8 mars 2024, Journée internationale des femmes, 3/3


Barbara Hepworth, Pelagos, 1946 © The Hepworth Estate / Bowness

L’œuvre de Barbara Hepworth (1903-1975) raconte bien le moment de bascule de l’art ancien vers le nouveau monde au début du 20e siècle. Toute jeune encore, l’artiste se passionne pour l’Égypte ancienne, tout en recevant une formation technique des plus pointues et des plus académiques. Mais la rencontre de Henry Moore, Calder, Gabo, Arp et Brancusi, ainsi que les retombées de la Guerre 1914-1918, la convainquent que l’avenir de l’art se trouve dans des alliances avec l’industrie, comme le prônent aussi les partisans de De Stijl. Désormais la sculptrice travaille la mise en valeur des matériaux pour eux-mêmes, qui efface jusqu’à l’idée de représentation d’un éventuel sujet. Avec Barbara Hepworth la sculpture devient abstraite, ou design artisanal.

Frida Kahlo, Autoportrait dédicacé au Docteur Eloesser, 1940, Collection privée © Kahlo.org

S’il est des personnes qui semblent attirer les malheurs du monde, Frida Kahlo (1907-1954) est de celles-là. La poliomyélite la touche dès la petite enfance, ce qui lui inflige une claudication et les moqueries des autres enfants. Adolescente, un bus la fauche, lui détruisant le bassin et endommageant les vertèbres, touchant aussi nombre d’organes internes. Ceci occasionne plusieurs fausses couches alors que la faculté de médecine avait signifié une impossibilité de maternité. Plus âgée, elle subit l’amputation de la jambe. Frida passe ainsi une bonne partie de sa vie couchée sur un lit médicalisé, d’où elle peint le seul modèle humain dont elle dispose: son propre visage vu dans un miroir. Toutefois, ces tableaux sont à voir comme des images positives, résilientes, qui offrent de l’auteure une image plus légère et malicieuse, qui s’évade de sa réalité quotidienne. Les surréalistes ont cru y voir une adhésion à leur mouvement… ce qu’a toujours contesté Frida Kahlo.


Dora Maar, Sans titre n°66, non daté © Galerie Alexis Pentcheff

On connaît Dora Maar (1907-1997) pour avoir été une des compagnes de Picasso. On sait moins combien elle était déjà une photographe accomplie et reconnue avant de rencontrer l’artiste, ayant fréquenté les plus grands, dont Henri Cartier-Bresson, Jean Renoir et les créateurs de la mouvance surréaliste. Toutefois, Dora Maar renonce à son œuvre personnelle afin de filer le parfait amour avec Picasso. Mal lui en prit, comme en témoigne sa vie brisée et sa santé mentale altérée qui l’amènent au mysticisme et à la réclusion volontaire. Après la séparation d’avec Picasso, Dora Maar peint des œuvres informelles, au bord de l’évanescence, comme une rêverie éloignée de toute représentation imagée, où l’artiste explore les accidents de matières, les traces et les empreintes laissées par les outils et les pigments peu conventionnels. Cette activité restera méconnue jusqu’à la vente posthume de ses œuvres en 1999. 


Louise Bourgeois, Janus Fleuri, 1968, Tate and National Galleries of Scotland © The Easton Foundation

Il est impossible de séparer l’œuvre de Louise Bourgeois (1911-2010) de la cure psychanalytique. L’artiste en restera adepte jusqu’à la fin de ses jours, ce que l’on peut comprendre à la lecture de son roman familial, une aubaine pour les suiveurs de Freud. Tout s’y trouve, avec le thème du père qu’il faut tuer — si l’on osait, on dirait qu’il l’avait bien cherché. De là ces œuvres qui se fondent sur des symboles et des ingrédients sexuels plus ou moins explicites qui résultent de la haine portée au père et l’adoration de la mère, perçue à la fois comme sainte et victime. Quelques titres d’œuvres en disent plus que de longs discours: La femme-maison, Janus Fleuri, Destruction du père, Maman, Cellule (la dernière montée), Fillette…


Niki de Saint-Phalle, Nana, 1970 © Niki Charitable Art Foundation

Niki de Saint-Phalle (1930-2002) est connue pour ses Nanas, sculptures gigantesques qui célèbrent des femmes heureuses, même si elles ne répondent en aucune façon aux canons de la mode. Ces corps engendrent une prolifération indifférenciée et généreuse, par exemple de rondeurs qui deviennent oeil, fleur, libellule ou papillon. Cette oeuvre généreusement colorée, tout en résilience, est loin de s’apitoyer sur le sort de son auteure, quand on sait le viol incestueux subi dans sa jeunesse par l’artiste. Il serait injuste aussi de réduire ces sculptures gigantesques au seul combat féministe: Niki de Saint-Phalle a mis sa notoriété et sa générosité financière au service de la lutte de l’intégration des Noirs américains dans un monde dominé par les Blancs, et s’est engagée dans la lutte contre le Sida dès la propagation du fléau au début des années 1980. Rarement, une artiste n’a été aussi engagée dans les mouvements sociaux.


Annette Messager, Les Restes, 1998 © VG Bild-Kunst, Bonn / Hamburger Kunsthalle / photo Kay Riechers

Annette Messager (née en 1943) a élaboré ce que l’on appelle une « mythologie individuelle ». Un tel ensemble brasse les domaines qui nourrissent la singularité individuelle, quels qu’ils soient. Ils deviennent la matière première appelée à construire l’œuvre. D’où l’importance des collections et des séries thématiques qui se présentent sous la forme d’installations, et qui mélangent les diverses techniques de présentation. Dans le cas d’Annette Messager, il s’agit d’objets liés à la fois à son enfance et à sa condition de femme. Les jouets en peluche, par exemple, jouxtent l’univers domestique dans lequel les femmes sont cantonnées depuis des siècles. L’affect lié au passé et la nostalgie sont donc les ingrédients majeurs d’une telle démarche. 

ORLAN, Nouveaux Robots en Objets et Matériaux Recyclés

ORLAN (née en 1947) fait de son corps une œuvre d’art vivante. Connue avant tout pour les chirurgies spectaculaires qu’elle s’impose, à contre-courant de la chirurgie esthétique normative, l’artiste se veut aussi à la pointe des nouvelles technologies. Ainsi le Deep Learning, une branche de l’intelligence artificielle qui permet d’animer un robot humanoïde à l’image de l’artiste. Ou des performances qui utilisent des échantillons biologiques ou son propre microbiome. Ou un jeu vidéo où le joueur contrôle un avatar de la créatrice. Ou la série des Self-Hybridations à l’aide de photographies interactives modifiables à partir d’un code QR. Ou des vidéos de son corps modélisé en 3D. La volonté d’utiliser les technologies les plus récentes suffit-elle à faire art? Quelle que soit la réponse, elle permet de porter un regard nouveau sur le corps, seul lien commun partagé entre les humains depuis des millénaires.

Jenny Holzer, Truisms, 2009, Guggenheim Bilbao ©

La civilisation a basculé dans l’âge des flux électriques et électroniques. Les installations de Jenny Holzer (née en 1950) proposent une manière de prendre argument de la lecture afin d’imaginer des flux de lumière dans lesquels les mots s’enfuient comme emportés par une cascade, devenant de purs jets lumineux mouvants, et par conséquent fort peu lisibles. Le cerveau est partagé, car il tente de focaliser sur la signification du texte, tandis que les sensations dispersent l’attention en invitant à la rêverie. Impossible de ne pas faire le lien avec La Galaxie Gutenberg de Marshall McLuhan en 1962, à travers son fameux «Le médium est le message» qui a montré comment les évolutions technologiques modifient la manière de penser. Jenny Holzer communique la même intuition, au même moment, avec d’autres moyens, rêveries sensorielles en prime.

Sophie Calle, The Hotel, Room 47, 1981 © DACS 2023

Pourquoi ne pas faire de sa vie un reportage? Via la présentation de l’objectif et du contexte, visualisés au moyen de preuves photographiques, Sophie Calle (née en 1953) expose les comptes-rendus des rencontres qu’elle provoque. Ainsi, par exemple, en se glissant dans la peau d’une femme de chambre dans un hôtel, elle peut dresser le constat des traces que les dormeurs laissent à leur insu. L’artiste travaille aussi à partir de ses propres relations avec autrui, observant le mélange de sa vie privée, intime parfois, avec la sphère sociale, et comment ils se modifient. Si la relation devient œuvre, la subjectivité artistique de Sophie Calle l’attire vers des situations où l’absence, la douleur et le manque organisent le scénario de la vie affective de la plupart d’entre nous.

Cindy Sherman, Untitled #477, 2008 © The artist / Metro Pictures, New York and Sprüth Magers, Berlin & London

Dès ses premières expositions, Cindy Sherman (née en 1954) devient une star, car elle traite d’un point sensible de l’art: la relation de l’artiste à son modèle humain. Cindy Sherman est son seul modèle, sa seule photographe, maquilleuse, accessoiriste, metteuse en scène, éclairagiste, et elle se charge seule d’une présentation technique toujours irréprochable. Rien de narcissique toutefois, car cette œuvre naît dans l’imaginaire collectif le plus impersonnel qui soit. Cindy Sherman revisite la plupart des clichés sociaux qui ont nourri les médias depuis plus d’un demi-siècle, et devient un miroir de notre temps. Jamais l’auteure n’impose quoi que ce soit, ni ne fait de morale, car la simple juxtaposition de ces images suffit à en relativiser les contenus. Précoce, prolifique, innovante, à la croisée de la sémiologie, de la sociologie et de la maîtrise technique, cette démarche pourrait incarner un pan important de l’art actuel, d’où son succès.

Marina Abramović and Ulay, Imponderabilia, 1977 © Marina Abramović

Dès le début, les performances de Marina Abramović (née en 1956) se marquent du sceau du danger, par exemple lorsqu’elle manipule des objets mortels, provoque son propre étouffement, ou quand elle utilise des médicaments afin de tester les limites de tolérance de son corps. Imponderabilia met en scène l’artiste et son mari, nus, debout à l’entrée de l’exposition. Pour y accéder, il faut que les visiteurs — vêtus — se faufilent entre ces corps nus en s’y frottant, ce qui crée souvent une gêne. Cette manière de mettre mal à l’aise fait évidemment partie de la performance, afin que le public se pose une série de questions qui ne l’effleurent pas nécessairement dans les visites habituelles d’une exposition d’art, là où le plus souvent la distance du regard est la norme qui exclut les autres sens. 

Et aujourd’hui?

À entendre les récriminations de quelques jeunes artistes contemporaines qui estiment être les premières à découvrir le combat féministe, on a envie de leur demander de s’informer. Elles devraient se rendre compte que leur lutte est séculaire, mais que cela n’a jamais empêché les plus créatives et les plus entreprenantes de leurs consoeurs de vivre de leur art, de forcer l’admiration du public, de leurs confrères, et de figurer en bonne place dans l’histoire de l’art.

La production artistique contemporaine étant tellement abondante, variée et variable qu’il est téméraire de se prononcer, d’autant que la sélection culturelle décidera plus tard de ce qui survit et ce qui n’était qu’une adaptation manquée. Néanmoins, et sachant que l’art vivant, comme la vie des sociétés et des cultures, sont en perpétuelle mutation, quatre grands axes pourraient se dessiner, subjectifs, et incarnés par les démarches qui suivent, ce qui n’exclut nullement bien d’autres choses dignes d’intérêt.

Deborah de Robertis, Miroir de l’Origine, Performance, 2014 © L’artiste


Deborah de Robertis (née en 1984) n’y va pas par quatre chemins: le sexe étant devenu aujourd’hui un objet de combat, autant y aller franco en exposant son intimité dans des endroits publics, au vu et au su de toutes et tous. Cet art ayant besoin du scandale dans le but de dénoncer certaines pratiques du monde de l’art, la jeune militante féministe s’exhibe au musée d’Orsay, par exemple, sous L’origine du Monde de Gustave Courbet. À Lourdes, aux pieds de la statue, Deborah de Robertis provoque en prenant la pose de la Vierge Marie puis se dénude… Vous vouliez voir? Eh bien, regardez!

13 Caribaï, L’Empreinte du vent VI, 2020 © L’artiste


Caribaï, artiste franco-vénézuélienne née en 1984 à Tokyo, tente un retour à la peinture, nourrie de cette diversité. L’artiste peint des papiers légers à l’aide de brosses et de pigments différents, qu’elle déchire et froisse ensuite. Puis elle assemble ces fragments hétéroclites et abstraits comme autant de tesselles irrégulières, jusqu’à former une image évocatrice qui devient le titre de l’œuvre. Certaines installations s’exposent comme un vitrail, les superpositions et les transparences ajoutant une dimension lumineuse qui varie en fonction de l’environnement. Caribaï prouve que l’art n’a pas besoin de scandale pour inventer de véritables joyaux… à condition de se donner la peine de s’y intéresser.

Sandrine Morgante, Biomélatonine © L’artiste, photo Philippe De Gobert


Sandrine Morgante (née en 1986) travaille sur l’interférence de ses émotions vis-à-vis de la normalité imposée par le discours social, oppresseur et abrutissant, selon l’artiste. L’art et les médicaments seraient sa solution curative, avec un discours graphique comme les pages agrandies d’un carnet de notes, intimes, parfois illustrées, qui tournent en rond littéralement. L’auteure y ressasse son malheur de ne pas voir les institutions publiques soucieuses de subvenir à ses revendications. L’artiste ayant droit à des privilèges selon Sandrine Morgante, elle rejoint les rangs des « victimes », faisant de la rancoeur et du manque les ingrédients de son œuvre.

Anna McNaught, Sans titre © annamcnaughty / adobe

Comme des milliers de ses consoeurs et confrères pratiquant l’art numérique, Anna McNaught (née en 1990) se complaît dans l’anonymat, l’invention de nouvelles images lui semblant plus essentielle que le ressenti de sa petite personne. L’artiste est une « passeuse », d’abord formée à l’illustration et à la photographie avant de se diriger vers les techniques digitales, où elle ambitionne de proposer des images poétiques jamais vues, car uniquement réalisables à partir des spécificités des outils contemporains. Ce courant novateur propose ainsi des outils nouveaux, de nouvelles possibilités, des nouvelles formes artistiques.



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