Regards intemporels: des pharaons à aujourd’hui


L’exposition présentée actuellement par la Fondation Boghossian et la Fondation Gandur pour l’Art ne peut se comprendre sans évoquer Jean Claude Gandur, le collectionneur et mécène qui a rassemblé les objets présentés ici. D’origine française mais naturalisé suisse, il est né en 1949 à Alexandrie, en Égypte, cité fondée par Alexandre le Grand en 331 avant notre ère, et un des plus grands foyers hellénistiques de la Méditerranée, rival d’Athènes. Le rayonnement culturel et l’aura millénaire dont jouit Alexandrie doit beaucoup à sa bibliothèque, la plus importante de l’époque, qui contenait plusieurs dizaines de milliers de rouleaux de papyrus. Elle devient le temple du savoir de son époque.

Vue de la salle dédiée au Mythe de l’oeil de Rê © Photo Silvia Cappellari

Si l’on souhaite mieux cerner la motivation de Jean Claude Gandur quant à la confection d’un tel ensemble, il est pertinent de lire The Hare with Amber Eyes: A Hidden Inheritance (Le Lièvre aux Yeux d’Ambre) du céramiste britannique très réputé Edmund de Waal. Son récit raconte l’histoire de sa famille, les Ephrussi, une dynastie bancaire juive européenne très riche, établie dès le début du 19e siècle. Originaire d’Odessa où elle a bâti sa fortune sur le commerce du blé, elle se fixe ensuite à Paris et à Vienne. L’annexion de l’Autriche par les nazis en 1938 fait disparaître l’histoire de la famille en peu de temps: les biens sont saisis, le palais occupé, la banque rayée du registre du commerce. Viktor Ephrussi, le dernier maître de la demeure, quitte Vienne avec deux valises.

Netsuke, Lièvre en ivoire aux yeux d’ambre, Japon, 1,5x2cm environ, 18e siècle © Collection Edmund de Waal / Jewish Museum Vienna

Anna, une servante loyale, a toutefois pris le risque de dissimuler dans un matelas — qui sera récupéré — 264 netsukes. Ces sculptures miniatures originaires du Japon, et dont les plus anciennes remontent au 17e siècle, sont utilisées comme attaches sur les kimonos masculins, qui ne contiennent pas de poches. On y fixe des petites bourses contenant de menus objets destinés aux usages quotidiens. Cette collection fut alors transmise de génération en génération, cinq à partir du fondateur de la dynastie, et en prenant souvent des voies tortueuses, jusqu’à ce qu’elle entre en possession de Edmund de Waal. C’est cette quête digne d’une intrigue policière s’étalant sur plusieurs siècles et en bien des lieux sur divers continents que raconte Edmund de Waal. Parmi ces netsukes, un minuscule lièvre en ivoire aux yeux d’ambre donne son nom au livre.

Tête du bélier d’Amon, 8e/5e siècle avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Thierry Ollivier

Il faut entendre Jean Claude Gandur lorsqu’il présente la pièce la plus importante de sa collection à ses yeux, une tête du bélier d’Amon du 8e/5e siècle avant notre ère. L’homme s’extasie, s’émeut, on sent qu’il y a là-derrière bien plus qu’un objet. C’est plutôt un réservoir d’affect. Ce petit objet serait-il son lièvre aux yeux d’ambre à lui? Le parallèle entre les deux dynasties est saisissant: la famille maternelle de Jean Claude Gandur, les Bokhanoff, possédait les docks d’Odessa, mais a dû fuir la révolution russe. Ils se réfugient en Turquie, pour gagner ensuite l’Égypte lorsque Atatürk prend le pouvoir au premier tiers du 20e siècle. Si le pays des pharaons les accueille pendant quelques dizaines d’années, Nasser les chasse. La famille paternelle, qui a créé entre autres le Musée d’archéologie d’Alexandrie, était établie en Égypte depuis le début du 19e siècle. Elle a dû définitivement plier bagage en 1961. Le gamin a alors douze ans, ayant toutefois eu le temps de contempler les pyramides et visiter plusieurs nécropoles, dont Saqqarah. Depuis son plus jeune âge, ce passionné d’histoire lit et s’instruit sur les civilisations grecque et romaine, explore les passerelles entre religions et vit dans un environnement favorable à la diversité culturelle.

Tête du bélier d’Amon, 8e/5e siècle avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo x

En quoi réside le pouvoir de fascination pour cette tête de bélier, un objet qui tient dans la paume de la main? Sa destination et la signification se réduisent à des hypothèses. Une mortaise creusée dans l’épaisseur du cou indique qu’il faisait partie d’un ensemble. On ignore lequel, tant les possibilités sont multiples, ce qui ouvre les portes de l’imagination. Connaissant le rapport particulier que l’ancienne Égypte entretient avec les symboles, les animaux et les incarnations des dieux, la piste des mythologies semble la plus probable. Il peut paraître surprenant qu’un herbivore de taille modeste ait une si grande prérogative, mais c’est peut-être justement le fort contraste qui existe entre cet animal si paisible en temps normal et parfois capable de se lancer dans des joutes d’une extrême violence qui fascine les humains. Le bélier matérialise la fertilité, les forces toujours renaissantes de la nature. Ses cornes, en forme de spirale, sont également un élément symbolique très puissant que l’on retrouve sur les casques, les armes de butoir — dont le bélier de siège — à la proue de certains bateaux, et comme motif dans l’architecture. Dans la mythologie grecque, le bélier est également un symbole important dont le mythe de la Toison d’or n’est que l’un des nombreux aspects. Dans l’Ancien Testament et le Coran, le bélier est cité comme animal de sacrifice, associé à l’offrande d’Abraham/Ibrahim.

Tête du bélier d’Amon, 8e/5e siècle avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Thierry Ollivier

Matériellement, il s’agit d’un objet hybride, sculpté de bois, qui s’enrichit de métal pour les cornes et les oreilles, de pierres noires et blanches pour les yeux. Ces yeux de pierre nous fixent, grands ouverts mais immobiles pour l’éternité. Et si la fascination pour cet objet tenait en ce contraste de la présence simultanée de la mort et de la vie? La chaleur du vivant affleure dans les veines du bois comme les veines irriguent la chaleur sous notre peau, avec des rides et des plis, des matières et des textures nettement différenciées. D’autre part, ce visage animal au regard humain s’articule autour de courbes, douces, à l’inverse de l’art antique égyptien qui privilégie la ligne droite héritée des nécessités d’une civilisation agraire. Les pyramides, bâtiments emblématiques, l’affirment.

Vue de la salle dédiée aux Regards Célèbres © Silvia Cappellari
Vignette d’une peinture murale représentant la dame Tjépou, 3e quart du 2e millénaire avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Grégory Maillot

Dans la mythologie de l’Égypte ancienne, Rê est le dieu créateur de l’univers et donc la divinité la plus importante. Après avoir créé la Terre, l’univers et le cosmos, Rê fut tellement ému par la beauté de ses créations qu’il versa une larme sur la Terre: c’est de cet océan que naquit l’humanité. Le regard semble être l’outil de communication privilégié par les humains depuis leur apparition: en Égypte ancienne l’œil de Rê personnifie la force violente du dieu Soleil, à l’origine de la vie, de la lumière et de la chaleur. Il est aussi le père et le roi de tous les dieux. Il accueille les Égyptiens les plus vertueux dans les cieux. Il figure en grand nombre dans les tombes des pharaons puisque, selon les traditions égyptiennes, Rê les attend dans l’au-delà pour qu’ils puissent régner à ses côtés pour l’éternité.

Couverture de momie, 4e-3e quart du Ier millénaire avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Thierry Ollivier

Horus est originaire de la préhistoire africaine, et l’une des plus anciennes divinités égyptiennes. Il est présent dès le quatrième millénaire avant notre ère, il y a plus de six mille ans, et se représente sous la forme d’un humain à la tête de faucon. Son œil gauche, ou Œil Oudjat, est un symbole associé aux offrandes funéraires, à la Lune et à ses phases. Selon le mythe, Horus, fils d’Isis et d’Osiris, aurait perdu un œil dans le combat mené contre son oncle Seth pour venger l’assassinat de son père. Au cours du combat, Seth arracha l’œil gauche de Horus, qui devint l’astre nocturne disparaissant et réapparaissant dans le ciel chaque nuit. Sans cesse régénérée, la Lune garantit ainsi la renaissance pour tous les défunts égyptiens.

Buste de Ramsès II, 2e moitié du 2e millénaire avant notre ère © Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Thierry Ollivier

La mort est un sujet qu’aucun humain ne peut éviter. Elle est l’élément central qui obsède les Égyptiens de l’Antiquité. Toutefois, la mort serait-elle inéluctable et définitive lorsqu’on observe que le soleil disparaît à l’horizon chaque jour, qu’il retourne à la terre où il meurt jusqu’à sa résurrection le lendemain matin? Chaque année, avec l’hiver la nature semble perdre son énergie avant de renaître au printemps qui suit. Ainsi, la vie des humains sur Terre ne serait qu’un prélude à la vie éternelle, à condition de préserver l’enveloppe corporelle — d’où les techniques d’embaumement — d’une part, et d’autre part réussir l’épreuve de la pesée de l’âme. Les rites funéraires des pharaons ne visent qu’à garantir cette vie éternelle auprès des dieux, que ce soit au moyen de la sculpture immobile issue du matériau le plus solide, la peinture aux pigments de premier choix, l’architecture réputée indestructible et qui, aujourd’hui encore, reste dépositaire de tant d’énigmes.

La Fondation Gandur a pour mission de connecter le passé et le présent, ainsi que d’œuvrer au rapprochement des cultures. Elle ne peut donc se limiter à collectionner les chefs d’œuvre du passé. C’est pourquoi l’art contemporain — venu d’Afrique surtout, le continent de prédilection de Jean Claude Gandur — s’invite généreusement à cette exposition. Parmi la quarantaine d’œuvres exposées, trois semblent représentatives de l’ensemble.

Nyaba Leon Ouedraogo, Germaine Acogny à l’embouchure de Saint-Louis, 2022 © Nyaba Leon Ouedraogo et Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Lucas Olivet

Nyaba Leon Ouedraogo, né au Burkina Faso, met en scène les rites du fleuve autour de la déesse nommée Mame Coumba Bang à travers sa série photographique. On dit que l’Égypte est le don du Nil, et Saint-Louis le don du fleuve du même nom. Au Sénégal, les pêcheurs de Guet Ndar — Ndar signifie Saint-Louis en langue wolof — sont en dialogue quotidien avec la déesse sirène. Les images de l’artiste mettent en scène des offrandes de lait caillé dans des calebasses, des récipients naturels, ainsi que des filets et objets des pêcheurs dont les formes sont tout juste reconnaissables. Nyaba Leon Ouedraogo cherche les signes de survivance de la déesse dans les gestes et les formes des Saint-Louisiennes et des Saint-Louisiens.

Gonçalo Mabunda, Sans titre (série Masques), 2016 © Gonçalo Mabunda et Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Lucas Olivet

Gonçalo Mabunda s’inspire des masques africains traditionnels, en tissant des liens entre leurs héritages formels et l’histoire contemporaine. Une histoire qui est loin d’être drôle pour maintes populations locales, avec son lot quasi incessant de conflits armés, notamment au Mozambique d’où l’artiste est originaire. Gonçalo Mabunda utilise ces vecteurs de mort usagés, ces bijoux de technologie contemporaine que sont des douilles, des roquettes, des débris divers d’armes de guerre, et les recycle en matériaux artistiques, en portraits humains, en leur offrant un nouveau sens, bien plus positif. Mort et vie s’entremêlent, comme en Égypte antique, quoi que sur un autre mode.

Ghizlane Sahli, La Plume, le papier et le parfum, 2025 © Ghizlane Sahli et Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Silvia Cappellari
Ghizlane Sahli, La Plume, le papier et le parfum, détail, 2025 © Ghizlane Sahli et Fondation Gandur pour l’Art, Genève. Photo Silvia Cappellari

Le Nil relie l’intérieur des terres d’Afrique de l’Est à la mer Méditerranée, étant un vecteur de rencontres entre des mondes et des cultures qui se côtoient depuis des milliers d’années. À l’ouest du continent, l’artiste marocaine Ghizlane Sahli propose ici La Plume, le papier et le parfum, l’œuvre in situ qui accueille le visiteur dès son arrivée à la Fondation Boghossian. Cette installation suspendue se compose de fils de laine colorés desquels émergent des déchets plastiques assemblés en des formes rappelant des racines, des fleurs de lotus, des papyrus et des roseaux. Ces fils de laine sont recouverts de fils de soie aux couleurs vertes et ocres en référence au fleuve. La fleur sacrée du lotus s’ouvre la nuit et se ferme la journée, et nous embaume de son parfum de fleur de l’au-delà; le papyrus et ses vertus cicatrisantes rappelle son usage quotidien, notamment pour les parchemins et les vêtements; enfin il y a le roseau, dont la pointe, le calame, une fois taillée, permet d’écrire à l’encre.

Mais l’œuvre cousue de fil d’or laisse entrevoir ici et là des morceaux de bouteilles en plastique usagées. Car le Nil est aujourd’hui assujetti à deux réalités contradictoires: celle de son impressionnante et grandiloquente histoire, avec ses dimensions imposantes et sa grandeur avérée, et celle de son présent brûlant, avec la salinisation de ses eaux, tous les déchets qui le dégradent et son flux pris entre deux barrages, et la natalité qui explose en engendrant une pollution que l’on ne peut maîtriser.

Couverture du catalogue © Fondation Gandur pour l’Art / Boghossian

L’exposition peut se remémorer chez soi, grâce au catalogue édité pour l’occasion. Chaque objet exposé y est reproduit en couleurs, avec une série de textes introductifs en trois langues et des commentaires pour chacun d’entre eux. Il faut souligner la qualité de cet épais volume, mis en page et imprimé avec soin sur un beau papier, avec des photographies de qualité impeccablement reproduites. Nous savons que La Fondation Gandur pour l’art et la Fondation Boghossian ne font pas les choses à moitié. Nous leur en sommes gré.

Regards intemporels: des pharaons à aujourd’hui
Villa Empain — Fondation Boghossian
Avenue Franklin Roosevelt, 67 – 1050 Bruxelles
Du 10 avril au 7 septembre 2025
De mardi à dimanche, de 11 à 18 heures
https://villaempain.com

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3 réponses à “Regards intemporels: des pharaons à aujourd’hui”

  1. Ça me donne envie de retourner au Egizio Muséologies de Torino, c’est sur mon chemin! Mais la priorité ce sera le Castello Rivoli, Centre d’Art Contemporain. La boucle est bouclée!

  2. J’ai déjà vu cette expo mais suite à tes commentaires judicieux qui disent tellement de choses idoines j’y retournerai. (Tu pourrais commencer !une nouvelle carrière, avec 50 ans de moins…) Outre les expos de grande classe, on perçoit bien l’ambiance du lieu, subjuguant, avec ces pièces sobres et lumineuses, les proportions et dispositions des pièces dégageant une ambiance unique, chaleureuse, intime presque. Vibrante mais pas encombrante ni oppressante comme dans les immenses musées.. Dommage qu’on ne puisse pas plonger dans la piscine!

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