
Pendant cent ans, les couvertures de The New Yorker ont été dessinées — sauf une fois, pour le septante-cinquième anniversaire en l’an 2000, comme on le voit ci-dessus dans l’interprétation photographique de William Wegman. Le numéro spécial du centenaire en date des 1er et 8 septembre 2025 rompt une seconde fois avec cette tradition d’un siècle en faisant appel à Cindy Sherman, autre artiste internationalement réputée pour la singularité de son œuvre photographique. Avec Being Eustace, elle présente sa version d’Eustace Tilley, le dandy dessiné par Rea Irvin pour le lancement du magazine en février 1925.

‘C’était un véritable défi,’ raconte Cindy Sherman. ‘Il y a eu tellement de variantes d’Eustace que je pensais que cela me faciliterait la tâche, mais en réalité, cela a rendu plus difficile de trouver la mienne. J’espérais que l’idée viendrait en travaillant dessus. J’ai essayé plein de choses: j’ai trouvé le chapeau, mais les vestes ne correspondaient pas, jusqu’à ce que j’essaie celle-ci,’ poursuit Cindy Sherman en désignant une veste offerte par l’Armée du Salut au début des années 2000. Elle précise qu’elle avait initialement prévu de fabriquer un nez d’Eustace avec des prothèses, mais qu’elle avait trouvé la pièce idéale dans sa précieuse collection de nez.
The New Yorker, 1er septembre 2025 © The New Yorker / Rea Irvin
Cindy Sherman, née en 1954, devient une star dès ses premières expositions, car elle traite d’un point sensible de l’art: la relation de l’artiste à son modèle humain. Sherman elle-même est sa seule modèle, sa seule photographe, maquilleuse, accessoiriste, metteuse en scène, éclairagiste, et elle se charge seule d’une réalisation technique toujours irréprochable. Elle évite toutefois le piège du narcissisme fatal à tant d’autres artistes contemporains, car cette œuvre naît dans l’imaginaire collectif le plus impersonnel qui soit. Cindy Sherman revisite la plupart des clichés sociaux qui ont nourri les médias depuis plus d’un demi-siècle, et devient un miroir de notre temps. Jamais l’auteure n’impose quoi que ce soit, ne fait aucune morale, et ne donne aucune leçon. Précoce, prolifique, innovante, à l’intersection de la sémiologie, de la sociologie et de la maîtrise technique, Cindy Sherman incarne un pan important de l’art actuel, d’où son succès.

Françoise Mouly, rédactrice artistique du magazine depuis 32 ans, a eu le plaisir de superviser plus de 1500 couvertures de The New Yorker. Elle explique: ‘Il y a cent ans ou plus, Harold Ross et Jane Grant se sont tournés vers Rea Irvin, le directeur artistique du magazine. Harold Ross s’est dit: « Puisque nous voulons parler de la vie mondaine à New York, que diriez-vous d’un rideau s’ouvrant sur une scène de la ville? » Et Irvin a répondu: « Peut-être que je peux faire mieux. » Et il a proposé un dandy regardant un papillon avec son monocle. D’où lui est venue son inspiration? Il s’est tourné vers l’Encyclopédie Britannica, et a trouvé cette image du comte d’Orsay où l’on peut voir l’origine des manteaux, le haut-de-forme. Cette image s’est donc avérée être exactement ce que Ross recherchait, car elle représente la sophistication, et une certaine distinction. Au fil des ans et des décennies, ce dandy au monocle a tellement imprégné les mémoires qu’il est devenu un personnage iconique, quasi hors du temps. Eustace a aussi été développé dans une série de pages écrites par Corey Ford, qui l’a mis en scène comme un personnage se rendant dans une forêt pour couper les arbres sur lesquels un magazine est imprimé, et lui a donné un nom, Eustace Tilley, d’après sa tante Tilley.’

‘À mon arrivée,’ poursuit Françoise Mouly, ‘nous avons commencé à faire des variations sur Tilley. La première était de Robert Crumb. Quand je l’ai vue pour la première fois, je l’ai montrée à la rédactrice en chef, Tina Brown. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé: ‘Oh mon Dieu, c’est Eustace Tilley.’ Une fois que nous avons réalisé cela, nous avons intégré cette variation à notre premier anniversaire de février, et c’est devenu une tradition de faire des riffs sur cette image.’

‘Pour notre anniversaire, important car nous fêtons nos 100 ans, nous avons donc pu faire une couverture grandiose. Et chaque numéro que nous publions contiendra cette image de Kerry James Marshall. Kerry James réinterprète Eustace en nous offrant un robot observant un drone, ce qui est une façon très astucieuse de parler de ce que nous vivons tous.’




‘Chaque numéro du magazine comporte trois couvertures: la première sera Eustace et la troisième est une image de Kerry James. Mais entre les deux, il y a quatre variations différentes par quatre artistes différents. L’une d’elles est Diana Ejaita, une jeune artiste qui partage son temps entre le Nigéria et Berlin. Une autre est de Mariscal, un artiste qui travaille avec nous depuis de nombreuses années et qui vit en Espagne. Une autre variation est d’Anita Kunz, une artiste publiée dans le magazine depuis de très nombreuses années et qui vit à Toronto. Enfin il y a Camila Rosa, une artiste brésilienne dont c’est la première couverture pour le magazine.
Ceci montre la vitalité du magazine, et comme le montre l’image de Kerry James, nous vivons dans un monde à la fois physique comme le magazine papier, et aussi dans un monde étendu à la réalité virtuelle. Notre conscience doit désormais prendre en compte à la fois ce que voit le monocle… et ce que voit le papillon.’


The New Yorker, 1925-2025
https://www.newyorker.com/100
https://www.newyorker.com/culture/cover-story/cover-story-2025-09-01
4 réponses à “The New Yorker, 1925-2025”
Je n’ai pas bien compris la politique des 3 couvertures mais ce n’est vraiment pas grave. Merci Vincent pour ce rappel de l’existence d’un îlot de biodiversité graphique battu par les flots de l’actuelle extinction majoritaire (ah ah).
Hello Jean-Louis.
Moi non plus je n’ai pas bien compris cette manière de faire, mais ces personnes ne sont pas amateur(e)s et semblent appliquer des stratégies dont nous ne connaissons pas les motivations. Et si on disait que la biodiversité graphique s’est enrichie par les réalisations IA? Car, assassinent-elles vraiment les autres?
vb
Ce passage en revue d’un siècle est autant une exploration mythique, politique qu’artistique et graphique. Tu en sais plus sur l’histoire sociologique de ce magazine que les américains eux-mêmes! Dommage que tu ne vive pas à New York! Ou plutôt tant mieux, par les temps qui courent… Nul doute que la la censure envers tant d’impertinence et de jubilation ne survienne tôt ou tard! On commence déjà à regretter les USA d’antan…
Bonne rentrée Vincent ! Merci pour ces retrouvailles et ce démarrage plein feu sur une série graphique qui ne manque pas de chien ! :-)) Notre cher Sempé était si heureux de faire partie des dessinateurs élus de cette revue !
Je dirais même plus ! Belle rentrée !
Alys