Antoni Tàpies, au regret de la Kalachnikov


Le parcours artistique de Antoni Tàpies (1923-2012) semble des plus intéressants à évoquer. Issu d’une famille catalane cultivée, le gamin manifeste des aptitudes à la création, mais la pression familiale lui fait entamer des études de droit. Longuement affecté par des problèmes de santé autant que par la guerre civile espagnole, il meuble cette période d’inactivité forcée par des lectures, l’initiation à la philosophie et à la musique. À 20 ans il renonce aux études afin de devenir artiste.

Antoni Tàpies, Autoportrait à la plume, 1945 © Fundació Antoni Tàpies, Barcelona / SABAM, FotoGasu

Comment se former lorsqu’on est autodidacte, sinon en s’inscrivant dans le courant général de l’histoire de l’art du moment, donc en représentant un sujet central individuel? Cet Autoportrait à la plume de 1945 dit la virtuosité du jeune dessinateur, et son audace dans le traitement graphique par le rendu différencié de la peau lisse du poil de barbe et la texture des lèvres, par exemple. Le titre Autoportrait à la plume indique combien l’artiste débutant prend déjà conscience des moyens mis en oeuvre, le mot « plume » se référant à l’outil d’inscription et non la représentation d’un objet… absent de l’image.

Antoni Tàpies, Matière en forme de pied, 1965 © Fundació Antoni Tàpies, Barcelona / SABAM, FotoGasull

La fréquentation d’un groupe clandestin d’écrivains catalans amène Tàpies à s’intéresser aux avant-gardes du moment, le Dadaïsme et le Surréalisme, puis aux démarches de Miró et de Paul Klee. Dans le sillon de ses deux aînés, dès 1950 l’oeuvre de Tàpies quitte l’idée de représentation pour explorer l’usage d’outils et de supports peu conventionnels. Ainsi Matière en forme de pied, de 1965, dit qu’il s’agit d’abord de matières davantage que de la représentation d’un pied. Il faut d’ailleurs beaucoup de bonne volonté pour y voir un morceau d’anatomie, tant ce pied paraît un alibi gigantesque. L’adoption de fragments a aussi l’avantage de rendre compliquée la perception d’un tout globalisant, et stimule l’imagination qui a toujours tendance à reconstituer un ensemble à partir d’un extrait

3 Antoni Tàpies, Corps de matière et taches orange, 1968, Collection privée, Barcelone © Comissió Tàpies

La rupture d’avec la peinture de représentation est consommée, désormais seul le travail des matières alimentera l’oeuvre de Tàpies. On n’a jamais assez dit combien l’idée de représentation, assimilée à un miroir, lisse, avait suscité l’invention de la peinture à l’huile, et combien cette technique entrée dans les moeurs artistiques avait conditionné le regard et l’activité des artistes peintres à leur insu pendant des siècles. Il fallait une personne étrangère au système, autodidacte comme l’était Tàpies, pour briser ce plafond de verre culturel en ignorant ce qui allait de soi.

Autant l’huile de la peinture traditionnelle est légère, fluide et transparente, autant Tàpies expérimente les pâtes lourdes, rêches et opaques. Ses tableaux sont souvent constitués de débris, de terres ou de pierres, de sable, de paille, de papiers déchirés, de chiffons, de poussière de marbre ou de poudres d’argile. « Il y a parfois dans mon œuvre un hommage aux objets insignifiants: papier, carton, détritus » dit-il. Et encore « Il y a mille choses qui méritent d’être rangées dans la catégorie de l’art (…), beaucoup de choses qui, pour minuscules qu’elles puissent d’abord paraître, deviennent, offertes au regard dans leur vrai jour, infiniment plus grandes et plus dignes de respect que toutes celles qu’il est convenu de juger importantes ».

Antoni Tàpies, Boîte de la chemise rouge, 1972 © Collection particulière, Photo Augustin de Valence

Plus tard, l’artiste intégrera des matériaux issus de l’industrie, comme les latex et les émulsions, les goudrons et les vernis synthétiques. Jamais il n’est entré dans l’intention de Tàpies de dresser un inventaire des éventualités, car autant comptabiliser les grains de sable au fond des océans ou cerner les limites de l’imagination. Aussi cette oeuvre reste pour toujours ouverte à des nouveaux potentiels. Elle est l’apparition d’un chaos où un tableau, aussi différent des autres soit-il, ne sera jamais qu’une infime partie des possibilités. C’est la raison pour laquelle Tàpies signe des variations en série à partir d’une même donnée de base, et réalise ainsi des tableaux apparemment semblables mais qui se distinguent par le déplacement d’un seul parmi l’ensemble des éléments.

Antoni Tàpies, Grand Drap, 1968 © Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid

La peinture de Tàpies est à comprendre comme un bas-relief, avec ses creux et ses enflures. L’artiste travaille le médium avant qu’il ne sèche, tirant parti de ce que permet la pâte plus ou moins sèche ou molle. De là ces effets très particuliers que l’on ne peut voir que sur les originaux en grands formats.

Une des spécificités de la peinture à l’huile est sa transparence qui permet les glacis. L’huile translucide ajoute de la brillance et de la profondeur au coloris, qui le rend proche de la minéralité des pierres précieuses ou de la légèreté de l’air. Chez Tàpies, l’emploi de terres épaisses interdit cette diaphanie. Aussi, le monochrome, blanc de préférence parce qu’il permet un maximum d’ombres, est le meilleur des moyens d’atteindre certains jeux de lumière. C’est pourquoi le corpus de cette oeuvre contient quelques matières opalines ou peintes en blanc. Mais toujours, elle s’opposeront en tant que textures distinctes du fond duquel elles se détachent.

Antoni Tàpies, Panier à oeufs et journal, 1970 © Collection privée – Comissió Tàpies

Et, tant qu’à utiliser des objets étalés sur la toile, pourquoi ne pas affirmer leur volume, ce qui offre un nouveau champ de possibilités en l’élargissant vers la sculpture? Panier à oeufs et journal est typique de cette approche, et montre combien c’est le contraste et pas la recherche d’homogénéité qui est constitutif de l’oeuvre: la rondeur du panier s’oppose à la surface plane du journal; son volume vide contredit la densité du papier plié; les oeufs, incarnation de permanence, font face à la volatilité des nouvelles du jour, etc.

Antoni Tàpies, Bois avec débardeur, 1971 © Collection privée

Tàpies ne s’est jamais contenté d’expériences picturales artistiques stricto sensu. « Si je peins comme je peins, c’est d’abord parce que je suis catalan. Mais, comme tant d’autres, je suis atteint par le drame politique de l’Espagne tout entière » (…) « Je veux inscrire dans ma peinture toutes les difficultés de mon pays, même si je dois déplaire: la souffrance, les expériences douloureuses, la prison, un geste de révolte. L’art doit vivre la vérité. » C’est pourquoi le métier de Tapiès privilégie les griffures, les lacérations, les incisions, les brisures et les violences comme on n’en trouve que sur les champs de bataille. Et pourquoi ces oeuvres appellent une gamme de signes tels que des croix, des cercles, des graffitis. Ces blessures évoquent des symboles ou des références plus ou moins historiques ou ésotériques, qui renvoient toujours à quelques images de l’imaginaire humain.

La guerre civile et Guernica hantent les artistes tels que Picasso, Miró et Tàpies. Que peut un peintre armé de ses seules toiles et peu expert dans la maniement de la Kalachnikov? Plusieurs réponses sont possibles, évidemment, mais il semble que la plus satisfaisante serait de soulager sa conscience, sans penser à la portée utile du choix effectué. Pour Antoni Tàpies, « Quand les formes ne sont pas capables d’agresser la société qui les reçoit, de la déranger, de l’inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard, quand elles ne sont pas en rupture, il n’y a pas d’art authentique ».

Antoni Tàpies, vue de l’atelier, 1966 © Photo Ralph Herrmanns


Antoni Tàpies, La pratique de l’Art
Bozar – Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein, 23
1000 Bruxelles
Du 15 septembre 2023 au 7 janvier 2024
https://www.bozar.be/fr/calendrier/antoni-tapies-la-pratique-de-lart

Exposition organisée par le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, en collaboration avec Bozar et la Fundació Antoni Tàpies. Dans le cadre de la présidence espagnole du Conseil de l’UE, et à l’occasion du centenaire de la naissance d’Antoni Tàpies.

Cette exposition qui ouvre l’Année Tàpies (« Any Tàpies ») est présentée en première européenne à Bozar, et voyagera ensuite à Madrid au Musée Reina Sofía, et à Barcelone à la Fundació Antoni Tàpies.

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8 réponses à “Antoni Tàpies, au regret de la Kalachnikov”

    • Ohé Alain,

      Merci de ton commentaire. Oui, Tàpies n’est pas forcément des plus connus, car ses productions ne sont pas aussi verbales que d’autres où les choses représentées suscitent le discours. Ici, il faut voir, ou percevoir, quasi en aveugle. C’est moins simple à raconter.

  1. Merci Lucterios ! Pour Tapies comme pour d’autres, on comprend un peu, on aime, a envie d’aller plus loin…

    • Bonjour Martine,

      L’oeuvre de Tàpies n’est pas simple à appréhender car les reproduction dans les livres et sur écrans ne rendent pas compte des matières en bas relief, et encore moins de la grande des formats. La reproduction aplatit et transforme un quasi volume en pellicule, en une petite surface. Il est donc impératif de voir ces tableaux en vrai, de les brouter comme le conseillait Paul Klee.

      Je te salue cordialement 😉

  2. «La peinture de Tàpies est à comprendre comme un bas-relief, avec ses creux et ses enflures.»
    Très bien vu et pertinent, cela résume tout! 🙂

    • Salut Jean-Pol,

      Tes commentaires sont rares, mais pertinents à chaque fois. Le trio creux, bosses, textures quasi infinies des matières est probablement la première composante de ce travail, avant les rapports de couleur et les contenus représentés comme prétextes.

      Bises, et à bientôt 😉

  3. Afin de recevoir vos critiques par mail. Découvertes ce matin grâce à une amie à qui je proposais de voir l’exposition Tápies. Merci

    • Bonjour, et bienvenue. Merci aussi à l’amie. Je vous place immédiatement sur la liste des envois automatiques. Le prochain sera le 17 janvier. Je vous joins l’adresse générale de Lucterios qui vous permettra de tout lire depuis les débuts au printemps 2022. Je vous souhaite déjà de bonnes lectures. A bientôt, tout en vous saluant cordialement 😉

      vb

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