* La citation est de André Malraux
Une exposition itinérante, d’abord à Hambourg, puis à Berlin, et enfin à Dresde marque le 250e anniversaire de la naissance de Caspar David Friedrich (1774-1840).
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, en 1818, un des tableaux les plus connus du peintre, montre un individu, seul, vêtu de sombre, en contre-jour, avec à ses pieds une mer de brouillard en voie de noyer les montagnes. Rien ne vient distraire l’œil. Ce tableau incarnerait la vision romantique qui voudrait que la vie soit un long voyage dans lequel l’avenir est inconnu, et probablement rempli de chausse-trappes. On peut y voir aussi la métaphore d’une réflexion sur soi-même, comme le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) le propose, en constatant que c’est la conscience de soi qui définit l’homme. Ou encore une illustration de l’admiration mâtinée de crainte que l’on ressent devant un phénomène naturel dont l’ampleur dépasse l’entendement humain. Il est probable que les sentiments provoqués par une telle image sont un méli-mélo de chacune de ces interprétations.
À première vue, La Mer de glace, en 1823, représente une débâcle, du nom que l’on donne à la rupture subite d’une partie de la banquise, ou lorsque les glaces d’un fleuve se détachent au moment du dégel. Le phénomène serait comparable à celui qui régit la tension entre les plaques tectoniques. Toutefois, quelques détails de l’image soigneusement peinte par Caspar David Friedrich (1774-1840) la différencient du compte-rendu photographique. Ainsi les pointes acérées qui dardent vers le ciel, par lesquelles le monde aquatique horizontal se transforme en poussées verticales, minérales, comme les montagnes ou une pyramide de glace. Le peintre oppose la pureté du fond neigeux, immobile, glacé, bleu et blanc comme le ciel imbibé de quelques nuages, à la saleté des strates brisées de l’avant-plan. Enfin, à droite de l’image, tout discrètement, une tache foncée figure la poupe broyée et bientôt ensevelie d’un vaisseau échoué. Il s’agit du HMS Griper, perdu dans une des premières expéditions de l’océan arctique en 1819, un fait divers qui avait frappé les imaginations de l’époque. Si Friedrich semble hésiter entre paysage et histoire, nul être humain n’apparaît dans cette image, qui sonne comme une présence de mort dans un linceul blanc.
Les Âges de la vie représente cinq personnes au premier plan, se reposant au bord de l’estran rocailleux: deux enfants jouent, un couple d’adultes veille sur eux, et un vieillard vu de dos contemple la scène, déjà vêtu d’une étoffe aux couleurs écrues. Il est impossible de ne pas relier symboliquement ces personnages aux cinq navires qui, dans la brume du soir, les voiles hissées, glissent dans l’étendue en prenant la couleur grise de la mer. Bientôt, ils se volatiliseront, avalés par le lointain. Ces embarcations représentent en effet le voyage de tout humain sur terre, de sa jeunesse à sa disparition dans l’oubli. Aussi sûrement que la masse aquatique et horizontale s’oppose à l’éphémère des constructions humaines verticales, deux rythmes temporels s’opposent, car les navires s’évanouissent en quelques minutes, tandis que des dizaines d’années sont nécessaires aux humains pour accomplir le périple de leurs vies. Les meilleurs tableaux de Friedrich ne montrent jamais des personnages de face, mais vus de dos et sans visages reconnaissables parce que leur individualité est si peu de choses vis-à-vis du destin auquel nous sommes condamnés: naître, vivre, mourir.
Les différentiels du temps qui passe est une des composantes majeures de l’oeuvre de Caspar David Friedrich, par exemple les quelques tableaux que le peintre consacre aux levers de lune. Au passage, on est en droit de s’interroger sur la raison pour laquelle l’artiste multiplie les déclinaisons de chacune de ses œuvres recevant un bon accueil. Serait-ce à la fois pour assurer une meilleure diffusion auprès d’un public plus large, et donc vendre plusieurs fois la même idée à une époque ou les processus de multiplication sont encore primitifs selon nos critères? Le schéma de l’image est toujours identique: des personnages immobiles, chaudement vêtus, semblent fascinés par la lune qui se lève. Parfois, ils la contemplent depuis le bord de mer, une autre fois ils interrompent leur promenade dans la forêt. On sent la rêverie que déclenche un tel spectacle, car le temps cyclique des astres et le temps linéaire des humains fonctionnent selon des tempos qui ne coïncident pas. Ils n’appartiennent pas à la même échelle de grandeur, et pourtant ils cohabitent. Les humains ne peuvent se retenir de donner sens à ce décalage qui les dépasse; certaines civilisations ont été jusqu’à prêter un comportement humain aux choses relevant du cosmique.
Le point commun de toutes les religions est d’imaginer des réponses raisonnables à ce qui est incompréhensible. Elles démystifient ainsi l’énigme de la vie, et imaginent des raisons afin de trouver un entendement à son existence par ailleurs absurde et souvent difficile à supporter. En Europe, le christianisme s’est imposé en promettant l’éternité du paradis. Et devant une telle promesse, les peuples ont élevé des monuments toujours plus beaux, toujours plus grands. Avec les siècles, nombre d’entre eux sont tombés en ruines, ou ont disparu comme ce tableau Cimetière de couvent sous la neige, qui a été détruit suite aux bombardements de Berlin en 1945. Il n’en reste qu’une photographie un peu floue. Friedrich y peignait une procession de moines allant d’un cimetière — monde horizontal s’il en est — vers ce qui reste du chœur dévasté, mais toujours dressé et lumineux, en passant par des monticules de pierres et de cailloux ensevelis sous la neige. Les croix des tombes penchent, certaines sont déjà écroulées. La cérémonie marche de la certitude de la mort vers l’espoir d’une vie radieuse. Une citation de Chateaubriand vient à l’esprit: “Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence.”
Mais la religion chrétienne n’a pas encore deux mille ans, ce qui semble trop peu pour l’artiste en quête d’un temps humain qui serait susceptible d’équivaloir à la durée des phénomènes de la nature. Aussi Friedrich remonte aux plus anciennes traces connues de sa culture en ce temps-là. Les dolmens — tombes mégalithiques — semblent convenir, parce qu’on ne peut les dater avec certitude, sinon qu’ils appartiennent à une civilisation très ancienne et disparue. Friedrich en tire une image glacée, triste et déserte, engourdie, que nul soleil ne parvient à réchauffer. Les trois chênes, arbres sacrés dans de nombreuses cultures pré-chrétiennes, et que la mythologie associe à l’endurance, la virilité, la solidité et la force sont ici amputés de leurs cimes, de leur vigueur, ainsi que nombre de leur plus belles branches.
Cette volonté de remonter dans la nuit des temps se traduit particulièrement bien dans Le Moine au bord de la mer de 1808. À première vue, ce tableau résiste au discours puisqu’il ne s’y passe rien. Toutefois, un moine n’est pas un vacancier aux antipodes, dans l’ivresse d’un bain de minuit, mais un religieux qui mène une vie ascétique à l’écart des tentations de ce monde. Il contemple l’immensité du ciel, dont la gamme du bleu foncé au bleu clair passe du noir de la mer au blanc du sol. Après l’air, l’eau, la terre, il ne manque que le feu si le peintre avait voulu compléter la panoplie des éléments, mais on sait l’aversion de Friedrich pour l’idée de chaleur.
Artistiquement, cela va lui coûter cher, car sa peinture s’apprête à manquer le grand tournant de l’art et de la science de son siècle, alors que Turner avec ses fournaises, et Constable obsédé des phénomènes énergétiques le prendront. Il n’y a pas de hasard: Friedrich voit le jour en 1774, Turner en 1775 et Constable en 1776. À la décharge de Friedrich, on invoquera le fait qu’au même moment, l’Allemagne est moins industrialisée que l’Angleterre. Pour le dire autrement, l’univers artistique de Friedrich liquéfie le prétexte de la représentation dans la froideur des brumes du passé, tandis que ses confrères anglais voient la peinture comme la future usine de transformation du spectacle visuel en évidence picturale et énergétique, chaude, comme une fonderie. Un siècle de l’histoire de l’art se joue entre ces œuvres pourtant si proches!
Comme Turner et Constable, Friedrich sent que les artistes doivent désormais penser en terme d’énergies, mais il reste prisonnier de l’ancien concept de représentation du visible à taille humaine. Ne soyons pas trop sévères, car il faudra attendre un bon siècle encore avant que Paul Klee — qui naît juste un siècle après Friedrich, en 1879 — formule “L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.” D’autre part, le strict respect de la chronologie des œuvres peintes par Friedrich montre un cheminement chaotique, fait d’allers et de retours, exactement comme s’il tâtonnait dans le brouillard, sans la moindre certitude, puisque la perception habituelle devient inopérante. Ainsi, un trajet qui irait de manière linéaire d’une peinture exclusivement figurative vers une pure peinture qui met en avant la manière dont elle est faite, tout séduisant qu’il soit, ne reflète en aucun cas les tourments artistiques vécus par Caspar David Friedrich, qui sent l’avenir tout en restant coincé dans le passé.
Soir avec nuages propose des nuages qui peuvent se lire comme coups de pinceau, tout autant que des traces du pinceau pigmenté de blanc peuvent se lire comme nuages. Si la tentation du monochrome hante Friedrich, il échoue à y parvenir car il ne peut s’empêcher d’y ajouter une présence humaine et le poids de l’histoire humaine. On ne peut mieux écrire qu’André Malraux: « L’homme sait que le monde n’est pas à l’échelle humaine; et il voudrait qu’il le fût. » Chez Friedrich, rares sont les tableaux désertés par l’humain, et pourtant ces tableaux semblent porteurs d’une modernité qui pointe le bout de son nez. Le Voyageur contemplant une mer de nuages est quasi contemporain de ce Soir avec nuages. Mais le premier reste ancré dans la tradition du sujet vertical, qui domine le monde depuis sa position au sommet d’une pyramide, fût-elle chaotique, tandis que le second s’étale de manière horizontale, dans l’immensité inhumaine des flux qui se font et se défont. Comment rendre compte des énergies colossales qui constituent ces masses qui enveloppent notre Terre jusqu’à l’infini, indifférentes à toute humanité, hors de notre temps? Voilà peut-être à quoi songeaient les personnages de Friedrich, ou le peintre lui-même spéculant devant ses tableaux.
Caspar David Friedrich, des paysages à l’infini
Hamburger Kunsthalle
Hambourg
Du 15.12.2023 au 01.04.2024
https://www.hamburger-kunsthalle.de/en/exhibitions/caspar-david-friedrich-0
Caspar David Friedrich, des paysages à l’infini
Alte Nationalgalerie
Berlin
Du 19.04.2024 au 04.08.2024
https://www.museumsportal-berlin.de/fr/expositions/caspar-david-friedrich/
Caspar David Friedrich, des paysages à l’infini
Staatliche Kunstsammlungen
Dresde
Du 24.08.2024 au 05.01.2025
https://albertinum.skd.museum/en/ausstellungen/caspar-david-friedrich-where-it-all-started/
2 réponses à “Caspar David Friedrich: “Le monde aurait pu être simple comme le ciel et la mer.” *”
Nietzche et La Rochefoucauld avaient raison. Nous ne sommes que des points (pas même des étoiles) perdus dans la nuit. Ephémères et sortis d’on ne sait où. Est-ce parce que nous le savons que nous recherchons quand même la lumière en avançant vers on ne sait où? En vain bien sûr, mais il ne faut pas le crier trop fort; car cela devrait suffire, contrairement à ce que suggèrent les religions qui veulent nous donner quelque espoir, tout aussi vainement. Tout est mystère et le restera. Recherchons surtout la beauté, simple consolation et ultime utopie.
J’aime énormément cet artiste, il correspond à mon tempérament mélancolique. Friedrich c’est un peu l’adolescence de l’art. Merci cher Vincent pour cet bel article.