, Crédieu!, pages 302-303 © Johnny Bekaert
Johnny Bekaert, Crédieu!, pages 304-305 © Johnny Bekaert

Crédieu!
Johnny Bekaert
Poespa Producties
ISBN 9789464753745
Dépôt légal D/2023/14.650/4
25 + 3 Euros de port
https://www.johnnybekaert.be/poespa-uitgaven-och-god.html
johnnybekaert.be

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