Une carte blanche signée Thierry Smolderen
À partir du samedi 4 octobre 2025, la Galerie Martel Bruxelles a le plaisir de
présenter Je les ai vus, troisième exposition monographique consacrée à Stefano Ricci et première présentation de l’univers singulier de l’artiste italien en Belgique. Cette exposition réunit les dessins réalisés à l’occasion de la réouverture du cinéma Modernissimo de Bologne ainsi qu’Avvistamenti, une série de dessins plus libres, des observations improvisées qui ouvrent l’exposition à d’autres résonances poétiques et sensibles.


L’art du poster cinématographique est, forcément, un art de l’attraction — du
désir, de la séduction, de l’insolite, du choc, de la surprise et de la grandiloquence chatoyante. Il a pour fonction première de prêter au vitrail du film le pouvoir d’hypnotiser les foules et de les attirer dans la salle obscure: c’est un piège lumineux, qui combine les traits du baroque religieux et des illusions transgressives et marginales inventées par les forains.
Les dessins que Stefano Ricci a produits chaque jour, durant l’année de la
réouverture du grand cinéma historique de Bologne, le Modernissimo, ne sont
évidemment pas à ranger dans cette catégorie. Les affiches de cinéma cherchent à attiser la curiosité et l’envie des promeneurs; celles de Stefano s’adressent à l’intelligence et la sensibilité des spectateurs qui ont vu le film.


Les images que Stefano présente dans cette exposition proposent une énigme
plastique, une sorte d’emblème minimaliste de chaque film vu, dont le motto
serait le titre, et l’image une cristallisation de l’expérience subjective de la
projection — ce qui reste du film si on devait le résumer en une figure, dans
la sténographie mentale qui nous sert de scène pour se souvenir des films que
nous venons de voir, des personnages de romans que nous venons de lire, et des
gens que nous venons de quitter après une première rencontre.


Ces spectres aux visages lacunaires, aux silhouettes tissés d’abstractions, les
anciens les nommaient phantasiae. Ils sont depuis toujours au coeur du travail
de Stefano, bien sûr, sur le mode intime, secret, du chuchotement et du non-dit;
le pouvoir de cet artiste a toujours été de rester silencieux sur certains aspects
des choses qu’il voulait dépeindre ou raconter. Mais ici, l’occasion est belle d’en
apprendre un peu plus sur l’expressivité de sa langue plastique, de sa sensibilité
et de sa puissance d’abstraction: car nous aussi, nous avons vu ces films, dont
certains comptent parmi les plus grands de l’histoire du cinéma.


En premier lieu, cette lumière, qui cache autant qu’elle ne révèle, et que l’artiste
étend sur le papier par touches d’un blanc éblouissant, pour évoquer le grain
de la pellicule et la surface scintillante de l’écran. L’image, ici, nous parle de la
qualia du cinéma, des affects indicibles que ce dispositif monumental (la salle
obscure, le phare du projecteur, l’écran géant) module en nous photoniquement.
Aussi, l’empreinte du film que nous interrogeons à la sortie nous échappe-t-elle,
le plus souvent, comme nous échappe le travail du rêve à l’instant du réveil, ce
précieux moment de silence que rompent toujours trop tôt les commentaires
hésitants des autres spectateurs. Alors que l’unité insaisissable du film se
manifeste encore en nous sous sa forme la plus pure, comme une constellation
d’intensités lumineuses et fuyantes, le cerne d’une silhouette rayonnante de
grâce; l’esquisse d’un geste ou d’une posture, qui nous a dit tout ce que nous
devions savoir d’un personnage ou d’une situation (mais les autres spectateurs
l’ont-ils perçu comme moi? Et qu’ont-ils vu que je n’ai pas vu?); ces fils
invisibles de l’intrigue dont nous avons entrevu la chorégraphie secrète et le
complexe système de tensions manipulé par un marionnettiste hors-champ; ce
regard, ce sourire de l’actrice agenouillée qui nous a transpercé le coeur dans Le
goût du riz au thé vert d’Ozu…


À l’évidence, les images de Je les ai vus (Li ho visti) ne participent pas de
la réclame tonitruante des affiches de cinéma. Elles invitent discrètement à
prolonger le silence qui devrait suivre la projection d’un grand film, et à faire,
pour soi-même, ce travail d’interprétation intime qui en préserve l’empreinte
énigmatique. Mais pour qui connaît l’oeuvre sobre, intrigante et enchanteresse
de Stefano Ricci, ce recueil constitue aussi une sorte de clé magique, une pierre
de Rosette qui en suggère le mode d’emploi: partant de ces films que nous
avons vus, nous en savons désormais beaucoup plus sur ceux que Stefano a été
seul à voir et à imaginer.


Stefano Ricci, Je les ai vus
Galerie Martel
Chaussée d’Ixelles 337 (Flagey) — 1050 Bruxelles
Du 04 octobre au 22 novembre 2025
Du mardi au samedi de 14.30 à 19hrs
https://www.instagram.com/reel/DPO0hcujIf_/