Anish Kapoor, à ne pas en croire ses yeux


La grande affaire de cette biennale de Venise 2022 aura été la double exposition Anish Kapoor. L’artiste, né en Inde en 1952 et vivant depuis ses vingt ans en Angleterre, y a montré toute l’étendue de son talent. Les créations présentées ici sont si contrastées qu’on les croirait enfantées par des auteurs différents. Elles ont été présentées à la Galleria dell’Academia, à quelques pas de la Fondation Peggy Guggenheim, et au Palazzo Manfrin situé dans le quartier de Cannaregio. 

Anish Kapoor, Pregnant Withe Within Me, 2022 © Anish Kapoor 

À première vue, Pregnant White Within Me, de 2022, ne montre rien. Le visiteur entre dans une salle vide. Après un temps d’adaptation, le mur du fond, tout blanc, se met à palpiter. Une énorme cloque semble gonfler la surface blanche jusque-là inerte. En s’approchant, ou de biais, on constate un relief énorme. Par quel miracle celui-ci était-il invisible au premier coup d’œil? Voici une œuvre qui trompe les sens. Sans en référer aux nombreuses peintures des siècles précédents qui imitent la ronde-bosse ou le bas-relief, les illusions créées par Anish Kapoor hésitent entre peinture et sculpture. « Le pigment concourt à donner à l’objet un caractère d’invisibilité… pour lequel les notions de devant, de derrière, de côtés sont pratiquement inexistantes », déclare-t-il en interview. Plus généralement la confusion des perceptions est un des fondements de l’œuvre.

Anish Kapoor, Pregnant Withe Within Me, 2022 © Anish Kapoor 

L’affaire du Vantablack

Anish Kapoor, Vantablack, 2014 © Anish Kapoor 

Voilà pourquoi l’artiste a tellement insisté il y a quelques années pour s’assurer l’exclusivité d’utilisation du Vantablack, le noir le plus noir jamais produit dans l’histoire de l’humanité. Pour rappel, le noir absolu n’existe pas sur notre Terre; il y a toujours un infime pourcentage de lumière qui permet de le détecter. Aussi, quand un laboratoire britannique, spécialisé en nanotechnologies, et travaillant pour la Défense, met au point un pigment exceptionnel, Anish Kapoor voit un de ses rêves les plus fous se réaliser. Il suffit de peindre une surface (sur le sol par exemple), avec ce type de peinture, pour que la perception humaine y voit une béance infinie. Le réflexe animal millénaire active la peur panique du gouffre et la crainte de la chute dans un monde inconnu. Une des plus grandes hantises enfouie dans la mémoire humaine se réveille avec brutalité: l’avalement. L’instinct de survie s’affole à l’idée de disparaître ainsi en une seconde sans laisser de traces. Afin de préciser la portée de son œuvre, le peintre qui est à la fois sculpteur souligne que « La peinture donne la présence aux objets. Je leur apporte la disparition ». Tout objet, même le plus sophistiqué et le plus volumineux, disparaît une fois recouvert de Vantablack. Il ne laisse place qu’au vide, que l’imagination humaine peuple de choses terrifiantes. Voilà pourquoi Anish Kapoor n’a pas besoin de monstres, ni même de peinture figurative ou de la représentation. 

Eloge de la bidoche

Anish Kapoor, Mount Moriah at the Gate of the Ghetto, 2022 © Anish Kapoor 

Mount Moriah at the Gate of the Ghetto répond point pour point à Pregnant White Within Me. Le titre, déjà, pourrait être une indication, le Mont Moriah étant un massif montagneux, cité dans le Livre de la Genèse comme étant le lieu du sacrifice d’Isaac. Dieu éprouve la foi d’Abraham en exigeant de lui sacrifier son fils unique, comme on le ferait d’un bélier. Au dernier instant, un ange arrête le bras meurtrier. Des générations de croyants ont évidemment été frappés de la cruauté d’une telle demande qui assimile son propre enfant à un animal. Le mot boucherie vient immédiatement à l’esprit. En effet, une gigantesque charogne, dépiautée, sanguinolente, est suspendue au plafond de l’élégant Palazzo Manfrin. Il ne s’agit pas de vraie viande bien entendu, mais d’une illusion en trois dimensions réalisée de matériaux composites qui résisteront au temps, puis colorée de manière réaliste. L’effet, bluffant, provoque un immédiat haut-le-coeur. Le trompe-l’œil de Mount Moriah at the Gate of the Ghetto rejoint ainsi Pregnant White Within Me et l’utilisation du Vantablack, car ces trois œuvres, toutes dissemblables qu’elles soient, s’unissent dans le déclenchement d’un réflexe sensoriel, exacerbé, contre lequel la raison ne peut rien. Dans la première œuvre il s’agit d’une illusion d’optique biaisant la perception; dans la seconde, la peur primitive d’être ingurgité; dans la troisième, la répulsion vis-à-vis de la chair sanguinolente. 

Anish Kapoor, Mount Moriah at the Gate of the Ghetto, 2022 © Anish Kapoor 

Mantegna, un antécédent remarquable 

Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort, vers 1480 © Pinacoteca di Brera, Milan 

On comprend alors pourquoi Anish Kapoor voue tant d’admiration à Mantegna, le peintre du début de la Renaissance italienne parfois qualifié de « sculpteur en peinture ». Sa Madone la plus représentative intitulée Madone à la carrière n’est-elle pas prétexte à peindre la variété du monde minéral, du rocher aux innombrables petits cailloux qui jonchent le sol de ses peintures, en passant par les reliefs d’architecture antique? Sa célèbre Lamentation sur le Christ mort de la Brera à Milan frappe les esprits depuis sa réalisation vers 1480, parce que cette grisaille quasi monochrome propose l’étonnant raccourci d’un corps, allongé, mort, sur une table de dissection en marbre. Le cadavre en prend le coloris. Et, de quelque point de vue qu’on le regarde, se déplaçant à gauche, puis à droite, la dépouille semble suivre le spectateur du regard. Cette sensation de se sentir épié par le regard d’un mort met le regardeur-voyeur mal à l’aise, et inverse ainsi toutes les habitudes de vision acquises. Une fois encore, Anish Kapoor dérange, non pas par un sujet, mais par une convention quant à la manière de percevoir une œuvre d’art. 

Andrea Mantegna, Saint Sébastien, 1456-1459 © Kunsthistorisches Museum, Vienne

On retrouve ici le principe qui anime Pregnant White Within Me, où l’habitude des perceptions est mise en cause. Par ailleurs, le linceul peint par Mantegna donne raison à Anish Kapoor quand il déclare que la Renaissance se caractérise par deux apports: la perspective, dont le raccourci n’en est qu’une forme globale et extrême; et les plis qui organisent une profondeur plus tactile, plus proche, davantage accessible aux sens. Enfin, Mantegna restera comme le peintre qui a si bien figuré  Saint Sébastien — plusieurs fois — le martyr condamné à mourir criblé de flèches. Le corps humain ainsi percé de toutes parts devient une enveloppe déchirée où la chair intérieure suinte vers l’extérieur. Mantegna, obsédé de minéralité, incise la peau lisse comme un caillou, il fait saigner la pierre! Le corps devient une peau tendue et dense comme un galet bien lisse dont l’artiste se demande comment figurer ce qu’il y a dedans. Avec ses œuvres actuelles à Venise, Anish Kapoor marche sur ces traces, se posant la même question, mais en se passant du prétexte de la représentation.

Titien, Rembrandt, Goya

Titien, Le supplice de Marsyas, 1550-1576 © musée d’art Olomouc, Kromeriz, Tchéquie 

Avec Mount Moriah at the Gate of the Ghetto, l’artiste contemporain peindrait une cloque qui se rompt, et donne à voir la purulence qui se trouve derrière sa surface. Anish Kapoor se sent bien à Venise au point d’y établir sa Fondation au Palazzo Manfrin. Il apprécie particulièrement les grands peintres classiques épris de couleurs et de recours aux sens, comme Titien. Anish Kapoor sait que, peu avant sa mort, le vieux maître avait réalisé deux toiles qui tentent d’aller voir derrière la surface, en atténuant la frontière habituellement nette entre le dedans et le dehors: La Mort d’Actéon et Le Supplice de Marsyas. Actéon est transformé en cerf pour avoir surpris Artémis au bain, et sera dévoré par ses propres chiens. Le faune Marsyas sera écorché vif pour avoir défié Apollon. Dans les deux cas, au-delà du sujet représenté, c’est le prétexte de la chair dépiautée, arrachée, qui fascine Titien.

Avec Le Boeuf écorché, Rembrandt entre dans le vif du sujet. Le peintre se passe de l’alibi mythologique ou religieux, et ne montre qu’une carcasse suspendue la tête en bas, dans la pénombre, dépiautée et vidée de ses organes trop rapidement putrescible. L’image est tout le contraire d’une glorieuse crucifixion. La manière de peindre rejoint la matérialité du sujet représenté, par ses empâtements et la lourdeur de la touche grasse déposée sur le support en bois. Rembrandt n’a jamais voulu se séparer de ce tableau de portée métaphysique, qui hésite entre la brillance de l’or et la puanteur d’une presque charogne. Goya sautera le pas avec Nature morte avec une tête d’un agneau, qu’il vaut la peine de comparer avec L’Agneau Mystique de Van Eyck peint quatre siècles plus tôt. Aucune élévation spirituelle chez Goya. le peintre y va au hachoir et présente un corps mutilé aux fragments épars, comme à la boucherie, comme il en voit à la guerre qui se déroule sous ses yeux. La répugnance instinctive, pareille au mal être ressenti devant Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, vient ici du fait que la victime a gardé son oeil intact: équarri, il nous regarde encore. Comment peindre le revers de la peau, l’envers de la surface peinte? Que l’on soit Titien, Mantegna, Rembrandt, Goya ou Anish Kapoor, l’interrogation est identique à quelques siècles de distance, même si les époques et les moyens d’y parvenir sont différents. 

Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655 © Musée du Louvre, Paris 
Goya, Nature morte avec une tête d’un agneau, vers 1810 © Musée du Louvre, Paris 

Anish Kapoor à la Biennale de l’art à Venise 2022
Galleria dell’Academia et Palazzo Manfrin, Venise
Jusqu’au 9 octobre
Galleria dell’Academia, Campo della Carità, Dorsoduro 1050, 30123 Venezia
www.gallerieaccademia.it

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7 réponses à “Anish Kapoor, à ne pas en croire ses yeux”

  1. Quels rapprochements de tous ces peintres dans l’histoire. L’art est-il un éternel recommencement avec une expression picturale différente?
    On en redemande

  2. On ne peut rester insensible face à ces oeuvres de Anish Kapoor, devant lesquelles on se sent désemparé. D’abord ce « Pregnant… » qui est un énorme trompe-l’oeil, une mystification grandiose. Quant à l’utilisation du « Vantablack », on dirait un trou noir de l’espace, ramené sur terre. On n’oserait y poser le pied, de peur de se sentir englouti, de quoi frémir! Le steak géant m’a dégoûté: tout disciple des théories Vegan, s’il devait être condamné et placé dans cette salle, demanderait à être exécuté! La comparaison avec les oeuvres suivantes est très pertinente. Des peintures d’un réalisme saisissant!

    • Vegan ou pas, nous sommes faits de chair, chaude, vivante, palpitante, sanguinolente. Le trou, c’est la disparition dans le noir de l’avalement. Même pas la chaleur de l’enfer!

    • Oui, on se sent d’abord désemparé ! Et c’est bien ce que cherche l’artiste. Tromper l’oeil, non seulement, mais aussi les autres sens. Le coup du Vantabnlack est énorme: on SAIT qu’il ne s’agit que d’un peu de peinture, mais la perception trouille quand même, sans que l’on y puisse rien. Quant aux vegans, je me vois désolé pour eux. Mais leur corps est fait de viande sanguinolente, bien chaude.

    • Bien vu. Merci. J’ai d’ailleurs l’impression que Kappor nous prépare encore bien des surprises, on verra. Je me souviens de l’expectative dans laquelle ses oeuvres me plongeaient, adorant cela sans pouvoir me l’expliquer. Situation qui a perduré des années. Puis, d’un coup, devant cette immense cloque blanche quasi imperceptible, tout s’est éclairé, grâce à quelques tableaux de Mantegna vus un peu auparavant, et à une expo Titien (voir compte-rendu sur le site Mu-intheCity). L’intuition soudaine que ces trois là trifouillaient la même question, chacun à sa manière, variable avec les époques. Ceci est à la fois du plaisir et Eureka!

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