À l’Est, rien de nouveau


L’actualité artistique internationale du moment se déplace à l’Est, avec la guerre en Ukraine et le Festival Europalia dédié à la Géorgie.

In the Eye of the Storm
Modernisme en Ukraine 1900-1930

Devant la captation d’héritage annoncée par la dictature russe, plusieurs musées européens ont proposé d’abriter les collections de musées ukrainiens. Des expositions itinérantes valorisent une partie de ce patrimoine menacé d’extinction, car les dirigeants actuels de la Russie savent fort bien qu’il ne suffit pas d’exterminer un peuple. Encore faut-il que son histoire disparaisse à jamais, sa langue, sa culture, et faire comme si cela n’avait jamais existé. Les admirateurs et les épigones contemporains de Staline, comme leur maître, excellent à ce genre d’exercice. Ce qui se passe en Ukraine n’est peut-être qu’un avant-goût de ce qui nous attend, car si l’agression de la Russie contre sa voisine a pour objectif de faire disparaître celle-ci en l’assimilant par la force, et contre la volonté de ses habitants, l’Ukraine ne serait qu’un premier pas. Les dirigeants nostalgiques du grand Empire russe ont plusieurs fois et publiquement déclaré leur volonté d’un nouvel ordre mondial, dans lequel leur Empire s’étendra de Lisbonne à Vladivostok. Nous sommes prévenus.

Rus’ de Kiev, vers 1054 © Creative Commons Attribution-Share Alik

Un détour par l’Histoire est nécessaire pour apprécier pleinement la présente exposition. La Rus’ de Kiev est la première entité stable de la région du 9e au 13e siècle. Elle comprend les États modernes de Biélorussie, de Russie de l’ouest et d’Ukraine. La Rus’ de Kiev inclut l’actuelle région de Moscou, qui n’est à l’époque qu’une garnison militaire chargée de défendre la frontière vers le nord-est. Rus’ signifie l’État des Rameurs ou le Pays du Gouvernail, qui existe depuis que des Vikings, les Varègues, transitent par ces contrées afin de se créer un accès commercial vers le sud, vers la Méditerranée via la Mer Noire. Les frontières ne cessent de fluctuer au cours des siècles au gré des alliances militaires et politiques, synonymes de conquêtes ou de pertes de territoires.

En 1708, l’Ukraine acquiert son l’indépendance vis-à-vis de la Suède, mais peu après le tsar Pierre le Grand envahit le jeune pays et l’Ukraine devient russe malgré elle. Un sentiment d’appartenance nationale ukrainienne fort germe vers 1850, quand l’Ukraine devient le centre de l’industrie lourde de l’Empire russe, mais dirigé et au profit des seuls Russes. La Première Guerre mondiale suivie de la Révolution russe permettent aux Ukrainiens de déclarer leur indépendance de 1918 à 1922, mais les Bolcheviks intègrent de force le territoire de leurs voisins. L’Ukraine devient une République de l’URSS, et la Russie de Staline y impose sa loi par la terreur, les déportations, les destructions, le pillage et la famine. À l’Est, rien de nouveau.

Originaire d’une région proche de l’Ukraine, Nikita Khrouchtchev offre la Crimée à l’Ukraine en 1954, car les Tatars, occupants de la région depuis des siècles, ont été déportés en Sibérie, leur absence créant un désert économique qui n’a plus le moindre intérêt pour l’Empire. En 1989, l’Ukraine regagne son indépendance, et se tourne vers l’Occident, signant un partenariat avec l’OTAN en 1997.

Auparavant, en 1994, l’Ukraine acceptait le désarmement nucléaire moyennant la garantie de son intégrité territoriale et de son indépendance par… la Russie, les États-Unis et la Grande Bretagne. En 2014 la Russie annexe le territoire ukrainien de Crimée sans que les USA et la Grande Bretagne ne bronchent. Nous en payons les conséquences, car la dictature russe constate alors la faiblesse ou la peur de l’Occident engoncé dans son confort douillet, à la manière dont jadis les Byzantins ont préféré de s’écharper sur le sexe des anges alors que les troupes ottomanes s’apprêtaient à mettre la ville à feu et à sac. La suite, on la connaît.

Vadym Meller, Composition, 1919 © National Art Museum of Ukraine

Davyd Burliuk, Carrousel, 1921 © National Art Museum of Ukraine

L’exposition présentée aujourd’hui par les Musées Royaux des Beaux-Arts à Bruxelles se focalise sur la créativité en Ukraine au début du 20e siècle, le moment où cette nation hétéroclite quant à ses composantes ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses et historiques, s’est perçue comme un peuple en voie d’unification. Le désir est grand alors de montrer de quoi on est capable, et que l’on rivalise avec le meilleur des avant-gardes les plus pointues. Bien entendu, cette créativité ne concerne pas seulement les arts plastiques, mais également le graphisme et la typographie, le théâtre, la musique, la poésie, l’architecture et les autres arts comme tous les pans de la société.

Vasyl Yermilov, Design de la revue New Art, 1927 © National Art Museum of Ukraine

L’objectif est simple: transformer l’art et le monde. Les artistes ukrainiens voyagent vers les centres créatifs européens de l’époque, dont Paris est le phare. Toutefois, cette avant-garde ne veut pas se passer des traditions populaires, et trouve aussi l’inspiration dans les techniques artisanales séculaires toujours vivaces, dans les arts décoratifs, dont l’art religieux traditionnel. Ainsi, ce sont des artistes qui se chargent de visualiser l’unité nationale par les timbres-poste, les billets de banque, les affiches, etc. Dans les années 1930, la répression stalinienne dénonce ces avant-gardes comme étant la survivance d’un passé bourgeois, et assassine les ‘meneurs’ du monde culturel au nom de leurs ‘élucubrations néfastes’. La bien-pensance de l’époque incarnée par le Réalisme Socialiste s’impose par la force. Rien n’a changé, son Histoire montre que siècle après siècle l’Empire russe se renforce et se nourrit de la dépouille violentée de ses voisins. Après l’Ukraine, à qui le tour? Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas.

Alexandra Exter, Trois personnages féminins, 1909 © National Art Museum of Ukraine
Marko Epshtein, Violoncelliste, 1920 © National Art Museum of Ukraine

In the Eye of the Storm
Modernisme en Ukraine 1900-1930s
Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
Rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles
Du 19.10.2023 au 28.01.2024
Du mardi au vendredi de 10h à 17h
Dimanche de 11h à 18h
Fermé les 1 et 11 novembre, le 25 décembre et le 1 janvier
Fermé à 14h les 14 et 31 décembre
https://fine-arts-museum.be/fr

Après un séjour au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza de Madrid du 29 novembre 2022 au 30 avril 2023, l’exposition s’est tenue du 3 juin au 24 septembre 2023 au musée Ludwig de Cologne. Elle sera ensuite présentée au Musée du Belvédère à Vienne, et à la Royal Academy of Art à Londres.

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2 réponses à “À l’Est, rien de nouveau”

  1. Merci à Lucterios pour nous rafraîchir la mémoire, grâce à cette Exposition sur la créativité en Ukraine, présentée dans les Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

    • Il y a lieu d’être inquiet, vraiment, surtout après la déclaration de Poutine ce dimanche où il menace les pays Baltes en leur signifiant qu’après l’Ukraine ce sera leur tour, et que l’Occident, lassé, les laissera tomber. Je crains fort que ce qui se passe en Ukraine soit le remake de ce qui se passe depuis trente ans en Géorgie et en Arménie (jadis des bastions chrétiens tournés vers l’Occident), c’est-à-dire un grignotage et l’anéantissement au profit de dictatures totalitaires, que ce soit l’Empire russe ou l’Islam. Il y a déjà eu une anticipation de ce type de conflit au Kosovo en 1998, où l’Europe et l’OTAN sont intervenus afin de soutenir l’avancée totalitaire musulmane que les orthodoxes serbes et les minorités hongroises tentaient d’enrayer. Pas étonnant dès lors que ces populations européennes se sentent aujourd’hui proches de Moscou. Avec le recul, la politique étrangère occidentale a failli, parce que aveugle au long terme de l’Histoire. Autre erreur monumentale quand l’Union européenne a renié ses racines chrétiennes, et a ainsi laissé la porte ouverte à une invasion lente mais bien réelle, relativement pacifique si l’on excepte les attentats comme celui de Charlie Hebdo, et les assassinats d’enseignants comme Samuel Paty, pour ne prendre que deux exemples parmi bien d’autres, donc pas si pacifique que cela malgré ce que bêlent nombre d’entre nous pour qui la tolérance est à sens unique (« si on te frappe la joue droite, tends la gauche »).

      Il faut toujours se souvenir de la chute de Constantinople, quand les responsables discutaient du sexe des anges alors que les ottomans avaient commencé le siège de la ville. On sait comment cela s’est terminé, et se poursuit aujourd’hui encore.

      Churchill, reviens !

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