Bern Wery vient de remporter le Prix Gaston Bertrand, attribué neuf fois seulement depuis 1999. Une exposition rétrospective lui est consacrée jusqu’au 20 mai à la Galerie Didier Devillez à Ixelles. Pour mémoire, Gaston Bertrand avait émis le souhait que sa Fondation crée un prix portant son nom et l’attribue «à un peintre belge de 45 ans au moins, ayant sa démarche propre et ses moyens inventés par lui pour rendre visible son monde intérieur».
Les yeux de Bern Wery n’y voyaient pas très clair quand il était gamin. À défaut de voir les formes, l’enfant s’obligeait à regarder, à «sur-regarder» ce qu’il percevait: rien que des ombres, de la lumière, de la couleur.
Cette faiblesse d’origine devient une force résiliente qui, sans que l’artiste s’en doute, lui offre le premier matériau d’une vocation de peintre. Plus tard, la pratique de la photographie lui inculquera l’idée de netteté, et l’aidera à passer d’un monde brouillé à une vision claire. Passionné par l’ornithologie, l’enfant est subjugué par les nuances des coloris des plumages des oiseaux quand il les bague, par la magie changeante des couleurs étalées devant ses yeux, mais aussi par les textures et par l’ensemble du monde sensoriel, autant que l’organisation en structures impeccables et fonctionnelles.
La réalité est donc faite de multiplicités, et le peintre qui souhaite en rendre compte ne peut amoindrir le tissu relationnel complexe dont sont construites les choses. Devenu adulte, Bern Wery étudie l’anthropologie. Il y apprend à la fois la variété et la relativité des organisations humaines, la rigueur de la pensée et du processus d’expression. Sans formation artistique dûment estampillée par les institutions, mais imprégné depuis l’enfance des chefs d’œuvre de la peinture classique, Bern Wery n’a jamais été contraint de se soumettre aux normes implicites de l’air du temps présent, et navigue dans le monde de l’art de manière instinctive. Cela étant dit, aucun de ses voyages ne vaut le cadre de son jardin ou des jardins de l’existence, dit-il. Le riche cocktail de tous ces ingrédients complète le potentiel de l’oeuvre à venir.
L’image d’un long fleuve pas très tranquille convient particulièrement à cette œuvre, tant les ruisseaux et les rivières qui la constituent trouvent leurs sources dans des horizons divers. En cas de crue, ils charrient nombre de matériaux venus d’ici et là, que l’on retrouve enchevêtrés dans chacun de ces tableaux comme les dépôts abandonnés par la violence des flots. Un jour, comme par inadvertance — mais on sait qu’il n’y a pas de hasard, seulement des rencontres, selon le mot attribué à Paul Éluard — l’artiste croise un bout de panneau MDF, anonyme, sans valeur. Et c’est le coup de foudre: il en fait désormais un de ses supports favoris, l’autre étant le bois de peuplier aux caractéristiques un peu similaires. Ces bois au grain fin n’ont pas la souplesse de la toile, et les matières s’y étalent, glissent et s’entrechoquent comme emportés par la force des courants.
Les formats choisis font qu’il n’est nul besoin de focaliser le regard ou de bouger la tête pour en percevoir l’ensemble. Ces supports acceptent sans rechigner tout traitement technique où se mêlent les divers pigments apportés par autant de types d’outils, de brosses, de pinceaux, de spatules. L’idée d’abondance s’impose — amplifiée par la manière dont l’auteur intitule ses œuvres «Visuel 2460» par exemple, suivi automatiquement de «Visuel 2461». Soit la quasi indifférence du compte-rendu documentaire qui exclut l’affect.
À première vue, ces images sont une accumulation désordonnée, un chaos où chacune et chacun y trouve ce qu’elle ou il a envie de voir. L’anthropologue n’étant jamais loin, Bern Wery en fait des paysages qu’il parsème de fragments de figures humaines, toujours fantomatiques, parfois définies par un fin trait, ce qui crée des relations et un espace imaginaires. Comme dans les paréidolies, on se convainc d’y percevoir ici un scénario ou lieu criant de vérité, là une inspiration de tel ou tel chef d’oeuvre de l’art ancien, etc. Car le peintre le sait, l’esprit des humains ne peut s’empêcher de trouver du sens au hasard, et se caractérise par un besoin irrépressible de démêler toute embrouille visuelle. Il faut dire qu’avec le matériau dont il dispose, l’artiste fournit des indices de toutes les sortes, contradictoires et à profusion. Il faut être passé par le lieu de vie de Bern Wery, où l’habitation se prolonge vers un grand jardin, un peu sauvage, directement accolé à la Forêt de Soignes. Les végétaux en pagaille, les flaques dans l’ombre, des trous de lumière deviennent comme autant d’yeux qui vous regardent, comme des présences qui n’ont rien à faire des humains. Ce lieu propice à l’imagination ressemble-t-il aux tableaux, ou ceux-ci qui s’inspirent-ils de ce lieu?
Ces indices, souvent trompeurs, deviennent les protagonistes du tableau peint. Sans vouloir répertorier ces signes de manière exhaustive, on y repère facilement les zones d’ombres et les éclats de lumière, les points, les lignes et les surfaces, les touches courtes et les flaques, les couleurs et les grisailles, les cernes et les ouvertures, les coups de brosse rageurs ou langoureux, les mouvements et inclinaisons fortement différenciés du pinceau qui palpe le support sous divers angles et avec des pressions variables, etc. Chacune de ces histoires devient un scénario à tirer au clair, une énigme à résoudre comme dans un polar, un appel à l’imagination qui construit une narration à partir de tel ou tel signal graphique. Chaque signe né du hasard appelle son opposé, en un brouet d’un temps lointain, quand l’idée de système organisé, clair, unifiant, avait encore à s’inventer. Et si les tableaux de Bern Wery étaient un chaos dont l’artiste ensemence les potentiels?
Bern Wery
Lauréat du Prix Gaston Bertrand 2023
Aperçu rétrospectif
Galerie Didier Devillez
Rue Emmanuel Van Driessche 53, 1050 Ixelles
Jusqu’au 20.05.2023
Les jeudi, vendredi et samedi de 14 à 18.30h
Et sur rendez-vous +32 (0)475 931 935
galeriedidierdevillez.be
8 réponses à “Bern Wery, un chaos à ensemencer”
Magnifique article ! Merci pour bern, pour la galerie et pour la Fondation Gaston Bertrand.
Caroline Bricmont,
Directrice de la Fondation
FONDATION GASTON BERTRAND
Avenue Arnold Delvaux, 18
1180 Bruxelles
fgb@skynet.be
http://www.fondation-gaston-bertrand.be
il me plaisait avant tout de dire combien j’étais heureux de découvrir un artiste qui ne se la pète pas, et n’envisage pas l’activité artistique comme une compétition. Et qui travaille à partir de moyens simples, sans esbroufe.
si beau texte…
Salut Bern, à la base il y a une coïncidence: la découverte de tes tableaux au moment des grandes inondations qui ont dévasté l’est de la Belgique il y a bientôt deux ans. Ce chaos est exactement ce que tu peins…
Bonjour Vincent,
Heureuse, très heureuse de te retrouver dans l’écriture de ce magnifique texte évoquant la peinture de Bern Wery.
Heureuse aussi que tu glisses, caracole aussi bien et avec une telle justesse sur les traces que laissent les pinceaux de Bern.
Je les partage.
À bientôt , j’espère.
Amicalement,
Marianne Duvivier
ohé Marianne, de mon côté, je suis heureux de recevoir de tes nouvelles, dans la mesure où tu sembles avoir disparu des radars depuis jolie lurette. Et tu me vois heureux aussi de savoir que tu partages la qualité de l’oeuvre de Bern. Et ton commentaire est superbement écrit, ce qui me remplit davantage de joie. Oui, à bientôt! bises 😉
Il y a un proverbe qui dit que le plus intéressant voyage, et surprenant aussi, est celui que l’on fait en restant dans son jardin, en l’explorant comme il le faut, en le « ressentant ». L’oeuvre de Bern est un chaos poétique, un florilège spatio-temporel mêlant les genres, les saisons, les styles, avec pourtant une unité sous-terraine, on s’y promène comme dans un jardin d’Eden, avec des éblouissements où que l’on regarde. Fascinant. J’adore.
Merci Xavier, en effet, il s’agit « d’un florilège spatio-temporel mêlant les genres, les saisons, les styles ». Tu aurais pu rédiger ce texte d’introduction à une fort belle oeuvre. Merci 😉
vb