Bon anniversaire, Peanuts


Il y a 75 ans, le 2 octobre 1950, un nouveau strip quotidien faisait son apparition dans sept journaux nationaux américains. Peanuts est né. La série se poursuivra avec un succès mondial jusqu’à ce que son auteur, Charles M. Schulz, la clôture au début de l’an 2000. Schulz dessine son premier récit en quatre cases, montrant un gamin qui les traverse. L’action se déroule de gauche à droite, avec peu de distance en profondeur et le décor réduit au minimum. Le dessin, pas virtuose pour un sou, trace des visages en forme de bulle, avec des yeux et un nez semblables, la seule différence notoire résidant dans la coiffure. Quant au gag, l’ami de Charlie Brown le regarde passer en parlant de lui d’abord de manière amicale, et déclare qu’il le hait dès que Charlie a quitté la scène. Le ton est donné: la matière première de la série sera les relations humaines, de quoi animer 17.897 gags pendant un demi-siècle, en effet.

© Peanuts Worldwide

Les débuts n’ont pas été un long fleuve tranquille. Après avoir exigé l’abandon du titre Li’l Folks pour des raisons de copyright, United Features Syndicate — l’éditeur tout-puissant qui détient l’exclusivité des circuits de diffusion et la gestion des droits d’auteur — a imposé Peanuts, estimant que ce titre correspondait mieux à la série. De son côté, Charles Schulz trouvait l’appellation dévalorisante puisque le terme ‘peanuts’ — cacahuètes — est utilisé pour caractériser des choses insignifiantes. Charles Schulz a détesté ce titre toute sa vie, son irritation étant telle qu’il évitait de le citer. Le dessinateur aurait préféré Good Ol’ Charlie BrownCe cher vieux Charlie Brown — qui lui semblait être une bonne formule de remplacement car bien plus juste, chaleureuse, positive et respectueuse. Mais rien n’y a fait, malgré ses suggestions de changement répétées, UFS n’a jamais reconnu l’investissement émotionnel de Charles Schulz dans la série. N’a-t-il pas donné le diminutif affectueux de son propre prénom au personnage principal, et ne sollicitant jamais le moindre coup de main de qui que ce soit?

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Peanuts, avec ses vedettes Snoopy, Charlie Brown, Lucy et tous les autres, est certainement l’une des séries les plus reconnues de l’histoire mondiale des Comics. L’oeuvre s’étend, à quelques jours près et sans interruption, sur cinquante années, dans 2.600 journaux dans 75 pays, pour plus de 350 millions de lecteurs quotidiens! L’apogée est atteinte en 1969 lorsque les média du monde entier transmettent en direct les premiers pas des astronautes américains sur la lune à partir de leur capsule baptisée Charlie Brown, et leur module lunaire Snoopy.

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Aujourd’hui, Peanuts est diffusé en ligne et dans des milliers de journaux imprimés à travers le monde. Il est présent dans des émissions spéciales classiques et de nouvelles séries en streaming, ainsi que dans des applications mobiles, des productions théâtrales, de longs métrages et des centaines de livres. Peanuts a inspiré des attractions de parcs de loisirs, des projets d’art public, et toutes sortes de produits de consommation, depuis les pyjamas jusqu’aux machines à pop-corn.

Un tel succès ne peut se comprendre que par l’application à la fois rigoureuse et inventive des lois du marketing, l’oeuvre de Schulz figurant un exemple particulièrement réussi d’un produit en voie d’industrialisation, de mondialisation, au même titre que Coca-Cola ou McDonald’s. Ce paradoxe est étonnant lorsqu’on sait que l’artiste a oeuvré toute sa vie en solitaire, sans jamais se faire aider ni déléguer la moindre idée ou le moindre croquis. ‘Je n’ai jamais dessiné quelque chose, jamais donné d’importance à un personnage en pensant que cela favoriserait le merchandising. Ce sont deux domaines qui n’interfèrent pas’.

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Schulz n’en fait aucun mystère, les contenus se teintent d’émotions autobiographiques puisées dans l’enfance, l’exclusion du monde des adultes, la constance de l’échec — il sait qu’en Amérique il y a plus de perdants que de gagnants. Dans un monde relationnel hostile qui multiplie les occasions de déconvenues, la série traite les petites névroses comme si c’étaient de grandes questions métaphysiques. L’auteur imagine un chien philosophe hédoniste, mais obnubilé par ses désirs immédiats. Il recourt à la psychologie, quand elle se fait l’écho de ce bon vieux docteur Spock. Il utilise un joli brin de sociologie dans les relations entre les pairs, et une louche d’anthropologie avec les contrariétés de l’âme humaine si bien décrites par Freud dans Malaise dans la civilisation. Schulz joue à merveille de l’interférence entre ces niveaux, à la manière dont Schroeder joue sur 12 octaves alors que son piano-jouet n’en autorise qu’une seule. La série baigne encore dans l’aspiration au bonheur, parfois pathétique, avec un but ultime, si simple sur papier: aimer, être aimé. Pour terminer, il faut citer ces définitions admirables qui valent tout un livre: ‘Le bonheur n’est pas très amusant’ et ‘Le bonheur est un petit chien chaudement blotti dans vos bras’.

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Schulz construit progressivement un dispositif où les rôles sont variables, par exemple Snoopy marionnettiste, ou goinfre, philosophe, as de la première guerre mondiale, écrivain, patineur, légionnaire, avocat, étudiant, chef scout, etc. L’imagination s’applique aux personnages, aux objets, aux lieux, au temps, permettant toutes les métamorphoses. Schulz est probablement le seul dessinateur à avoir accordé des sentiments à un mur de briques ou à inventer un arbre mangeur de cerfs-volants… On apprend ainsi — sans jamais le voir — que la niche de Snoopy s’étend sur plusieurs niveaux, et qu’elle contenait une table de billard, et une piscine, et qu’elle était riche d’un authentique Van Gogh accroché à ses murs. Cette fantaisie s’accommode cependant fort bien de références à la Culture, Peanuts étant sans doute la seule bande dessinée populaire où l’on évoque Orson Welles, Beethoven, la Bible, et Tolstoï, entre autres.

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Un autre dispositif joue de l’imagination purement graphique, Schulz déclinant sur le monde visuel des perceptions relevant d’un autre ordre, transformant par exemple une portée musicale en hamac, en cage pour Woodstock, etc. Les déclinaisons en surprises toujours renouvelées font d’ailleurs que souvent un gag constitue une variation imprévisible sur un thème plus ancien. Les dispositifs incluent encore le non-dit et les questions contenues dans les réponses, avec de nombreuses images silencieuses qui jouent d’une communication non verbale, pourtant plus ‘parlante’ qu’une émotion traduite en mots. Il faut citer encore le procédé de la voix off qui permet la présence virtuelle d’un personnage absent de la vignette. Ces dispositifs visent au même but: distribuer des indices, rien que des indices, afin de titiller l’imagination du lecteur qui prend ainsi une part active et s’implique dans la vie de la petite bande.

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Il faut rendre hommage au métier de Schulz, à son savoir-faire artisanal par lequel une image dessinée au format 20x20cm environ reste parfaitement lisible en tout petit, ou au contraire en format géant. Cette variabilité possible de la taille est une des données incluses dès le départ. Dès la conception sur la planche à dessin, le dessinateur prend en compte les futures questions d’impression, sur le meilleur ou le pire des papiers, ce paramètre étant primordial pour des images destinées à être imprimées partout dans le monde, sur des qualités de papier fort différentes, ou sur des écrans de toutes les grandeurs. De même la variabilité du nombre de cases, quand un gag peut se comprendre à partir des deux seules dernières images, ou les cinq dernières, ou l’entièreté de la planche du dimanche qui en compte neuf ou douze. Enfin, la diversité des montages fait que le récit ne souffre en aucune façon de la disposition des vignettes en longueur, en carré ou en hauteur.

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Tout ce qui précède serait de peu si la série Peanuts n’était ancrée dans une expérience intime mais partagée par chacun d’entre nous. Il est frappant de voir comment tous les personnages se ressemblent, avec le même nez, les mêmes yeux, la même bouche. Seuls les vêtements les distinguent, et plus encore la chevelure. Les histoires de cheveux hantent notre histoire comme autant d’écheveaux à démêler, qu’il s’agisse de Samson, des gorgones, des tonsures, des tondues, du voile, de la houppette de Tintin, du fil d’Ariane, qu’il s’agisse de couper les cheveux en quatre, se crêper le chignon, d’une histoire tirée par les cheveux, de la catastrophe évitée d’un cheveu, du cheveu sur la soupe à moins qu’il ne soit sur la langue, ou le poil dans la main…

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L’histoire se corse lorsque l’on apprend que le père du dessinateur était coiffeur, et que son ascendance allemande place le Struwwelpeter de Hoffman (Crasse-tignasse en français) au sommet de sa mythologie familiale. Schulz raconte: ‘Il est aussi difficile d’en parler que s’il s’agissait d’un poème. Regardez les cheveux de Linus. Vous voyez, chaque brin est parfait. S’il était trop brillant, ou autre, il n’aurait pas cette belle qualité. Regardez les cheveux de Peppermint Patty. Vous voyez, les lignes, ce sont de bonnes lignes. C’est tout ce dont il est question’. Schulz fond ensemble l’idée d’image (de reproduction) avec celle du dessin (production de lignes), puisqu’il s’agit d’une seule et même chose, du même trait, de la même plume, de la même encre sur du papier, de la même main qui trace.

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Pour s’en convaincre il faut revenir sur les premiers dessins, comme cette tête de Charlie Brown en 1950, toute ronde, chauve comme un oeuf à l’intérieur duquel les cheveux n’apparaissent qu’en germe. Il faudra des années pour que cet embryon grandisse, explose parfois sur la tête des petits personnages. Car ce tracé-image contamine la totalité des vignettes, devient brin d’herbe, texte, pluie… Dessiner chaque ligne comme si l’on dessinait un cheveu, celle-ci douce comme un cheveu d’ange, cette autre drue comme un poil mal rasé, une autre enjouée, lisse, ou sèche, comme s’il s’agissait de tignasse, de toison, de tresses, de botte de foin, de brosse, de touffe, de tissage ou de sac de noeuds.

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Car avec Charles M. Schulz, il s’agit le plus souvent d’embrouilles, ces noeuds de la vie dans lesquels nous nous débattons tous. La fascination pour Peanuts vient de là, de cette adéquation invisible mais bien réelle et indicible entre les contenus et le dessin, comme si les mots et les scénarios ne pouvaient germer que de ce tracé si particulier. C’est la marque des plus grands auteurs, et des plus grands seulement.

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Bon anniversaire, Peanuts
https://www.peanuts.com/about-peanuts
https://www.peanuts.com/about/snoopy


2 réponses à “Bon anniversaire, Peanuts”

  1. Les Peanuts sont délicieux et originaux pour trois raisons évidentes.

    1/ Il est stupéfiant de voir une série U.S. où il n’y a pas de mégalopoles, de gratte-ciels monstrueux, des grosses bagnoles, ni de pube, un monde discret donc. Presque modeste! Cela dans le pays de la démesure et des excès ! Là où tout doit être BIG! Or ce l’est pourtant mais comme enfoui dans ces boites à fausses boules de neige de Noël ou le spectacle est permanent et poétique, sans violence, feutré et si doux dans un pays si violent pourtant!

    2/ Le maximum d’effet avec le minimum de moyens: small is beautiful. On n’ y trouve pas de grands décors écrasants, pas d’emphase, pas de technologies envahissantes et opprimantes, mais un univers pourtant chaleureux, truculent, sensible, dense, et potentiellement riche d’analyses sociologiques et politiques, mais sans aigreur et même tout en douceur : Schultz ou la sobriété heureuse en Amérique, faut le faire!

    3/ Osons même un parallèle avec Jean de la Fontaine car presque toutes ses fables sont dans les tribulations de cette joyeuse ribambelle! En une surprenante version U.S., certes, mais c’est cette convergence qui est délicieuse car la nature des enfants est celle des adultes qu’ils seront…Mais en fait ils ne changèrent pas, la belle affaire! Et voilà pourquoi le charme restera intact…

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