Blanc, histoire d’une couleur


Art des Cyclades, âge du bronze, Musée du Louvre, Paris © Le Louvre, RMN-Grand Palais / Daniel Lebée, Corine Déambrosis

Qui s’intéresse aux images, à l’art et aux diverses formes de la communication visuelle, contemporaine ou ancienne, est toujours curieux de savoir comment cela fonctionne. Lire une image commence par évaluer l’environnement dont elle émane et dont elle incarne les valeurs. Miroir de société, parfois elle est aussi le moteur d’idées qui s’imposeront plus tard. Et, on l’oublie trop souvent, le sens et l’interprétation d’une couleur varient selon les époques et les cultures. Le rôle de l’enseignant, du critique d’art ou tout simplement de l’amoureux des images ne diffère pas de celui du modeste artisan, du peintre, du jardinier, du couturier, du cuisinier pour qui la connaissance des ingrédients et leurs agencements, ainsi que leur signification et leur implication culturelle, leur mise en contexte, est un des facteurs essentiels de la réussite du projet auquel il s’est attelé. 

Kylix attique à figures noires, Grèce, vers 550 avant notre ère, © Staatliche Antiquensammlungen, Munich

 

Là réside l’intérêt de Blanc, le dernier ouvrage de Michel Pastoureau publié aux Éditions du Seuil en 2022. Il fait suite à cinq études dont la première, Bleu, a été éditée en l’an 2000. Ensuite paraissent Noir en 2008, Vert en 2013, Rouge en 2016, Jaune en 2019. Ces six volumes s’intègrent dans la série Histoire d’une couleur. L’auteur est passionné par les couleurs sous tous leurs aspects, et depuis 1986 il a publié en parallèle neuf autres livres: Figures et couleursÉtudes sur la symbolique et la sensibilité médiévales; Couleurs, images, symboles; Études d’histoire et d’anthropologieL’Étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayésDictionnaire des couleurs de notre tempsJésus chez le teinturier; Couleurs et teintures dans l’Occident médiévalLe Petit Livre des couleursLes Couleurs de nos souvenirsLes couleurs de la France; Une couleur ne vient jamais seule.

Jean Fouquet, en tête d’un manuscrit des statuts de l’Ordre de Saint-Michel, Paris, 1469-70 © BNF, Paris 

L’introduction au livre publiée par Le Seuil rend parfaitement compte du contenu. La voici: « Contrairement à une idée reçue, le blanc est une couleur à part entière, au même titre que le rouge, le bleu, le vert ou le jaune. Le livre de Michel Pastoureau retrace sa longue histoire en Europe, de l’Antiquité la plus reculée jusqu’aux sociétés contemporaines. Il s’intéresse à tous ses aspects, du lexique aux symboles, en passant par la culture matérielle, les pratiques sociales, les savoirs scientifiques, les morales religieuses, la création artistique.»

Henri Gervex, Rolla, 1878 © Musée des Beaux-Arts, Bordeaux

« Avant le XVIIe siècle, jamais le blanc ne s’est vu contester son statut de véritable couleur. Bien au contraire, de l’Antiquité jusqu’au coeur du Moyen Âge, il a constitué avec le rouge et le noir une triade chromatique jouant un rôle de premier plan dans la vie quotidienne et dans le monde des représentations. De même, pendant des siècles, il n’y a jamais eu, dans quelque langue que ce soit, synonymie entre «blanc»et «incolore». Jamais blanc n’a signifié «sans couleur». Et même, les langues européennes ont longtemps usé de plusieurs mots pour exprimer les différentes nuances du blanc. Celui-ci n’a du reste pas toujours été pensé comme un contraire du noir : dans l’Antiquité classique et tout au long du Moyen Âge, le vrai contraire du blanc était le rouge. D’où la très grande richesse symbolique du blanc, bien plus positive que négative: pureté, virginité, innocence, sagesse, paix, beauté, propreté.»

Alfred Choubrac, affiche publicitaire, 1901 © Collection Perrin, tous droits réservés  

Armin Bieber, Rowing Club Bern, 1925 © Droits Réservés 

Comme à chaque fois dans chacun des livres de Michel Pastoureau, la qualité des illustrations est remarquable, à la fois par leur choix, leur diversité et leur pertinence. Ajoutons que l’impression soignée et le format que l’on tient bien en main fait de ce livre un objet agréable à manipuler. Manifestement, le plaisir du lecteur a été pensé, et pas seulement le souci immédiat de rentabilité. Pour mémoire, il faut signaler que Michel Pastoureau est aussi l’auteur d’ouvrages concernant la sigillographie et l’héraldique. Ses bestiaires se lisent comme des romans, et affichent en sous-titre Une histoire culturelle, ce qui situe bien le propos global qui anime la pensée de l’auteur. 

Audrey Hepburn, Comment voler un million de dollars, William Wyler, Harry Kurnitz, 1966 © 20th Century Fox

Dans cette lignée, Blanc invite à évaluer notre propre rapport au monde, aux gens qui y vivent, aux choses. En effet, toutes les époques édictent des normes qui leur semblent aussi naturelles qu’évidentes. La nôtre n’y échappe pas, mais comment interpréter cette volonté de réécrire, de réinterpréter et de juger les faits de l’Histoire et les chefs-d’oeuvre d’autres époques? Nombre de nos contemporains considèrent leurs a priori comme étant universels, hors des temps et des lieux. Voilà qui semble animé d’une arrogance et d’une intransigeance qui le confine aux pires moments de l’obscurantisme religieux! Les réseaux sociaux qui créent des effets de foule induisent-ils des chasses aux sorcières culturelles? Voilà pourquoi la démarche d’un auteur comme Michel Pastoureau, le cheminement de ses idées et la lecture de ses ouvrages sont à considérer comme thérapeutiques, car cela montre combien il est impératif de toujours relativiser ses propres critères de jugement, et de mettre ses certitudes et son propre regard en question. 

Kasimir Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918 © Museum of Modern Art, New York

Michel Pastoureau / Blanc, histoire d’une couleur
Éditions du Seuil, Paris
Première édition, octobre 2022
EAN : 9782021504538
https://www.seuil.com

Michel Pastoureau a publié chez le même éditeur Dernière Visite chez le roi Arthur, Histoire d’un premier livre, où à l’occasion de la publication de son premier livre, le jeune inconnu qu’il était en 1976 rend compte des moeurs de l’édition française de l’époque, et le statut de la vulgarisation historique, hier et aujourd’hui. 


5 réponses à “Blanc, histoire d’une couleur”

  1. Ensemble, étudions la force du Blanc, quel beau défi original!En partant de la beauté d’une oeuvre de l’âge du bronze à la beauté de Audrey Hepburn, en passant par les peintres Edmund Leighton et Henri Gervex,le fil artistique qui relie ces merveilles est la base de toutes les couleurs, c-à-d le blanc!Ce fut une révélation quand j’ai eu ma première leçon sur le septre de la lum!ère blanche! En bande dessinée, l’auteur qui a mis le blanc en exergue dans une de ses plus belles couvertures est évidemment Hergé avec son merveilleux Tintin au Tibet. Quelle puissance! Sans oublier Cosey, avec A la recherche de Peter Pan et les aventures de son personnage emblématique Jonathan.Deux auteurs qui ont magnifié la pureté du blanc. A lire et à relire! Jean-Pierre V.

  2. Bonjour Jean-Pierre,

    Ah le blanc! A la fois le plein et le vide, le tout et le rien. Il faudra un jour que je m’explique quant à Art de Yasmina Reza, une pièce à grand succès que je considère toutefois comme la pire justification des valeurs les plus rétrogrades, qui n’a même pas le courage d’amorcer le débat, qui juge sans réfléchir ses propres a priori. Chez Hergé, il y a non seulement la magie de Tintin au Tibet, mais déjà chez les Soviets il y a des cases monochromes toutes noires et/ou toutes blanches. Ceci une quinzaine d’années seulement après Malevitch!

  3. Michel Pastoureau est un vulgarisateur et un esthète sympathique, affable, accessible et d’une profonde sensibilité. Je l’ai découvert autrefois chez Bernard Pivot, dans Bouillon de Culture, où il apparut discret, écoutant les autres et attendant patiemment son tour, modeste. Mais dès qu’il parla ce fut d’emblée passionnant et, sans jeu de mot, lumineux car il semblait avoir « réinventé » les couleurs, pénétré leurs sens esthétique et historique, les deux étant forcément liés. Nous eûmes droit à une avalanche d’informations précieuses, subtiles, et cela a chaque invitation, au point qu’il devrait être dans les programmes de toutes les écoles artistiques. Dans son autobiographie il raconte comment sa passion précoce vint de son père qui lui offrit, gamin, le vélo dont il rêvait, original car tout en jaune, une rareté en un temps où la grisaille était dominante, par souci d’une discrétion générale imposée alors : ne pas sortir du lot, tenter « de se faire remarquer ». Ce fut pour lui la révélation de sa vocation, comme un coup de foudre. L’association des objets avec nos affects, l’environnement, le ciel, la mer, la terre, bref avec tout ce qui nous émeut et entoure, ce que nous mettons aussi à la fois sur nous,( vêtements et bijoux, montres comprises) ce que nous voyons, rêvons ( une fille au cheveux blonds comme les blés, ou rousse comme une forêt d’automne, sans parler des (sous)-vêtements, c’est vraiment de la dynamite, un feu d’artifice foudroyant. Pour le meilleur avec les impressionnistes qui osèrent nous inonder de soleil pour notre plaisir hédoniste mais aussi pour le pire à l’instar des terrifiants uniformes noirs des SS nazis en parfaite adéquation avec la symbolique sadique et les pires pulsions morbides qui nous glacent et terrorisent. Bravo Mr Boss? Oui, du seul point de vue esthétique car il y a aussi, osons le dire, une « beauté » dans l’horreur, couplée avec une fascination collective, si dérangeante et discutable soit-elle… (Cfr le succès du film Orange mécanique à l’esthétique violente mais efficace). On est forcément dans le mystère de la « création -association » qui marque à la fois les esprits et les sens. J’ai un collègue chroniqueur et prêtre qui m’a appris que rien n’interdisait à un pape-élu d’apparaître au balcon de St Pierre non plus en blanc (ceci en référence à un dominicain qui voulut jadis garder la tenue de son ordre) mais par exemple en clergyman noir ou même en civil ou en robe de bure!  » C’est vrai cela, pourquoi pas un jour dès lors? » lui demandai-je. Il me répondit que c’était très improbable car désormais tout pape élu sait que cette première image de lui serait désastreuse « vu que leur rôle symbolique est d’être perçus ( que ce soit mérité ou non par après…) comme un phare lumineux dont la première apparition est une sorte d’illumination. Et c’est ce que la foule des croyants attend! En voilà donc un qui a compris l’oeuvre sublime et subliminale de Pastoureau, à savoir qu’il y a dans toute chromatique une alchimie qui dépasse les apparences. Comme dans tout costume y compris dans les carnavals. Ou les écharpes des supporters. On est « rouche » ou mauve… Pour ma part, je suis toujours attentif au design des drapeaux et étendards du monde, car l’agencement des couleurs, leur choix et combinaisons, bref leur incarnation dans un design spécifique est forcément édifiante, si visible médiatiquement, et même déjà dans les passeports. Le notre, nouveau, celui de notre petit pays, est audacieux car il offre déjà aux douaniers du monde -certains seront perplexes!-les meilleures créations d’Hergé! Tintin, notre vrai drapeau? J’approuve, car plutôt cela que les fantasmes d’un dictateur prenant son pays en otage!

  4. Salut Xavier,

    Ton commentaire est à lui seul un article qui pourrait faire l’objet d’un blog. Je t’en remercie. Michel Pastoureau nous apprend le plus difficile: penser en dehors de nos a-priori. On touche là à une des difficultés de toute réflexion, applicable à bien des domaines.

    😉

  5. Hello Vincent, le passage « il est impératif de toujours relativiser ses propres critères de jugement, et de mettre ses certitudes et son propre regard en question. » m’a interpellé. N’est-ce pas là le résumé de ta démarche pour apprendre à lire une œuvre d’art depuis le début de ta carrière? Pour moi, c’est limpide. Francis

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *