Le mont Ararat, dans le Caucase, est le sommet le plus élevé de l’ancienne Arménie. Une tablette en argile babylonienne représentant le monde connu de l’époque et datant du 5e siècle avant notre ère le mentionne. Selon la légende biblique, Dieu a ordonné à Noé de construire une arche, peu avant le Déluge, afin qu’il échappe au désastre et puisse perpétuer la vie sur terre. C’est pourquoi un couple de toutes les espèces animales est aussi embarqué à bord. Après quarante jours de pluie et 220 jours de navigation, le navire s’échoue sur les monts d’Ararat. Toutes les créatures en sortent, et Dieu ordonne « qu’elles pullulent sur la terre, qu’elles soient fécondes et se multiplient ». Ainsi, selon la légende, l’Arménie aurait été fondée par un descendant de Noé, et serait le berceau de l’humanité que nous connaissons. Elle est le premier État a avoir adopté le christianisme en tant que religion d’État en l’an 301 de notre ère.
Bien que géographiquement située en Asie occidentale, l’Arménie se considère depuis toujours comme faisant partie de l’Europe — comme la Géorgie voisine. Hélas, historiquement située au carrefour de grands empires, perse, séleucide, parthe, romain, sassanide, byzantin, arabe, turc seldjoukide, mongol, turc ottoman, séfévide ou safawide, russe, le territoire arménien n’est plus que le dixième de ce qu’il était jadis. Le pire s’est toutefois produit au 20e siècle, de 1915 à 1923, quand la Turquie a exterminé les deux tiers de la population arménienne. L’État turc n’a toujours pas reconnu ce génocide. Depuis le début des années 1990, l’Azerbaïdjan voisine, dictature musulmane aux ordres de Moscou, lorgne sur les territoires du Haut-Karabagh, et organise par la guerre l’actuel l’exode des derniers Arméniens de la région, ce qui revient de facto à une annexion pure et simple. En 1924 déjà, Staline avait accordé l’autonomie du Nakhitchevan, territoire arménien faisant aujourd’hui partie de l’Azerbaïdjan musulman, ce qui a provoqué l’exode de la majorité des Arméniens, chrétiens, qui peuplait cette région, et ceci afin d’éviter l’extermination. La population arménienne de par le monde est actuellement estimée à 12 millions de personnes, mais 3 millions seulement vivraient encore sur le territoire actuel, une superficie à peu près égale à celle de la Belgique.
Comment évoquer ces territoires chrétiens qui se réduisent comme une peau de chagrin, et ces destructions systématiques du patrimoine comme l’ancien cimetière de Djoulfa? Cet événement ouvre la présente exposition. Une vidéo montre la destruction du cimetière datant de plus d’un millénaire par les troupes musulmanes d’Azerbaïdjan, une destruction déjà entamée sous l’ère soviétique. Il abritait plus de 10.000 khatchkars, des pierres sculptées représentant des croix gravées, graphiquement proches des entrelacs comme on en trouve sur les monuments et dans les manuscrits celtes. L’intérêt de ces stèles commémoratives réside dans le fait qu’elles ne représentent pas le Christ, avec une connotation de mort comme l’ensemble des croix chrétiennes partout ailleurs. Ici, ces croix que l’on nomme aussi croix fleuries se vivent comme des symboles de la vie, de renouveau, comme des racines plantées dans le sol, un monde végétal destiné à porter des fruits. L’artiste contemporain Pascal Convert en a réalisé un reportage filmé, et présente des photographies en noir et blanc qui sont les empreintes, grandeur nature, de ces trésors de l’humanité aujourd’hui volontairement détruits. L’emplacement du cimetière, rasé, est aujourd’hui un site militaire de l’Azerbaïdjan.
La suite de l’exposition s’organise selon ce même schéma qui confronte des témoignages historiques aux artistes contemporains. Ainsi les seconde et troisième salles présentent des objets provenant du Musée Arménien de France, une institution qui a été créée avec ce qui a pu être sauvé par des rescapés du génocide de 1915. On y trouve de riches manuscrits enluminés, des rouleaux de prières populaires que les voyageurs emportaient avec eux, des ornements pour lampes à huile, des miniatures, des objets de culte en broderies et tissus précieux, des reliures en métal ouvragé, des tours-lanternes provenant d’un siège patriarcal, etc. Ces collections assemblées sans intention préalable retracent l’Histoire de l’Arménie de la période pré-chrétienne à nos jours.
Afin d’apprécier pleinement ces objets où l’écriture affirme souvent sa présence, il faut garder en tête que la langue et l’écriture arméniennes sont absolument uniques et propres au seul peuple arménien. Chez nous, en Europe occidentale, les racines linguistiques sont issues du latin, du grec et du monde germanique, ce qui a créé un réservoir culturel immense, partagé par des peuples par ailleurs différents et variés. Ce n’est pas le cas de l’Arménie: voilà pourquoi la mémoire est la première fonction de l’écriture et la langue. Et pourquoi l’écriture et la langue arménienne sont vécues comme un outil de survivance par ce peuple mis à mal depuis de nombreux siècles, et disséminé partout sur la planète. Un peuple qui s’adapte et qui s’intègre partout où on l’accueille, mais qui n’oublie pas ses racines.
Parmi ces objets anciens se trouve Table (Histoire de mes ancêtres) oeuvre contemporaine de Mekhitar Garabedian. L’artiste a conçu un livre destiné aux enfants de la diaspora arménienne, dont l’objet est de faire passer le message qu’une catastrophe est aussi une occasion de créer de la résilience. Si l’extrait exposé ici à la taille d’un tableau semble un peu austère, d’autres pages jouent de l’humour et de la poésie, avec des évocations de la littérature, la philosophie, la musique, les arts visuels, et l’écriture bien entendu.
Selon Bernard Coulie, commissaire de l’exposition, ce processus basé sur la langue et l’écriture est si solidement ancré dans les moeurs que « Les moines et les copistes ajoutent souvent, à la fin de leur travail, une note relatant les circonstances dans lesquelles ils ont oeuvré; ils y donnent les noms des rois, des catholicos, des patriarches, et surtout leur nom et ceux des membres de leur famille, et terminent par une formule invitant le lecteur à se souvenir d’eux (…) C’est pourquoi les murs des églises arméniennes sont couverts d’inscriptions rappelant les noms des donateurs, des princes et des évêques. Des noms se lisent sur les pierres tombales et sur les khatchkars. Celui qui lit ces noms maintient les disparus en vie ».
On est ici au cœur de la croyance qui soude le peuple arménien depuis des millénaires: le temps demeure, tandis que nous sommes éphémères. Ce n’est pas le temps éternel qui passe, mais nous qui passons. Puisque nous ne disparaissons pas aussi longtemps qu’un souvenir de nous existe, la conservation des objets sacrés et la mémoire nous permettent de rester vivants. La lecture à haute voix d’un texte écrit, dans une église, rejoint ainsi la dimension sacrée. Plus prosaïquement, l’Église a toujours été le seul point stable de cette civilisation, car même les rois disparaissent, tandis que l’institution de l’Église reste. En plus de son rôle religieux, l’Église a longtemps joué le rôle d’administratrice, tenant par exemple les registres où se consigne la vie privée des habitants dans ses relations à la vie publique.
L’exposition se termine par des projections vidéo réalisée par une firme spécialisée dans « la conservation et la valorisation du patrimoine en danger, en le numérisant (…), associant des technologies complémentaires afin de s’adapter à tous les terrains: photométrie, scan laser, drones. La réalisation de modèles 3D photoréalistes des sites les plus précieux permet à la fois d’assurer leur défense ainsi que leur transmission au grand public ». Deux écrans côte-à-côte accueillent des images du même monument, une première fois reconstitué de l’intérieur, puis en vue aérienne, filmé par un drone afin de visualiser le contexte environnemental. En agissant de la sorte, et puisqu’une chose ou un être cher ne disparaît pas tant que son souvenir existe, cette mémorisation révèle toute son utilité au moment où l’envahisseur procède à la vidange ethnique des habitants de leur pays, l’Arménie, et détruit toute trace visible de leur culture et de leurs monuments érigés depuis de longs siècles — ou les laisse se dégrader jusqu’à la ruine, ce qui revient au même.
Arménie. Le temps du sacré
Fondation Boghossian
Villa Empain, avenue Franklin Roosevelt 67
1050 Bruxelles
Du 10 novembre 2023 au 10 mars 2024
Du mardi au dimanche, de 11 à 18 heures
Fermé le 25 décembre 2023 et le 1er janvier 2024
https://www.villaempain.com/expo/armenie-le-temps-du-sacre/
Une réponse à “Arménie. Le temps du sacré”
L’Arménie est un pays mais surtout un peuple qui mérite le respect. Ses richesses sont méconnues, (humaines surtout, dont témoignent des artistes et auteurs très doués parmi une diaspora s’intégrant sans problèmes et attachante) mais hélas n’ayant pas l’attention qu’il mériterait car il est extrêmement discret envers ses souffrances historiques, ne cherchant pas à en tirer un bénéfice politique ou un gain expansionniste bien qu’ayant perdu 85 % de son territoire et encore tout récemment par un de ses voisins, le cupide et satrapique Azerbaïdjan, cela dans l’indifférence générale. Il a connu un génocide oublié par presque tout le monde après déjà des persécutions séculaires mais cela n’émeut quasiment plus personne car la chrétienté est sur le déclin, voire même en lente disparition. Mais cependant il ne cherche pas à tirer un avantage politique de ses malheurs, ou même un alibi contrairement à Israël son confrère en génocide et mépris. L’antisémitisme est un délit ( à juste tire) mais l’antichristianisme est devenu une mode, une tendance prégnante et banalisée. Peuple pacifique, (peut-être trop ?)il est victime de son positionnement géographique n’ayant pas de plages glamour, de villes « excitantes » de « tourist trap » et surtout ni gaz ni pétrole! Dans leur livre magnifique, best-seller traduit dans 21 langues et intitulé « L’intelligence des plantes » les auteurs Stéphano Mancuso et Alessandra Viola ( Poche 35359) rappellent qu’après le long périple de l’Arche, lorsqu’il a enfin cessé de pleuvoir depuis plusieurs jours, Noé libère une colombe pour qu’elle aille prendre des nouvelles du monde. Y a-t-il des terres immergées? Sont-elles proches? Sont-elles habitables? En réponse à ces questions, la colombe apporte un rameau d ‘olivier qu’elle tient dans son bec: cette plante offre en elle-même la garantie que certaines terres ont en effet émergé et que la vie est à nouveau possible. Noé sait donc que sans les plantes, il ne aurait y avoir de vie sur la Terre. Elles priment donc sur les énergies fossiles, car sont la vie même, ce qui est déjà bon signe! L’information suggérée par la colombe trouve bientôt confirmation, et l’arche accoste peu après au pied du mont Ararat. Le patriarche y débarque, fait descendre les animaux, et rend grâce au Seigneur. Et quel est alors le premier geste libre de Noé? Il plante une vigne!
Voilà la preuve qu’un pays qui aime les animaux, la nature, la paix, le bon vin, les arts et la tranquillité tout en surmontant des catastrophes ( occupations et déluges) mérite toute notre bienveillance, admiration et amitié!