Bill Viola, Sculptor of Time 


‘Je suis né en même temps que la vidéo,’ dit Bill Viola. Né en 1951 aux États-Unis, et d’abord passionné par le monde radicalement neuf que propose la musique électronique, le jeune homme débute sa carrière artistique en traitant le son comme un matériau dont les spécificités restent à explorer. La technologie amène le créateur à considérer la vidéo en parallèle aux inventions sonores, bien davantage que pour d’éventuels contenus. Afin de repousser ces limites, Bill Viola bricole de multiples dispositifs, ajoutant à ses caméras des systèmes optiques habituellement réservés à des usages spéciaux, en laboratoires notamment. Il imagine encore des systèmes insolites de prises de vues avec des miroirs, des moteurs et des mécaniques afin de permettre des choses qui auraient été impossibles avec le matériel industriel standard, et juste pour voir ce que cela donne. La vidéo ne pouvant se passer d’écran, il en fabrique sur mesure afin d’obtenir des performances hors du commun. La combinaison de chacune de ces inventions génère de nouvelles ressources, et de nouveaux effets que l’artiste concrétise dans de multiples installations. Et tant pis si cette attitude créatrice consomme une énergie abondante et peu chère, car elle incarne les valeurs de progrès, qui à cette époque priment sur tout le reste.

Vue de l’exposition © Bill Viola Studio ​/ photo JPR

Le 20e siècle finissant est aussi l’heure des clips musicaux de MTV, qui par leurs syncopes visuelles brutales et instantanées abrutissent le cerveau humain, victime impuissante d’une vitesse de perception qu’il ne peut suivre. Bill Viola ‘écrit désormais dans la langue de l’ennemi’, comme le conseillait Jean Genet, c’est-à-dire qu’il fait de la lenteur la matière de son art. Subjugué par la qualité sonore produite par les monuments religieux du Moyen-âge et de la Renaissance, l’Américain passionné de sons découvre dans le même temps combien la peinture ancienne pratiquait déjà l’arrêt sur image, comme par exemple Le Christ aux outrages peint vers 1500 par Jérôme Bosch. Les expressions des personnages stimulent l’imagination du spectateur, imagination qui allonge l’instantanéité du moment vers ce qui précède et ce qui suit. Bill Viola s’en inspire lorsqu’il présente The Quintet of the Astonished, où il transpose une émotion de quelques secondes en l’étalant sur quinze longues minutes.

Bill Viola, The Quintet of the Astonished, 2000 © Bill Viola Studio ​/ photo: Kira Perov

La dilatation du temps devient un objet de travail, notamment avec The Greeting, où des contemporaines rejouent La Visitation de Carmignano peinte par Pontormo vers 1529. Avec une telle œuvre, Bill Viola gonfle le temps de la rencontre jusqu’à dix minutes, et l’étale sur les cinq siècles qui nous séparent de la peinture originale. Un détail — anodin — vaut la peine d’être remarqué: cette Visitation est aussi l’occasion d’évoquer des personnes qui se touchent. La vidéo devient le moyen de réaliser des tableaux en mouvements, présentés dans le noir afin de soustraire le spectateur au monde sensoriel extérieur, agité et bruyant.

Pontormo, La Visitation, 1528 © Domaine public
Bill Viola, The Greeting,1995 © Bill Viola Studio ​/ photo: Kira Perov

Les phénomènes liés à la tactilité abondent chez Bill Viola, par exemple lorsqu’il enregistre Four Hands, quatre écrans basés sur le langage des signes, les mains — organes tactiles par excellence — étant utilisées comme prothèses visuelles en lieu et place du langage verbal. Ou encore Man Searching for Immortality/Woman Searching for Immortality, où un couple s’inspecte la peau à la lueur d’une torche. Ce couple opère à distance l’un de l’autre, dans deux vidéos séparées. Voici qui amène à s’interroger sur le monde actuel des écrans, fussent-ils tactiles. Vivant de plus en plus dans un monde d’écrans interposés, l’être humain s’amputerait-il de l’un de ses organes de perception, là où se jouent souvent les relations parmi les plus intimes? Est-ce à dire que le monde actuel de la sociabilité via les caméras et les écrans prime sur tout autre moyen de connaissance? C’est ce que semblent raconter les réseaux sociaux. Dans son livre La génération de verre, le psychopédagogue Bruno Humbeeck remarque combien une forme de ‘tyrannie de la transparence’ s’avère toxique, parce que les ados vivent comme dans un bocal transparent, sans plus distinguer la limite entre l’intime et le social.


Bill Viola, Four Hands, 2001 © Bill Viola Studio / photo: Kira Perov
Bill Viola, Man Searching for Immortality/Woman Searching for Immortality, 2013 © Bill Viola Studio Photo: Kira Perov

The Dreamers raconte tout autre chose. Sept personnages, côte à côte, semblent dormir… sous l’eau. Apaisés. Ils ne peuvent être noyés car des bulles de respiration s’échappent de leur bouche ou leur nez. Ces êtres-poissons aux yeux clos appartiennent donc à une espèce qui nous ressemble, tout en ressortant d’un autre monde. On touche ici au noyau dur — au traumatisme diront d’autres — à partir duquel Bill Viola construit son œuvre: vers cinq ans, tombé d’un bateau, il a éprouvé les plus grands délices au moment de la noyade. Il a ressenti là, couché au fond de l’eau, la volupté intense, la paix, le calme. L’éternité devenue tactile enveloppait son petit corps bienheureux. Hélas, pensant bien faire, son oncle est venu l’arracher à la sérénité, à l’éternité, à la béatitude. Ce moment de jouissance dérobé est devenu le moteur artistique de Bill Viola.


Bill Viola, The Dreamers, 2013 © Bill Viola Studio / photo: Kira Perov

Bill Viola, The Dreamers (détail), 2013 © Bill Viola Studio / photo: Kira Perov

On comprend alors les constituantes de l’œuvre, dans son double versant morbide et mystique. Au bas de l’écran vertical de près de six mètres de haut servant de décor à l’opéra, Tristan’s Ascension montre un corps vêtu d’un linceul blanc, allongé. On croit voir quelques gouttes d’eau qui tombent. Mais non, elles jaillissent du sol en devenant pluie, torrent, cascade, dans un son assourdissant. Le corps s’élève, emporté, et disparaît. Parce qu’il est projeté à l’envers, le début de la narration était la fin, et la fin, le début. Le choix du mythe de Tristan ne peut relever du hasard, quand on sait que Tristan, neveu du roi, est chargé d’escorter Iseult, la future épouse de celui-ci. Les jeunes gens boivent accidentellement un philtre d’amour, et plongent dans le péché de chair. Banni, se croyant abandonné par celle qu’il aime, Tristan se laisse mourir. Richard Wagner en a tiré l’un de ses plus fameux opéras, quatre heures qu’il transforme en drame musical tout autant que Bill Viola modifie le récit en modalités d’intensités sonores et en images à couper le souffle.


Bill Viola, Tristan’s Ascension, 2005 © Bill Viola Studio / photo: Kira Perov

Bill Viola, Tristan’s Ascension, 2005 © Bill Viola Studio / photo JPR

Parmi ces quatre heures de spectacle d’opéra-vidéo, on retient encore Fire Woman, onze minutes d’une silhouette de femme devant un mur de flammes. Progressivement, le feu devient son reflet dans l’eau, et la séquence se termine en l’exact contraire de son début, en un clapotis aquatique apaisant— ce qui est vrai aussi pour la bande son. Le monde vertical énergétique s’est transformé en horizontalité douce, pour toujours. Tout s’éteint, on vire au noir, dans la nuit des temps.



Bill Viola, Fire Woman, 2005 © Bill Viola Studio ​/ photo: Kira Perov

Bill Viola, Fire Woman, 2005 © Bill Viola Studio ​/ photo JPR
Bill Viola, Fire Woman, 2005 © Bill Viola Studio ​/ photo JPR

Bill Viola, Sculptor of Time
Parc de la Boverie
4020 Liège
Du 21 octobre 2023 au 28 avril 2024
Du mardi au dimanche de 10 à 18h
Fermé le 25 décembre 2023 et le 1er janvier 2024
info@expo-billviola.be
http://www.laboverie.com/

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