Une carte blanche signée Marianne Pierre
www.lespetitsbouquins.com
Il y en a trop chaque année, de bouquins. Des grands des petits des abordables des hors de prix des one shots des séries. Des bons et des mauvais? Question de point de vue. Même si j’aime à croire qu’on peut parfois être objectif.
Ma grosse claque cette année (et j’en redemande!), c’est Les guerres de Lucas (Laurent Hopman et Renaud Roche, éditions Deman). Faut-il être fan, comme je le suis, de Star Wars pour apprécier cette BD? Évidemment, ça peut aider. Mais même les réfractaires aux étoiles auraient tort de se priver de cet accouchement à nul autre pareil. Car au fond c’est bien de ça qu’il s’agit: la gestation et l’aboutissement d’une œuvre à laquelle ne croyait que son créateur, contre vents et marées. Un rêveur debout, un ado dans la peau d’un adulte qui joue encore avec des robots et des épées. Mais c’est aussi le récit d’un milieu et d’une époque qui ont vu naître un cinéma sans frontières, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Avant d’en arriver là, bricolage à tous les étages: quel artisanat, quel déploiement de talents alors dans les studios! Outre le plaisir de reconnaître la fossette d’Harrison Ford, dans un dessin à la fois épuré et précis, de croiser la route du grand ami Spielberg, de découvrir le terreau et les scripts annonciateurs d’une saga qui allait bouleverser l’imaginaire collectif, et la multitude d’anecdotes qui font tout le sel d’un making of, c’est la personnalité du persévérant George Lucas qui impressionne le plus. Les auteurs accomplissent le tour de force de raconter un film, un métier et une vie. Ultra documentée, la BD rappelle que Lucas était moqué et délaissé par tout le monde, des cols blancs aux techniciens. Mais heureusement, derrière chaque grand homme se cache une femme: l’histoire fait ainsi la part belle à son épouse, Marcia, monteuse de cinéma, qui a toujours cru en lui. Le succès final est d’autant plus beau qu’il semblait impossible. Force est de constater que les auteurs n’ont pas pris ce sujet à la légère.
Autre claque, celle d’une jeune Padawan très prometteuse, qui a produit sa première BD cette année: Détour par Epsilon (Lolita Couturier, aux Humanoïdes Associés). Car pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. C’est d’abord une ambiance qui saisit: peu de mots, peu d’action, des couleurs franches, et un trait faussement simple qui compense bien l’angoisse latente de ce récit de science-fiction. Et, tout de suite, on est harponné : un mur, immense, au pied duquel gît une femme enceinte jusqu’aux yeux. On ne veut plus d’elle de l’autre côté, et on n’en saura pas plus. Vu sa détresse, ce qui l’attend de ce côté du mur ne semble pas rassurant. Et pour cause: dans une ambiance post-apocalyptique, la terre a été ravagée, et la plupart des humains sont devenus de violents zombies. Dans cette dystopie très rythmée, qui sait dire beaucoup en parlant peu, on marche donc dans les pas incertains de Tom, héroïne désespérée, à la recherche d’Epsilon, une autre cité-forteresse. La présence d’une petite fille muette à ses côtés ne cesse d’interroger l’héroïne et le lecteur, jusqu’au bout. Mais c’est grâce à elle et à ses encouragements que Tom continue de poser un pied après l’autre. Au cours de ce road-movie surprenant, autant sanguinolent qu’introspectif, les grands yeux de Tom vont s’ouvrir sur deux vérités: la solidarité n’est pas un vain mot, et sa fragilité n’est qu’apparente. Car sur cette terre désolée, qui paraît d’autant plus morte que celle qui la foule porte la vie, seule compte la survie. Impossible de lâcher le livre avant la fin qui ne nous laisse pas le choix: attendre la suite!
Puis on quitte les lointaines galaxies et un avenir pas très reluisant pour revenir de nos jours, sur notre bonne vieille Terre. Car cette année, dans le genre trait lâché et scénario peu bavard, il ne fallait pas louper La Ride (Simon Boileau et Florent Pierre, éditions Dargaud). Alors non, pas la ride de mamie, mais la raïde à vélo! La virée, quoi! Deux potes qui n’en peuvent plus de leur vie parisienne, et qui, avant de sauter dans leur vie d’adulte pour de bon, sautent en selle, direction la Bourgogne! Histoire de se vider la tête et de se remplir les poumons, entre autres. 500 kilomètres en cinq jours à deux, avec pour seuls moteurs leur enthousiasme et des adducteurs d’acier! Qui vont tous être mis à rude épreuve d’ailleurs. Parce qui dit rando à vélo, dit pneus crevés, rencontres improbables, météo pourrie, nuits agitées, chemins perdus, disputes à demi-mots, estomacs creux et j’en passe. Mais aussi paysages à couper le souffle, moments suspendus, rencontres inoubliables, repas surprenants, amitié renforcée. Pas question ici de se chercher, de régler un problème perso en suant, de se découvrir au détour d’un virage. On n’est – Dieu merci – pas dans un ouvrage de développement personnel! Les deux jeunes gens sont bien dans leur peau, et ne manquent pas d’humour. Ils vont simplement au contact de la terre – et du bitume – et de l’autre. Ils sont à la recherche de ce lien qu’ils ont l’impression d’avoir perdu dans la routine de leur travail et de la grande ville. C’est un peu un retour aux sources, qui se passe de bien de commentaires. On pédale, on profite, on contemple, on sourit, on en bave, mais on va de l’avant. Le dessin est rond comme une roue de vélo, et les couleurs sont celles que les deux coureurs sont allés chercher: le soleil qui se lève, les prairies ondoyantes, les villages et visages accueillants. Ce n’est pas une histoire extraordinaire, ce n’est pas un exploit sportif à crier sur les toits. Juste le récit simple et drôle de deux copains à vélo qui souhaitent renouer avec le sol et l’humain.
May the Force be with you, in 2024!
2 réponses à “2023: Détour par les guerres de la ride”
Le problème n’est pas seulement qu’il y a trop de livres, en effet. Mais qu’il en faut pour tout le monde. Et surtout que le marché libre -et libéral, donc hors des canaux officiels de propagande- mène forcément la danse. Sans quoi c’st la dictature de la pensée, pire que celle du marché. Le calamiteux petit livre rouge de Mao , triste recueil de platitudes, a tiré a 800 millions d’exemplaires en 1966, y compris pour la satisfaction d’intellos européens; soit les habituels idiots utiles qui s’en sont pâmés quand le maoïsme était une religion, avant que Simon Leys ne redresse la barre: je me souviens que des profs lisaient cela alors comme les curés leur bréviaire. Il faut croire que cela correspondait aussi à une mode, à une demande, les deux étant forcément liés, tout en gardant en tête que ce qui ce qui est populaire n’est pas forcément de qualité. Mais qui juge de la qualité dans un marché? Soit un despote, soit le marché lui-même, qui ne fait que suivre nos désirs non imposables, par principe. Donc l’acheteur libre et lui seul, évide démocratique. Dès lors le premier a toujours raison; et le producteur, qui n’est ni un éducateur ni un philanthrope, est obligé de s’aligner, de se plier devant la réalité.. Il en a toujours été ainsi. Si la merde se vend bien, il la vendra, quitte à se pincer le nez car il faut bien vivre. L’intérêt de la critique, comme Marianne Pierre le fait ici, est de mettre en exergue ce qui pourrait être apprécié, et de qualité. Les critiques doivent être des éveilleurs. Mais là encore, personne n’est obligé des les suivre et finalement c’est une bonne chose. On peut préférer Arte à C8, mais juste espérer que Cyril Hanouna ne devienne pas un gourou. Par les temps qui courent, c’st déjà une sacrée ambition…
Hello Xavier,
Merci de ton commentaire éclairé, comme toujours. Marianne évoque ses coups de coeur, et pourquoi, dans la masse des choses disponibles, il serait bien qu’on y jette un coup d’oeil… et peut-être davantage si affinités. Il me semble que cela devrait être le boulot de tout critique, de tout éducateur, de tout enseignant si l’on prend ce terme au sens large.
à bientôt 😉
vb