Ai Weiwei, une répression féconde


Trublion de l’art contemporain, l’artiste chinois Ai Weiwei était récemment de passage à Bruxelles, en tant qu’invité du festival Millenium consacré au cinéma documentaire. Il y a présenté son dernier film, Rohingya, qui explore la condition des migrants Rohingya qui fuient les persécutions au Myanmar, et bravent tous les dangers pour se réfugier au Bangladesh. Ils s’y entassent à près d’un million, dans un des plus grands camps de réfugiés au monde. Ai Weiwei y filme leur quotidien dans la survie, mais aussi leurs coutumes, leurs rituels, et leur culture, alors qu’ils sont dénués de tout et abandonnés de tous.

Ai Weiwei (né en 1957) sait de quoi il parle: lui aussi a été persécuté en Chine, et n’a vu d’autre solution que l’exil. Il représente ce que les dictatures détestent le plus: l’indépendance d’esprit et la liberté d’expression. Sa qualité d’artiste international en fait un emblème parmi les plus visibles des figures d’opposition de son pays d’origine. L’actuelle exposition au Design Museum de Londres met l’accent sur les objets traditionnels chinois détruits par la modernité, sa démographie et son système politique.

Ai Weiwei, Fuck Off, Study in Perspective, 1995 © Ai Weiwei Studio
Ai Weiwei, vue de l’exposition au Design Museum à Londres, photo Ed Reeve, 2023 © Ai Weiwei Studio
Ai Weiwei, déclinaisons en sculptures à partir de Fuck Off, 2018 © Ai Weiwei Studio

Fuck Off, en 1995, montre que malgré ses efforts incessants depuis Mao dans les années 1960, l’État chinois n’a pas réussi à éradiquer la contestation de son régime. Sous prétexte d’une étude de perspective, l’artiste brandit un doigt d’honneur au symbole répressif du pouvoir en son pays, la notoire place Tian’anmen, jouxtant la Cité Interdite à Beijing. Ai Weiwei répète son geste devant les lieux les plus connus au monde, par exemple la Maison Blanche à Washington ou la Tour Eiffel à Paris, entre autres. Il y apprend qu’une même idée, devenue performance, peut se décliner sous plusieurs formes matérielles, ici une photographie en noir et blanc, et là des sculptures de tailles différentes, réalisées dans diverses matières, colorées différemment, mates ou brillantes.

Ai Weiwei, Dropping a Han Dynasty Urn, 1995 © Ai Weiwei Studio
Ai Weiwei, Han Dynesty Urn with Coca-Cola logo, 1994 © Ai Weiwei Studio

Parallèlement, Ai Weiwei multiplie les provocations, par exemple en brisant une urne précieuse — et très coûteuse — de la dynastie Han qui régnait sur la Chine il y a plus de deux mille ans. Pour la petite histoire, Ai Weiwei s’y est repris à deux fois, la première prise de vue ne rendant pas compte de l’événement de manière satisfaisante. À la même époque, ne reculant devant aucun sacrilège, il peint le logo Coca-Cola sur une autre de ces urnes historiques.

Ai Weiwei, Souvenir de Shanghai, 2012, photo Kay Nietfeld © Ai Weiwei Studio

Souvenir de Shanghai est tout ce qui reste de l’atelier de l’artiste après sa destruction volontaire par les autorités. Supprimant son lieu de travail, son atelier et ses outils, la mémoire des oeuvres qui s’y trouvaient, chassant l’artiste et en faisant un sans-abri, le pouvoir pensait le mettre définitivement hors de nuire. C’était mal connaître Ai Weiwei, qui a rassemblé les débris afin d’en construire une sculpture-témoignage, et qui s’exprime désormais principalement via les réseaux sociaux. Ces quelques oeuvres ont toutes pour point commun qu’elles posent la question de la source de l’art, mettant en avant l’idée du pot de terre contre le pot de fer. Le compte-rendu d’un handicap, physique, moral, social, est-il suffisant pour faire germer puis nourrir une oeuvre? L’opposition à un système suffit-elle à se pourvoir de la capacité d’artiste? Est-ce un geste créateur que d’être «contre»?

Ai Weiwei, Colored House, 2013, photo Ed Reeve © Ai Weiwei Studio

Les dimensions de la surface au sol du Design Museum permettent d’exposer des oeuvres difficilement montrables autrement. Ainsi Colored House, la structure en bois d’une maison de la dynastie Qin, la dernière dynastie impériale (1644-1912). Elle a été sauvée de la destruction par Weiwei, alors que des promoteurs privés souhaitaient la remplacer par une construction moderne en béton. On trouve aussi Rebar and Case, en mémoire des milliers d’enfants décédés lors du tremblement de terre au Sichuan en 2008, parce que les normes de sécurité de construction de leurs écoles n’avaient été ni respectées, ni contrôlées.

Ai Weiwei, vue d’ensemble, à l’avant-plan Still Life, photo Ed Reeve © Ai Weiwei Studio
Ai Weiwei, Still Life, 1993-2000, photo Ed Reeve © Ai Weiwei Studio

La Chine contemporaine ferait ainsi peu de cas de son patrimoine et de sa population, car l’enrichissement est devenu la valeur primordiale, peu importe les conséquences. Et tant pis si cela signifie la perte irrémédiable de millénaires de culture, de savoir-faire et d’ingéniosité dans le domaine de la construction ou du design des objets quotidiens. C’est ainsi que Ai Weiwei a pu se procurer, en toute légitimité, des milliers de d’objets indispensables à la survie des populations préhistoriques chinoises. Ces outils, têtes de hache, pointes de flèches, racloirs, etc, ne figurent donc pas dans les vitrines des musées chinois, mais sont ici soigneusement disposés sur le sol en immenses tapis. Leur masse et leur nombre impressionne, et fait disparaître l’idée d’objet remarquable et précieux, digne d’un musée. On comprend alors pourquoi les oeuvres de Ai Weiwei montrent si peu d’êtres humains, car ils comptent aussi peu que les artefacts. L’humain serait devenu un nombre statistique destiné à nourrir des algorithmes.

Ai Weiwei, Sunflower Seeds, 2010, Tate Modern, Londres, photo Loz Pycock © Ai Weiwei Studio / Tate Modern
Ai Weiwei, Sunflower Seeds, 2010, Tate Modern, Londres, photo Loz Pycock © Ai Weiwei Studio / Tate Modern

En 2010, au Tate Modern de Londres, Ai Weiwei a proposé Sunflower Seeds, une installation gigantesque composée de millions de graines de tournesol en porcelaine, fabriquées manuellement par des artisans spécialisés chinois. Mille mètres carrés étaient ainsi couverts où le public était invité à marcher, à se coucher comme s’il s’agissait d’une plage où les grains de sable étaient remplacés par d’autres graines, artificielles. L’artiste explique son choix par le fait que sous le règne de Mao Tsé-toung, le peuple était contraint de se tourner vers le Grand Timonier comme autant de tournesols assoiffés de soleil. Ici, les graines anonymes ne sont contraintes à rien, et surtout pas à obéir à la lumière orientée de leur guide suprême. Elles s’entassent les unes sur les autres dans la grisaille d’une totale indifférence. Avec Sunflower Seeds, le rapport du un au multiple et de l’individu à la nation, qui est constant depuis les débuts de l’oeuvre, devient évident, autant que la marchandisation des valeurs, y compris les biens culturels séculaires. Avec Ai Weiwei, l’idée de pièce unique, fruit d’un sujet particulier et remarquable, n’existe pas. La question est de décider si le corps d’un individu privé lui appartient, ou s’il appartient au groupe dont il fait partie.

Ai Weiwei, Life Jackets, Québec, 2016 © Ai Weiwei Studio

En attendant, des milliers de migrants anonymes fuient à chaque minute l’une ou l’autre région du monde, avec l’espoir de trouver meilleur, ailleurs. Ceci déclenche les tragédies dont nous informent les médias, avec, par exemple, la Méditerranée en train de devenir le plus grand cimetière du monde. Ai Weiwei ne pouvait laisser passer cette occasion de dénoncer une telle catastrophe humanitaire, et surtout en tirer une idée productrice d’art. L’artiste réunit alors deux mille gilets de sauvetage environ, récupérés après un naufrage sur l’île grecque de Lesbos, et les accroche aux fortifications séculaires de la ville de Québec. Ces gilets semblent sortir de l’eau et grimper à l’assaut des murailles défensives du vieux monde: tout un symbole. Les couleurs du malheur deviennent un mur de fleurs éclatantes. L’abomination peut-elle devenir positive?

Millenium
Festival International du Film Documentaire
Ai Weiwei, invité d’honneur et président du jury 2023
Bozar, Bruxelles
Du 26.03 au 06.04.2023
info@festivalmillenium.org
https://www.festivalmillenium.org/contact/contact-us/

Ai Weiwei: Making Sense
The Design Museum
224-238 Kensington High Street, London W8
Du 7 avril au 30 juillet 2023
Tous les jours de 10 à 18h
Le dimanche jusqu’à 21h
https://designmuseum.org/exhibitions/ai-weiwei-making-sense

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2 réponses à “Ai Weiwei, une répression féconde”

  1. Ce qui caractérise les systèmes totalitaires c’est évidemment leur haine, leur dégoût d’une culture non asservie, des rencontres enrichissantes, le respect de l’autre, en gros les marqueurs d’une civilisation au quotidien. Mais s’opposer à une dictature féroce en imitant ses propres travers et gestes destructeurs, même symboliquement, cela me dérange donc j’ai frémi devant l’explosion délibérée d’un admirable objet rare, ayant survécu à tout. C’est une démolition volontaire et rageuse qui imite de facto les destructeurs tout en prétendant les blâmer. Or l’art doit rester au-dessus des contingences temporelles politiques, il devrait sublimer cela, être un horizon « décoincé » et prometteur. Mais fort heureusement Wei Wei se rattrape par ailleurs en détournant aussi en objets symboliques les signes extérieurs de la violence d’Etat, de la répression, de la perversion totalitaire. Là il fait oeuvre utile, redevenant créateur parmi les destructeurs, démontrant la perversion d’un système avec force, pointant son interne stupidité. La vraie révolution pacifique n’est pas de brocarder Coca Cola en dessinant son logo sur un artefact, c’est faire en sorte que la marque soit délaissée par tout le monde. Mais on sait qu’ elle est aussi le symbole d’une liberté frelatée, d’un Occident désenchanté à l’image de sa recette faite d’eau gonflée par du sucre, rêve de diabétique bienheureux, aveugle et replet, d’où son succès mondial emblématique. On aimerait tant voir l’artiste s’ébrouer pleinement dans son grand pays enfin totalement libéré et fier de son génie intrinsèque jadis reconnu car nul doute qu’il
    s’exprimerait alors à pleine puissance. Mais plaider pour une liberté sans contrainte, sans limites ni frontières, c’est trop espérer dans le monde actuel plus mercantile et guerrier que jamais…

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