8 mars 2025, Journée internationale des femmes, 6/6



Audrey Flack, 1931-2024

Audrey Flack, A Brush with Destiny, 2023 © Audrey Flack / Hollis Taggart NY

L’Américaine Audrey Flack se fait connaître au moment de la vague hyperréaliste des années 1970, ce mouvement qui, partant de la photographie, transpose des contenus ‘froids’ le plus objectivement possible en d’autres médiums, par exemple la peinture. L’artiste se dirige alors vers le photoréalisme, qui apporte une coloration narrative et émotive plus ‘chaude’ dans les contenus. Vers la fin de sa carrière, l’artiste touche au Kitsch, c’est-à-dire à l’accumulation hétéroclite dans un produit culturel de traits considérés comme triviaux, démodés ou populaires. Ce parcours artistique a donc consisté à produire des images issues de doctrines esthétiques rigoureuses pour aboutir à leur inverse. A Brush with Destiny de 2023 est un bel exemple de cet aboutissement. 

Audrey Flack, Queen, 1976 © Audrey Flack / Smithsonian American Art Museum

Les prémices se trouvaient déjà dans Queen de 1976, un de ses tableaux les plus représentatifs et qui a propulsé Audrey Flack parmi les artistes les plus marquantes de son époque. On y voit, peints à l’acrylique aussi minutieusement que s’ils avaient été photographiés, en gros plans, des objets du quotidien féminin, comme des petits pots à maquillage, entourés de deux reines: la carte à jouer et la pièce du jeu d’échecs. Cette bimbeloterie a été reprochée à l’artiste parce que… ‘trop féministe’, sans que l’on n’y voie le traitement pictural. La peintre sature les tons et les présente sous un éclairage violent. Elle épure les formes et les matières en vue d’une lisibilité immédiate, et surtout elle ajoute une brillance nettoyée, idéalisée et sans défaut, comme le font les photographes publicitaires lorsqu’ils vantent leur produit par son meilleur aspect visuel. Cette peinture donne l’éclat des facettes d’un diamant aux humbles objets du quotidien.

Isabella Ducrot, née en 1934 

‘Je pense que la vie, pour les femmes, commence à 60 ans car c’est à ce moment-là que nous commençons à être libres.’ Isabella Ducrot a suivi le parcours de l’épouse d’un homme d’affaires qui voyage à travers le monde, tout en élevant ses enfants. Elle est l’exemple de l’artiste qui se découvre au moment où la plupart envisage l’heure de la retraite. On peut dire les choses autrement: ses pérégrinations autour du monde ont constitué pour l’artiste en devenir un formidable trésor de mémoire visuelle. En effet, elle n’a eu de cesse d’accumuler des textiles anciens, des bouts de tapis, des vieux papiers non utilisés, des miniatures indiennes et persanes, des antiquités provenant de Turquie, de Chine, d’Inde, du Tibet, d’Afghanistan, entre autres. 

Isabella Ducrot, Surprise XVIII, 2024 © Isabella Ducrot / Sadie Coles HQ

D’autre part, sa passion pour l’art baroque l’a fait acquérir des choses moins appréciées à l’époque, mais considérées aujourd’hui comme étant des chefs-d’œuvre, par exemple des tableaux d’Artemisia Gentileschi, ou de Luca Giordano, un des contemporains et admirateurs du Caravage et de Jusepe de Ribera. On peut donc affirmer qu’Isabella Ducrot s’est forgé une vision multiculturelle et un œil curieux par le biais de son musée personnel. 

Isabella Ducrot, L’Arte non è cosa nostra, Italian Pavilion, 2011, Venice Biennale © Isabella Ducrot

Un déclic se produit au Palais Topkapi à Istanbul où sont exposés les habits des sultans de l’empire ottoman: ‘J’ai été profondément frappée par leur taille disproportionnée qui ne tient aucun compte de l’anatomie normale de l’être humain’. Nantie de ce bagage, Isabella Ducrot construit son œuvre en travaillant la matière même du tissu, par exemple en l’étirant, qu’il s’agisse de lin, de soie, de laine ou autre, afin que la trame devienne visible, révélant l’architecture originelle de la matière, composée de fils croisés et de vides. Cette pratique l’amène à interroger les supports en papiers rares et anciens trouvés au Japon et sur tous les continents, ou des papiers fabriqués de manière artisanale pour des usages spécifiques comme la préservation des manuscrits médiévaux. Il s’agit pour l’artiste d’explorer la nature de ces matériaux en mettant en évidence leurs particularités, et leur réceptivité aux outils et pigments de la peinture contemporaine. 

Judy Chicago, née en 1939 

Judy Chicago, The Dinner Party, 1974–79, Brooklyn Museum — New York
© Judy Chicago / Photo Donald Woodman

The Dinner Party réalisé par Judy Chicago entre 1974 et 1979 est une ode au féminisme depuis les temps immémoriaux. L’installation triangulaire d’une quinzaine de mètres de côté prend la forme de 39 tables de banquet, en honneur d’invitées de tous temps et de toutes cultures, choisies pour célébrer les femmes les plus remarquables de l’Histoire et de la mythologie, quel que soit leur domaine. Pour n’en citer que quelques-unes, on y trouve la Déesse primordiale, des déesses de la fertilité, Ishtar, Kali, les Amazones, Hatchepsout, Judith, Sappho, Hypatie, Marcelle de Rome, l’impératrice Théodora, Trotula de Salerne, Petronilla de Meath, Christine de Pisan, Artemisia Gentileschi, Caroline Herschel, Sojourner Truth, Margaret Sanger, Virginia Woolf… 

Les invitées d’honneur sont désignées au moyen de chemins de table finement brodés, ainsi que des images ou des symboles liées à la convive. Chaque décor se constitue d’une serviette, de couverts, d’un calice en or, ainsi que d’une assiette en porcelaine peinte dans le style approprié à la femme honorée. Beaucoup d’entre elles portent un relief en forme de papillon ou de fleur symbolisant une vulve. Les noms de 999 autres femmes sont inscrits en or sur le sol carrelé blanc autour de la table triangulaire. Réalisé en tissage, en peinture sur porcelaine, en broderie et en couture, The Dinner Party ne manque pas de célébrer aussi les arts domestiques historiquement féminins. 

Judy Chicago, The Dinner Party, détail, 1974–79, Brooklyn Museum — New York
© Judy Chicago / Photo Donald Woodman

Dès le début, l’œuvre de Judy Chicago a fait l’objet d’âpres débats entre les ‘pour’ et les ‘contre’, surtout de la part de femmes, les unes prétendant à l’exemple même de l’action féministe, tandis que les autres — souvent plus nombreuses — n’y ont vu qu’une récupération tapageuse, les sexes ou leur symbole dans les assiettes confirmant la réduction des femmes à leur genre, ce qui ne respecte pas la cause féministe. 

Carolee Schneemann, 1939-2019 

Les premiers faits marquants de la carrière artistique de Carolee Schneemann sont le renvoi de Bard College pour ‘débauche morale’, puis les quelques mots d’un enseignant: ‘Tu es une gamine fabuleuse, tu pourrais aller très loin, mais ne prends pas l’art trop à cœur, tu n’es qu’une fille.’ Il n’en faut pas davantage pour que la jeune femme s’intègre rageusement à l’avant-garde new yorkaise des années 1960, dont le Happening et le Body Art sont les formes les plus avancées de l’époque.

Le but est de rejeter toutes les idées reçues concernant l’art, non seulement entre l’art et le non-art, mais aussi l’art et la vie. Parmi ces idées reçues, il y a la longue tradition du nu féminin en peinture ou en sculpture, ce nu toujours muet et miroir du désir masculin. On comprend mieux alors l’assertion de Carolee Schneemann: ‘Je voulais que mon corps soit combiné avec l’œuvre comme un matériau intégral’. À ceci, il faut ajouter la percolation dans le public des idées de Wilhelm Reich et d’Herbert Marcuse, qui comprennent les comportements sexuels entravés par des contraintes sociales. La libération sexuelle s’ensuit. Le nu féminin artistique s’installe dans la Performance.

Carolee Schneemann, Up to and Including Her Limits, 1973 – 1976
© 2025 Estate of Carolee Schneemann / MoMA New York

Up to and Including Her Limits a marqué les esprits: suspendue à un baudrier comme en utilisent les élagueurs, Carolee Schneemann dessine au gré des mouvements qu’elle provoque. L’Action Painting de Pollock ne fait pas autre chose, mais en restant dans le champ clos de la peinture traditionnelle. Lorsque Pollock a terminé de peindre la toile couchée sur le sol, il ne reste qu’un tableau à suspendre aux cimaises du musée. La façon dont l’artiste a procédé est perdue à tout jamais. Lorsque Carolee Schneemann a terminé sa performance, les vidéos ont enregistré la mise en place et le déroulement, sous plusieurs angles et avec le son, de l’oeuvre en train de se faire. Les traces laissées sur le support sont visuellement augmentées par la danse du corps-outil. Le cheminement de l’oeuvre et sa construction importent plus que son résultat figé.

Carolee Schneemann, Interior Scroll, 1975, Extrait de la performance Women Here and Now,
East Hampton, NY, 1975. © Carolee Schneemann Foundation / Photo Anthony McCall

Mais le pigment et la toile sont-ils encore nécessaires? Interior Scroll pense le contraire. On y voit l’artiste qui sort de son vagin une sorte de cordon ombilical constitué d’un ruban de papier qu’elle lit au fur et à mesure. Chacun de ces textes est en rapport direct avec les revendications féministes. Peut-on être plus direct dans le passage du corps à l’expression verbale et à la méditation qui suscite le débat? La femme n’a plus besoin de poser, de dessiner ou de réfléchir à une définition de l’art. Son corps sexué enfante du dessin et des idées. Il incarne l’œuvre.

Rebecca Horn, 1944-2024

Toute petite, Rebecca Horn (1944-2024) a baigné dans un environnement linguistique compliqué par l’immédiate après-guerre: ‘On ne pouvait pas parler allemand. Les Allemands étaient détestés. Nous avons dû apprendre le français et l’anglais. Nous voyagions toujours ailleurs, parlant quelque chose d’autre. Mais j’ai eu une gouvernante roumaine qui m’a appris à dessiner. Je n’étais pas obligée de dessiner en allemand, en français ou en anglais. Je pouvais juste dessiner.’ Voilà aussi comment naît une vocation artistique.

Rebecca Horn, Pencil Mask,1973, Rebecca Horn Collection © Rebecca Horn / ProLitteris, Zürich

À 20 ans, la jeune femme se voit contrainte d’effectuer une longue cure en sanatorium après avoir suivi des cours d’art quelques années plus tôt, pendant lesquels l’artiste a contracté une maladie pulmonaire en inhalant les vapeurs toxiques de résines synthétiques et de fibre de verre. Depuis son lit d’hôpital, la malade réalise des ‘body sculptures’ afin de peupler sa solitude, en communiquant par des formes organiques. Toute sa carrière en sera marquée, avec des performances et des narrations filmées générées par l’obsession du corps diminué, qui n’a d’autres choix que s’aider de prothèses, de cocons, de masques et d’éventails. Pencil Mask en est un bon exemple, qui montre le visage de l’artiste prisonnière d’un masque de cuir d’où pointent des crayons. La performeuse tourne la tête alternativement de gauche à droite, et le ‘dessin’ s’inscrit sur le mur vertical contre lequel elle se tient. 

Rebecca Horn, Vue d’ensemble de l’installation à la Haus der Kunst, Bonn, 2024
© Rebecca Horn / VG Bild-Kunst

Tout en explorant et questionnant les possibilités d’un corps brimé mais néanmoins producteur de flux, Rebecca Horn amplifie l’idée de transformation en imaginant des corps-machines où le mouvement du vivant s’incarne dans une mécanique. Ainsi, par exemple, The Peacock Machine qui reprend le mécanisme d’un paon faisant la roue. Avec Concert pour Buchenwald en 1999, l’artiste propose aussi des installations-performances adaptées au lieu où elles se tiennent, par exemple dans l’ancien dépôt de tramways du camp de concentration de Buchenwald, où un wagon heurte violemment des murs de cendres aux côtés d’instruments de musique éventrés. .

Barbara Kruger, née en 1945

Barbara Kruger, née en 1945, débute sa carrière dans le monde de la publicité en étant chargée de conjuguer le talent du rédactionnel à celui des images, en vue de la communication de masse. La graphiste y apprend ce qui est entretemps devenu le slogan publicitaire de Paris Match entre 1978 et 2008: ‘Le poids des mots, le choc des images.’ La saisie du regard, le cadrage et l’impact visuel n’ont désormais plus de secret pour Barbara Kruger, qui maîtrise toujours mieux les techniques d’une publicité réussie, émotionnelle, désirable par la promesse d’un mieux… à condition d’acheter. 

Barbara Kruger, I shop therefore I am, 1987 © Barbara Kruger

Pourquoi ne pas détourner cette expertise en vue d’une démarche artistique personnelle? Barbara Kruger saute le pas, avec par exemple I shop therefore I am. Le slogan reprend la locution de René Descartes: ‘Je pense donc je suis’, en l’appliquant au monde contemporain de la consommation à outrance garante d’une vie heureuse. Par rapport à la main qui le présente, il n’est pas anodin que la taille du pavé typographique reprend celui d’une carte bancaire. Le montage graphique se différencie de l’image publicitaire par un choc visuel peu agréable, par ses couleurs brutes: noir, blanc, rouge, sans le moindre allèchement, et son éclairage expressionniste rude aux yeux. Inconsciemment, l’encadrement rouge rappelle celui des signaux d’interdiction que l’on rencontre partout dans la signalisation routière. Aucune séduction dans la typographie omniprésente, qui reprend la plus banale des polices. 

‘Nous sommes les esclaves des objets qui nous entourent’ prédisait déjà Goethe. Barbara Kruger invite le spectateur à interroger le rapport aux objets dans le monde d’aujourd’hui. Toutefois, l’artiste prend soin de ne pas s’enfermer dans cette seule bataille où le shopping signifie exister, car son œuvre s’ouvre ensuite dans bien d’autres domaines, par exemple celui de la disposition du corps des femmes par elles-mêmes. Your body is a battleground fait suite au remplacement progressif des juges libéraux par des juges conservateurs à la Cour Suprême des États-Unis, faisant déjà craindre pour le droit à l’avortement.

Barbara Kruger, Sans titre, 1994-95 et 2013-14, installation au Ludwig Museum, Cologne
© Barbara Kruger / Ludwig Museum

Barbara Kruger appelle à la vigilance, dans tous les domaines, dans une époque de remise en questions de tout ce que l’on imaginait acquis. Ayant débuté sa carrière avec l’imprimé que l’on tient en mains, Barbara Kruger s’émancipe de l’étroitesse de ce médium pour affronter la perception à distance dans les galeries et les musées. Puis elle s’installe dans l’espace public — comme la publicité — en s’affichant sur des panneaux lumineux mobiles, ou à l’arrière des bus new yorkais. 

Guerrilla Girls

Les Guerrilla Girls apparaissent en 1985. Scandalisé par la faible présence des artistes féminines à l’exposition organisée par le Museum of Modern Art de New York, An International Survey of Painting and Sculpture, ce groupe de plasticiennes féministes se forme pour dénoncer le sexisme et le racisme dans les institutions artistiques. Leur mot d’ordre: ‘Réinventer le mot F… afin qu’il signifie désormais féminisme.’ S’autoproclamant la ‘Conscience du monde de l’art’, elles dénoncent ainsi, avec humour et ironie, les obstacles rencontrés par les femmes artistes et leur infime représentation dans les collections des musées. Une de leurs actions la plus connue est la réalisation, en 1989, d’une affiche reproduisant La Grande Odalisque d’Ingres, dont la tête a été remplacée par celle d’un gorille rugissant, posant cette question: ‘Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum? Moins de 4% des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 76% des nus sont féminins.’ Faute de pouvoir le diffuser dans des espaces publicitaires, les Guerrilla Girls placardent cette affiche sur les bus, les murs et les parcs de New York.

Guerrilla Girls, affiche de sensibilisation à leur cause, 1989 © Guerrilla Girls

Derrière ce groupe de militantes se cachent des créatrices anonymes. Portant des masques de gorille lorsqu’elles se produisent en public, les femmes interviennent en empruntant le nom d’artistes féminines décédées et reconnues par les historiens de l’art, comme Käthe Kollwitz, Frida Kahlo, Claude Cahun, Diane Arbus. Elles sont parmi nous, en tout lieu, et se présentent comme les justicières masquées du monde de l’art, à l’instar de Wonder Woman ou de Robin des Bois en version féministe. Le mystère entoure leur identité, leur pseudonyme attire l’attention: personne ne sait d’où elles viennent, combien elles sont ni où elles vont frapper la prochaine fois. Comme le fera Banksy quelques années plus tard, les Guerrilla Girls pratiquent des techniques éminemment publicitaires afin de solliciter l’attention du public. À la différence de leur collègue masculin toutefois, qui produit des images muettes et mystérieuses, les Guerrilla Girls procèdent par pamphlets où elles excellent dans l’usage des mots et des idées à débattre, la présence de visuels n’étant tolérée que… parce qu’il le faut bien. Le plus compliqué reste à faire: bâtir une œuvre.

Guerrilla Girls, affichettes de sensibilisation publiées à des dates diverses © Guerrilla Girls 


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