Le titre officiel de l’exposition présentée au Mont-de-Piété de Bruxelles jusqu’au 4 mai prochain s’intitule Enchevêtrement organique. Le photographe Bernard Boccara, protagoniste de l’événement, entend par là que ‘Tout est entremêlé. Nos vies, nos pensées, nos actions, comme nos cheveux que l’on démêle parfois… Nous ne sommes rien parce que nous sommes tout… Impossible de séparer les choses: qu’on le veuille ou non, tout s’entrelace et s’interpénètre pour créer des formes, des liens. Nous-mêmes faisons partie de cet enchevêtrement, tentant de trouver notre place dans ce chaos apparent. Nous en faisons l’expérience, chacun à notre manière, tâchant de créer un équilibre. Mais cet équilibre, fragile et mouvant, reste à réinventer chaque jour. Et c’est là toute la beauté de ce processus’.

Le premier enchevêtrement est celui de la famille Boccara qui expose ici. Catherine Dagnelie, la compagne de Bernard et la mère de Hugo, est bien connue des clients de Artemio Design où elle a longtemps été responsable de l’atelier de création. Après une carrière bien remplie, aujourd’hui elle peint, entremêlant les papiers et les tissus, la broderie, autant que différents types d’objets, les couleurs, les textures et les matières. Comment trouver l’équilibre, le calme et la volupté à partir d’une telle hétérogénéité?
Hugo, le fils, était d’abord jardinier, mais avec le temps il s’est tourné vers la sculpture, et plus précisément la matière tactile des formes et les textures, aboutissant à la création de bijoux, de dessins, et une pratique artistique inspirée du Land Art. Bernard, le père, est photographe: après des études en architecture et en cinéma à Paris, il s’est formé à la photographie à Bruxelles. Séduit par la ville, il y est établi depuis 1985.

Écoutons Bernard Boccara: ‘Photographier une ville, c’est bien plus que capturer ses rues ou ses monuments. C’est tenter d’en saisir l’âme. Qu’est-ce que cela signifie vraiment de faire le portrait photographique d’une ville? Comment traduire en images l’identité d’un lieu aussi complexe, multiple et attachant que Bruxelles? Entre subjectivité assumée et sensibilité artistique, le photographe explique comment, au fil des années, il a pu construire un rapport photographique particulier vis-à-vis de sa ville d’adoption, de sa ville de cœur. À la manière d’un poème visuel, d’une chanson composée avec le temps, ses images racontent Bruxelles par fragments, par émotions, par rencontres. L’ensemble devient une invitation à redécouvrir la ville autrement — à travers l’œil et le cœur d’un photographe’.

Le visuel de présentation de l’expo montre le photographe en balade, étonné de cette sphère brillante derrière la vitre non éclairée d’un magasin de curiosités. Le store vénitien est baissé, et dans la pénombre il strie la sphère de barres horizontales, la dissimulant et la valorisant à la fois. On dirait une pupille géante, avec à l’intérieur une série d’images en abîme. Au centre de l’image, on devine l’œil hypertrophié de l’objectif de l’appareil qui prend la place, le visage et le cerveau du photographe. Quel enchevêtrement, à la fois clair et confus! Beaucoup de la poétique chère à Bernard Boccara se trouve dans cette image: les surprises de la ville, le hasard des rencontres, le spectacle insolite devant lequel des milliers de passants ont déambulé sans le remarquer, sans compter la réactivité et la justesse technique du capteur d’image.


La série intitulée En ville précise le propos. Jamais aucun des personnages ne prend la pose. Le photographe surprend des gens dans l’ordinaire de leur activité. Rien d’extraordinaire ne s’y passe. Même si le sujet photographié ne travaille pas, il n’est jamais seul. Bernard Boccara devient photographe lorsqu’une relation s’installe, même s’il s’agit d’un enfant endormi sur le coin d’une table, ou encore de ce gamin qui partage son cornet de frites avec un adulte sur la place du marché, ou bien de ces passants solitaires qui longent une muraille de briques, sinistre comme l’enceinte d’une prison. Aucune de ces images n’est le fruit d’un effet de mise en scène, mais plutôt une tranche de vie quotidienne transformée en un instant magique.


Quelques photos en couleurs de la série Les Gens retiennent l’attention, comme cette jeune fille qui transporte sa plante d’appartement dans le piétonnier bétonné du centre de Bruxelles, ou ce passant qui descend les escaliers du Mont des Arts. Tout s’enchevêtre et se télescope dans cette image, à commencer par l’étendue ouverte du parc barrée par une balustrade horizontale. La flèche de l’architecture gothique de l’hôtel de ville surgit derrière les constructions héritées quelques siècles plus tard de l’occupation espagnole, et s’oppose au bâtiment des années 1950, avec entre les deux la rigueur d’un parc à la française. La blancheur des constructions en pierre s’oppose aux rouges et verts de la végétation. Mais le brol à la bruxelloise se lit dans l’image de ce monsieur en complet veston gris, qui descend l’escalier portant un sac dans chaque main, une mallette en bandoulière accrochée sur une épaule, et un fragment de buste humain sous l’autre bras. Le spectateur se trouve au cœur du surréalisme quotidien et involontaire, où rien n’est forcé mais simplement constaté.

La réussite d’une telle photo ne tient pas du miracle. Lorsqu’il part à la chasse aux images, Bernard Boccara se tient prêt à saisir la moindre des opportunités. En flânant, l’air de rien, il est constamment sur ses gardes, prêt à dégainer à tout moment, sans deviner ce qu’il aura à se mettre sous la dent. Parfois, il arrive que le temps de porter l’appareil devant l’œil, le flash de l’apparition a disparu. Raté! Dommage, mais la quête continue.

En 1979, Bernard Boccara se trouve au Maroc. Martine Franck, sociologue, photographe et femme de Henri Cartier-Bresson, y réalise un reportage sur les Français de l’étranger. Dans ce cadre, elle travaille avec le père de Bernard qui est médecin à Marrakech, et le suit lors de ses consultations auprès des populations moins aisées. Plus tard, ayant terminé ses études de cinéaste à Paris, Bernard reprend contact avec Madame Franck, et est engagé par Henri Cartier-Bresson pour mettre de l’ordre et organiser la bibliothèque de l’atelier du célèbre photographe — lieu blanc du sol au plafond, et très lumineux. Le vieil homme et le jeune homme sympathisent, au point que Bernard fait pour un temps partie de la famille, notamment en partageant les repas. Les deux hommes parlent de photographie, évidemment. À l’époque, Cartier-Bresson se remet au dessin et raconte que photographe n’est pas un métier, qu’il a eu de la chance en son temps, et que tireur, ça c’est un vrai métier!

Depuis, Bernard Boccara porte un soin particulier aux matériaux constitutifs de la photographie, par exemple le choix des pellicules. Il n’hésite jamais à manipuler le tirage de ses photos en laboratoire, à masquer ou à valoriser certaines zones afin de faire ressortir le détail dans les noirs ou blancs. Il sait aussi qu’une erreur ou une maladresse peuvent mener à une meilleure image en la rendant plus ‘vraie’ et vivante. Même là, il s’agit de rester attentif, comme aussi pour le cadrage original à conserver… tout en sachant qu’une entorse à ce principe peut rendre une photographie plus parlante. Le technicien de la chambre noire sait aussi que le choix du papier des tirages peut galvauder ou exalter le résultat via les nuances de rendu, et finalement le ton communicationnel des différents papiers de support. En un mot, Bernard Boccara ne se contente pas de voir et de déclencher le bon réflexe lorsqu’il travaille sur le vif. Il utilise ensuite le large bagage de ses compétences techniques pour produire une image convaincante à partir de la matière première qui a croisé son regard, par hasard. À partir du savoir et de l’expérience du technicien, le travail en laboratoire devient le jeu d’une nouvelle création.
Aujourd’hui, la question du numérique et des écrans s’invite au débat. Bernard Boccara estime que, de gré ou de force, il faut bien suivre le mouvement. Il reconnaît la facilité du traitement des images en dehors de la chambre noire, même si cela implique une plus grande dépendance de l’industrie et des coûts plus élevés, sans compter le temps passé devant les écrans. Quant au smartphone, on finit toujours par reconnaître la qualité du regard du créateur… car ce n’est pas l’outil qui fait l’œil, même si l’outil conditionne la façon de regarder. Le travail photographique de Bernard Boccara s’établit donc à partir du savoir-faire artisanal augmenté des prouesses des techniques industrielles, et ce double acquis lui permet d’inventer une œuvre hybride, trait d’union entre deux mondes qui s’enrichissent.

Trois événements se lient à cette exposition au même endroit:
— Un concert de la chanteuse SURA, le dimanche 27 avril de 18h30 à 21h.
— La réalisation d’une peinture collective sur tissu animée par Catherine Dagnelie, le jeudi 1er mai de 15 à 17h.
— Faire le portrait photographique d’une ville: Bruxelles en particulier, présentation de sa démarche photographique par Bernard Boccara, le vendredi 2 mai de 18h30 à 21h.
Enchevêtrement organique.
Bernard Boccara, portrait photographique d’une ville: Bruxelles en particulier.
Mont-de-Piété
Rue Saint Ghislain 23, 1000 Bruxelles (quartier des Marolles)
Du 25 avril au 4 mai 2025
Tous les jours de 11 à 18hrs
Fermé le lundi
https://montdepiete.be/blogs/news/expo-enchevetrement-organique
https://www.flickr.com/photos/46707185@N03/albums
4 réponses à “Enchevêtrement organique.Bernard Boccara, portrait photographique d’une ville: Bruxelles en particulier.”
Merci beaucoup pour ce joli texte et sa publication 😉
Mais, c’était avec le plus grand plaisir, celui de pouvoir valoriser un travail qui le mérite 😌
Tout est délicatesse dans son parcours.
Je ne connaissais pas sa relation avec HCB et Martine qui était une de mes amies .
Il n’y a pas de hasard.
Je vais essayer de passer à la Galerie le 1er mai dans la matinée si elle est ouverte
JMV
Il n’y a pas de hasard, en effet. Quant à l’ouverture du premier mai, l’invitation officielle n’évoque pas le premier mai, indiquant seulement la fermeture chaque lundi. Je transmet à Bernard en lui demandant de vérifier. Il vous contactera. 🙂