Drawing Room


Le point commun entre les treize dessinateurs présentés actuellement aux cimaises de la Fondation Folon est l’amitié partagée avec l’artiste belge. Cependant, il est toujours difficile de rendre compte d’une exposition réunissant plusieurs auteurs autour d’un thème aussi vaste, tout en sachant que c’est ce qui fait sa richesse.

Drawing Room, vue d’ensemble © Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

En Occident, les années suivant la Seconde Guerre mondiale représentent un superbe âge d’or du dessin, qu’il soit publié dans la presse, en monographies spécialisées, en livres ou en publications thématiques. Sont exposés ici quelques-uns de ces auteurs, parmi les meilleurs des centaines de dessinateurs présents dans des milliers de journaux, revues ou éditions spécialisées. Par ordre chronologique citons Savignac, Saul Steinberg, Chaval, André François, Ronald Searle, Guy Bara, Bosc, Pierre Alechinsky, Milton Glaser, Bob Blechman, Jean-Jacques Sempé, Roland Topor. Tous, Savignac mis à part parce que né en 1907, voient le jour dans l’entre-deux guerres, Folon (né en 1934) et Topor (né en 1938) étant les cadets. Ces créateurs atteignent donc leur maturité artistique dans les décennies qui suivent 1950. Cette exposition devient ainsi le portrait d’un moment historique.

Guy Bara © Guy Bara et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty
Chaval © Chaval et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

On ne dira jamais assez l’importance de la presse écrite lue chaque jour dans des millions de foyers à cette époque, au point qu’elle occupait une position de monopole de fait, avant que la télévision ne s’impose à son tour sur le marché des médias. En conséquence de quoi ces auteurs acquièrent le statut de stars, avec le mystère, la légende, les avantages, la notoriété et les contingences que cela implique. Le dessin d’humour est accueilli les bras ouverts dans les imprimés parce que la lecture des informations est ainsi ponctuée d’oasis de détente. Le lecteur en redemande.

Saul Steinberg, sans titre et sans date © The Saul Steinberg Fondation / Sabam Brussels 2025

Chacun de ces auteurs possède son petit monde, et le moins que l’on puisse dire est qu’un œil à peine averti ne doit pas craindre de les confondre. Étant donné leur nombre, Luc Terios choisit de n’évoquer que les moins connus du grand public. Ainsi Saul Steinberg: si l’artiste vivait dans la discrétion médiatique, les professionnels le reconnaissent comme étant l’initiateur d’un nouvel état d’esprit. Voici ce qu’en a écrit Folon (l’exposition a la bonne idée de présenter ces textes où Folon évoque ses camarades): ‘Lorsque le Chinois s’arrête de dessiner des lettres, il écrit un paysage. Et de même que le Chinois est une calligraphe-né, Steinberg, qui est le contraire d’un Chinois, est un écrivain-né. Lorsqu’il s’arrête de dessiner mentalement un livre de voyages, il rentre à New-York, et écrit une ville. Un beau matin, en regardant les dessins de Steinberg, je suis parti à la recherche d’une ville. Cela a donné un film. Et s’il n’a pas semblé utile d’y ajouter un commentaire, c’est parce qu’une image vaut dix mille mots. Et Steinberg nous montre dix mille images…’.

Saul Steinberg, sans titre et sans date © The Saul Steinberg Fondation / Sabam Brussels 2025

Le plus petit des dessins de Steinberg exposés ici devrait se regarder la tête en bas. On y verrait alors l’autoportrait du dessinateur qui signe de son nom. Steinberg écrit son dessin, il dessine ses mots. Rien ne distingue l’un de l’autre. Voilà qui est contre-intuitif dans notre culture qui, depuis des millénaires, fait tout pour bien séparer les genres afin de rendre le monde plus clair. Dessiner et écrire procéderaient-ils d’une même source? Les cercles de pierre au fond des cavernes préhistoriques sont-ils déjà une écriture?

Regarder à l’envers ce dessin de Steinberg montre une spirale qui se défait et enfante des milliers de boucles inventées au fur et à mesure qu’elles se déroulent. Le même y est toujours différent. Un tel dessin provoque le même plaisir que le patinage sur glace, dans la durée et l’invention infinie des figures qui s’improvisent en glissades sur le papier. Comme la trace du patineur, le tracé de Steinberg ressemble à un fil, souple, indifférent à son objet, sans la moindre allusion expressive, ni le moindre exploit virtuose. ‘Ce que je dessine c’est le dessin’, disait-il. Toutes les figures du monde s’inscrivent dans All in Line, le titre de son premier recueil en 1945. Folon l’exprime d’une autre manière: ‘Je crois qu’il suffit de dessiner une ligne noire sur du papier blanc. Il y a dans cette ligne tout ce que vous avez accepté et tout ce que vous avez refusé.’

R.O. Blechman, ensemble © R.O. Blechman et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

Le moins connu des amis de Folon présentés aux cimaises est sans conteste Bob Blechman, bientôt centenaire puisqu’il est né en 1930. Aux États-Unis, la réputation de Blechman est immense, tant la palette de ses inventions graphiques tout-terrain a marqué les esprits, avec des illustrations, des livres, des animations, des créations publicitaires pour les plus grandes parmi les multinationales. Graphiquement, Blechman est tout aussi diversifié, partageant le même type de dessin tremblé et faussement maladroit que son contemporain anglais Quentin Blake. L’affiche réalisée pour sa rétrospective au Museum Mile en 1981 est un chef-d’œuvre de discontinuité la plus débridée, mais formant un tout parfaitement cohérent et lisible: un même bonhomme est construit des signes graphiques les plus hétéroclites, une tache abstraite d’aquarelle, un fragment de collage photographique en noir et blanc, un dessin en couleur, un bout de portée musicale, et ainsi de suite. Blechman est aussi l’auteur de nombreuses couvertures pour The New Yorker, et de collages où le composite et le disparate règnent en maître. Soulignons sa vision toute particulière du film d’animation commerciale dont l’absurde est l’ingrédient principal. Parmi eux, certains vantent des produits de grande consommation, dans une approche efficace, mais prompte à faire s’étrangler nos modernes — calibrés et ennuyeux — gestionnaires du marketing publicitaire. Quelques titres de recueils de ses travaux éclairent la manière dont il aborde le dessin: Talking Lines, Behind the Lines, Letters to a young illustrator.

Milton Glaser, ensemble © The Milton Glaser Design Study Center and Archives et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

Milton Glaser (1929-2020) est souvent considéré comme un dieu par les professionnels du graphisme, même si le grand public ignore son nom, mais pas ses images cultes. Avec Seymour Chwast, il crée le mythique Push Pin Studios de New York, qui prend le contrepied du graphisme à la sauce suisse qui dominait cette époque. De Milton Glaser, le monde entier connaît le portrait en noir et en couleurs de Bob Dylan, en 1967, et le fantastique logo I ♥ NY, en 1977. Celui-ci n’a pas pris une ride en près de cinquante ans. Ici encore, Folon en parle de manière admirable: ‘La première fois que j’ai vu Milton, nous avions rendez-vous dans la jungle. Alors, j’ai pris le métro à Paris. Ensuite, un autobus m’a conduit à l’avion. En arrivant, il a fallu louer une pirogue. Lorsque j’ai descendu le fleuve, toute la beauté de la terre m’est apparue. Comme si le monde n’était qu’un immense dessin de Milton Glaser. Les longues plantes vertes s’inclinaient sous le poids des oiseaux. Mais une chose me semblait étrange. D’où venait l’éblouissante lumière qui entourait les choses?’ … ‘Milton ne dit rien et commença à dessiner. Sur sa feuille apparut un soleil aux rayons éclatants. Ce soleil qu’on trouve toujours dans ses images. Je cherchai dans le ciel où était son modèle. Mais il n’y avait pas de soleil ce jour-là. La lumière éblouissante qui m’avait intriguée dans la pirogue, elle venait de la feuille elle-même. Et je compris tout à coup d’où venait le soleil. C’est Milton qui le portait en lui.’

André François, ensemble © André François et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

Enfin, il faut rendre hommage à André François, lui aussi ignoré du grand public mais dont le travail n’a pas échappé au regard de Folon. L’œuvre exposée et intitulée Grouillement de la Pensée rend compte de manière exemplaire de la démarche créatrice de l’auteur. L’image représente une forme vaguement humaine, couchée sur un rocher, pensive face à l’océan. Il s’agit d’une sirène, André François ayant beaucoup rêvé à cette figure hybride. La tête de la femme-poisson est figurée par un galet comme on en trouve des milliers sur la plage. Le caillou légèrement érodé se teinte de sombre à l’endroit du cerveau, car la corrosion a transformé les méninges en îles, en nuages, en galaxies. Quelques trous dans le ciel — négatifs des rondeurs du galet — se métamorphosent en étoiles ou en planètes. Le vol de quelques goélands dans le ciel rappelle les vers marins qui sortent de leurs cavernes de sable pour s’ébrouer sur le rocher, près de la sirène. André François conçoit ici une image élémentaire, où rien ne se passe, tout en touchant au petit et à l’infiniment grand, à la rêverie, au couplage du plaisir d’être là et de la philosophie. Ici encore, Folon l’énonce de magnifique façon: ‘Comment dire? André François a une façon de regarder les choses, qui rend les choses importantes’.

Ronald Searle, ensemble © Searle et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty
Roland Topor, vue d’ensemble © Topor et Fondation Folon / Photo Sébastien Roberty

Il faut visiter cette exposition, parce qu’il est exceptionnel de réunir autant de grands noms parmi les meilleurs dessinateurs de la seconde moitié du 20e siècle. Seul un musée pourrait se permettre un tel rassemblement. Et, s’il est rare de voir ne serait-ce qu’un seul original de ces dessinateurs-graphistes, que dire alors du nombre de pièces présentées ici, entre dix et quinze pour chaque auteur. C’est un privilège. À voir, absolument.

Roland Topor, Hommage dédicacé à Folon, non daté © Collection Fondation Folon

Drawing Room
Fondation Folon
Drève de la Ramée 6, 1310 La Hulpe
Du 08.03 au 31.08.2025
Du mardi au vendredi de 09 à 17h
Jusqu’à 18h les week-ends et jours fériés
info@fondationfolon.be
https://fondationfolon.be/expo/drawing-room/

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2 réponses à “Drawing Room”

  1. Ah,que j aurais été heureux de parcourir les salles du Musée Folon,situé près de mon habitation. Redécouvrir des oeuvres de Chaval,Bara,Bosc, Alechinsky,Sempé ou Topor m aurait ravi.Mais voilà,ce musée prestigieux n est pas adapté pour les personnes à mobilité réduite!Pas d ascenseur,donc aucune possibilité de parcourir les salles des étages,quel dommage!

  2. Plus qu’une expo temporaire, avec de tels talents et ingrédients cette expo justifierait en soi un Musée permanent. (Avec ascenseurs…)

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