8 mars 2025, Journée internationale des femmes, 5/6


Louise Desbordes, ‘…Et la Rafale Passait Par-là…’ 1905 © Bibliothèque nationale de France

Louise Desbordes (1848-1926) est née dans un environnement dédié à la musique et à la sculpture. Française, dotée d’une belle voix de contralto, elle entame une carrière à l’Opéra de Paris, tout en fréquentant l’atelier qu’Alfred Stevens a ouvert dans le but de former les jeunes femmes que l’enseignement officiel refuse à cette époque. Elle s’y noue d’amitié avec Sarah Bernhardt, qui elle aussi se détend en peignant. Mais Louise Desbordes a quelque chose de plus, car elle se détache d’une peinture convenue pour lorgner du côté des courants symbolistes, les plus à l’avant-garde en cette fin de 19e siècle.

Louise Desbordes rejoint aussi l’Union des femmes peintres et sculpteurs qui se crée à Paris en 1881, à l’intersection des mouvements sociaux féministes et artistiques. Les expositions étant la meilleure manière d’acquérir la visibilité et la notoriété, pour les artistes féminines de cette époque, les pressions sociales, familiales, et institutionnelles en font un réel parcours de la combattante.

Madeleine Lemaire, affiche pour l’exposition au Woman’s Building de l’Exposition universelle de Chicago, 1893

Dans un monde qui considère que la nature de la femme est de gérer le foyer familial, il est difficile d’admettre une carrière artistique qui suppose une sociabilité extra-familiale, ainsi que du nécessaire réseau de relations. Il faudra plus de dix ans, et de solides appuis de la part de la gent masculine pour qu’enfin en 1903, les femmes obtiennent un accès identique aux hommes quant aux formations, aux récompenses, aux concours officiels, aux débouchés. Le Cercle des femmes peintres de Bruxelles est fondé en 1888, probablement dans la foulée de l’UFPS française, avec un objectif identique: gagner l’égalité homme/femme dans le domaine artistique, malgré les puissants a priori culturels qui s’y opposent.

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Anna Boch, Dunes au soleil, 1903 © Musée d’Ixelles/Bruxelles

La Belge Anna Boch (1848-1936) joue un rôle important dans la transition de l’art ancien vers l’art moderne, parce que sa curiosité lui fait découvrir les jeunes talents. Son feeling et sa fortune lui permettent de bâtir une collection remarquable. Elle est d’ailleurs la seule personne à qui Vincent van Gogh réussira à vendre un tableau de son vivant. La pertinence de ses choix artistiques, en phase avec la marche de l’art, en fait un rouage essentiel dans la diffusion des idées et des mouvements au fur et à mesure où ils apparaissent: peintre elle-même, elle sait de quoi elle parle.

Anna Boch est actuellement érigée en modèle de la femme libre ayant échappé au contrôle masculin, dans l’espace culturel francophone au tournant des 19e et 20e siècle. Mais à l’époque, l’idée de la femme libre fait peur. Comment ose-t-elle s’aventurer seule afin de peindre sur le motif? Comment une ‘dame’ peut-elle sortir par tous les temps, tremper ses pieds et le bas de sa robe dans la boue? Et comment peut-elle risquer de se retrouver isolée, aux prises avec l’inconnu? Voilà qui tranche avec l’audace de Anna Maria Sibylla Merian ou de Marianne North, pourtant nées bien auparavant, mais dans d’autres environnements culturels.

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Pauline Jamar, Chardons © Musée des Beaux-Arts/Boverie, Liège

L’œuvre d’Anna Boch fait figure d’exception, car la plupart des femmes peintres de l’époque choisissent d’œuvrer de manière neutre, sans vagues, avec des motifs plus sages telles que les natures mortes, un sujet séculaire qui ne souffre aucune contestation. Cela étant, on voit clairement le goût particulier de telle ou telle artiste pour tel type d’arrangement ou de mise en scène. Ainsi, malgré les similitudes, on ne peut confondre les images de Pauline Jamar, Marie de Bièvre, Georgette Meunier, Alice Ronner, Madeleine Lemaire, Jenny Villebesseyx et Jeannie de Hemptine, parmi d’autres. Chacune d’entre elles développe son petit monde, sa patte, sa mise en scène, ses thèmes favoris, son degré de finition, sa touche dans l’exécution. Si la recette semble pareille, l’assaisonnement est ‘fait maison’. Quelques auteures parviennent néanmoins à ajouter ce petit supplément qui donne une saveur et un parfum uniques, une aura qui permet de mieux survivre au temps qui passe.

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Louise De Hem, Coin d’un boudoir pour dames, 1890 © Stedelijk Museum Ieper
Louise De Hem, La poupée japonaise, 1887 © Stedelijk Museum Ieper

La plupart des tableaux peints par la Belge Louise De Hem (1866-1922) étant des portraits de commande, on peut les classer dans le tiroir des œuvres convenues. Il en va autrement lorsque l’artiste ne travaille que pour elle-même, par exemple avec Coin d’un boudoir pour dames, en 1890, une nature morte a priori banale qui s’étale du foncé au clair en glissant de la gauche vers la droite, et sublimée par l’irisation de chaque matériau représenté, comme si chaque texture devenait de la nacre. Même les tissus, les voiles et les pétales de fleurs semblent irisés, devant un paravent japonais ou chinois, dont l’art de l’évocation et des lumières surgies de la brume est sans pareille. À l’avant-plan, un grand coquillage semble communiquer son opalescence aux objets qui l’entourent et se diffuse dans les voiles semi-transparents posés sur la table.

Ce n’est donc pas par hasard si un des premiers tableaux de Louise De Hem, peint quand elle avait 18 ans à peine, représente quelques huîtres, mettant l’accent sur leur lumière satinée. Il suffit pourtant de peu de temps pour que cette irradiation de bonheur dérive en cloques, en boursoufflures, notamment avec Une vieille femme. Les boucles de ses longs cheveux blancs, gorgés de lumière, fondent comme neige au soleil au contact de la pelisse brune, laquelle vire au noir, aux ténèbres qui ont déjà envahi le regard de la vieille femme.

Un monde se brise, comme l’indique La poupée japonaise. Avec cette poupée en morceaux, c’est l’innocence de l’enfance qui se brise. Le rêve d’un ailleurs exotique aussi, puisque l’éventail se referme, alors que dans la mythologie japonaise il signifie ‘Que votre vie, vos richesses se déploient comme cet éventail, et que l’air en mouvement qu’il brasse éloigne les mauvais esprits’. Du buste en plâtre, blanc comme linge, les yeux clos, il ne reste qu’un débris décapité. Sa référence au monde grec antique signifie que notre civilisation et sa culture sont déjà tombées en ruines. Rarement un tableau construit de l’opposition entre la noirceur et la blancheur, à l’exception de la robe rouge de la poupée, aura été aussi prémonitoire du présent, du passé, et du futur de l’époque qui l’enfante. Louise De Hem ne se contente pas de représenter ces symboles; sa manière de peindre l’indique tout autant avec ses touches en suspens dans l’air, à peine dégrossies, un peu floues, qui semblent jetées au hasard.

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Cécile Douard, Le Terril, 1898
© M,usée des Beaux-Arts /Boverie, Liège

Cécile Douard (1866-1941) grandit dans une famille cultivée de Rouen. Elle est formée aux arts, dont la peinture, la littérature, la musique, le théâtre. Les aléas de la vie l’amènent à Mons, où l’académie exclut les femmes de tout enseignement. S’écartant du politiquement correct et des canons esthétiques de l’époque, elle se tourne vers la réalité du pays minier. Sait-elle à ce moment que trois années seulement la séparent du passage de Vincent van Gogh dans le Borinage? Cécile Douard est surtout sensible au sort des femmes astreintes aux lourds travaux de la mine. Le tableau Le Terril en est une des parfaites illustrations. On y voit ces malheureuses gravir la montagne de résidus qui ressemble à un Golgotha, avec les débris d’une croix calcinée à son sommet. Ces femmes sont des hiercheuses en quête de déchets de charbon de qualité inférieure qu’elles pourront vendre à d’aussi pauvres qu’elles. En 1892, tentant de sauver son matériel d’une inondation qui menace son atelier, Cécile Douard se blesse et perd un oeil. Quelques années après, en 1898, elle devient aveugle. Ceci ne l’empêche pas de se mettre à l’étude du violon, gagnant même un premier prix au Conservatoire royal de Mons, ainsi que de pratiquer le modelage et la sculpture. Puis de devenir la dirigeante de la Ligue Braille en Belgique.

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Berthe Art, Nature morte à l’éventail, masque mortuaire et plumes de paon, 1885
© Collection privée. Photo Steven Decroos

Ce tableau de Berthe Art (1857-1934) semble tout à fait classique, normatif, avec sa composition centrée, la douceur des lumières et les nuances des verts sauge opposées à l’étendue chromatique des roses incarnats. L’artiste bruxelloise aurait-elle l’intuition de ce moment de passage dans l’histoire de la peinture, quand le sujet central sans faille, solide, glisse vers des objets tout en surface, légers et fragiles comme l’éventail de papier qui s’étire, les œillets fraîchement cueillis, les plumes de paon? À travers ces objets, le pivot central se déploie en périphérie, comme la branche de lierre qui serpente et se déroule, comme le paon quand il fait la roue, comme les motifs végétaux imprimés sur le textile du fond. Berthe Art place au centre de son tableau un moulage de L’inconnue de la Seine, dont le masque mortuaire est à l’époque un ornement obligé dans les ateliers d’artistes à cause de son sourire aussi énigmatique que celui de la Joconde. La tradition voulait que l’on peigne le portrait de face; or ici la peintre le représente de profil, peu identifiable, tandis que la chevelure déplie le volume en tranches qui s’étendent en surfaces. En mettant en avant la question du face/profil, du fragment et du volume/surface, Berthe Art aurait l’intuition de la désintégration du noyau central telle que le pratiquera le cubisme peu de temps après. Avec pareil tableau, l’art est en marche.

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Marguerite Verboeckhoven, Mer phosphorescente, 1912
© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Avec Mer phosphorescente, en 1912, Marguerite Verboeckhoven (1865-1949) sait-elle que son tableau précède de quelques années seulement les monochromes par lesquels Malévitch va changer de manière radicale la direction de la peinture occidentale? Il ne s’agit pas d’un accident en ce qui concerne la peintre belge, puisque la plupart de ses marines évaporent l’image en ne gardant que le minimum de signes indispensables à la représentation. Ainsi Temps clair, en 1913, qui appelle le blanc, fait le contrepoint parfait de Mer phosphorescente qui incline vers l’absence de lumière. Marguerite Verboeckhoven aime représenter la mer, mais aux moments les plus inattendus, quand le sujet se trouve aux limites de sa reconnaissance visuelle. Malgré son louable culot formel, ce type d’œuvre n’atteint pas pleinement à la modernité parce qu’elle garde cette idée de représentation: ‘Ce n’est pas en perfectionnant la bougie que l’on a découvert l’électricité’ disait Louis Schorderet.

Marguerite Verboeckhoven, Temps clair, 1913 © Musée Charlier, Saint-Josse/Bruxelles

Vivant dans un monde coloré depuis l’enfance, puisque son père fabrique des encres d’imprimerie, à 17 ans Yevonde Cumbers — Madame Yevonde sous son nom d’artiste (1893-1975) — rejoint les rangs des suffragettes anglaises, tout en souhaitant devenir photographe. Elle se forme auprès de Lallie Charles, photographe au grand succès commercial en tant que portraitiste féminine au début du 20e siècle. À 21 ans, Yevonde ouvre son propre studio en plein centre de Londres. Elle se fait connaître en tirant le portrait des personnes dont on parle, les magazines mondains publient ses photos, et elle obtient de lucratives commandes publicitaires. C’est en 1930 que la jeune femme se met à expérimenter la photographie en couleurs — qui existe depuis un siècle mais ne cesse de se perfectionner — en utilisant le Vivex, un procédé innovant qui permet d’anticiper les filtres colorés pop des années 1960.

Madame Yevonde, Madame Maud en couleurs, 1932 © Mary Evans / Yevonde Portrait Archive / Bridgeman Images

‘Si nous devons avoir des photographies en couleur, pour l’amour du ciel, ayons une explosion de couleurs, et pas vos insipides effets teintés à la main.’ Convaincue que la photographie mélange la science et l’art, elle multiplie les recherches techniques. Alors que la couleur en photographie est encore méprisée ou utilisée avec parcimonie, Madame Yevonde la défend bec et ongles devant ses collègues de la Royal Photographic Society lors d’une conférence intitulée ‘Why Colour?’ en 1932.

Madame Yevonde fait un usage encore jamais vu à travers des natures mortes surréalistes et plusieurs centaines de portraits. Ils détonent de la production courante où la couleur n’était qu’un petit plus séduisant. Avec Madame Yevonde, la couleur devient l’élément premier de la photo, en lieu et place du sujet traditionnel. Dans sa série Goddesses de 1935, Yevonde photographie les figures féminines mondaines de la haute société britannique en les interprétant de manière mythologique, parées de costumes de déesses, d’icônes grecques ou romaines. La photographe y applique sa devise ‘Soyez originale, ou mourez.’

Madame Yevonde, Mrs Richard-Hart-Davis en Arielle, 1935 © National Portrait Gallery, London

Madame Yevonde est le modèle de la plupart des artistes — femmes et hommes — des 20e et de ce début de 21e siècles: à la fois artisanes de la plus haute expertise, entrepreneuses de compétences reconnues, aguerries à la communication et au relationnel… et artistes inventives.


2 réponses à “8 mars 2025, Journée internationale des femmes, 5/6”

  1. On mesure l’écart entre Mme Yevonde «suave et superficiel» et Mme Douard «sombre et dur»…

  2. Merci Vincent ! Passionnant !
    Puis-je proposer une pensée pour la belle et talentueuse Chantal de Spiegeller partie trop vite…..?
    Belle journée solaire …..

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