« Cezanne, notre père à tous »


Le nom Cezanne s’écrit sans accent, comme en témoignent les graphies officielles, ainsi que la signature du peintre au bas de ses tableaux. L’accent provençal a toutefois transformé le phonème « e » en « é », d’où l’usage courant, mais erroné. Nous respectons le souhait de la descendance de l’artiste en revenant à l’original.

« Cezanne, notre père à tous »: la citation est de Pablo Picasso. Dès le départ, Paul Cezanne s’installe dans une position de refus. Il exècre les conventions, autant dans la vie que dans son art; il sait ce dont il ne veut pas, toutefois il ne sait pas ce qu’il veut. Tant de contradictions ont fait de sa carrière et de sa vie une longue période de doutes.

doutes – refus

Les toiles du début hésitent et ne prennent aucun parti. Qu’elles soient claires, ou sombres, ou colorées, elles penchent de manière égale pour la nature morte la plus sage ou le fantasme d’orgies collectives, pour des objets sans âme ou pour des rêves riches en affects. Si le jeune peintre copie assidûment les grands classiques du Louvre, l’étude le convainc qu’il ne veut pas du métier traditionnel, car « après avoir vu les grands maîtres qui reposent au Louvre, il faut se hâter d’en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résident en nous ». Aussi, peintes au couteau, en pâte épaisse, ces premières toiles se triturent ensuite avec les mains, en quasi relief, ce qui leur donne un aspect particulièrement malhabile. Cette réputation de maladresse et sa manière de faire colleront aux basques de l’artiste d’Aix-en-Provence jusqu’à la fin de ses jours. Alors que Cezanne évoque sa « période couillarde », Vincent Van Gogh affirme sans détour: « Cezanne bande dans son oeuvre ».

Dans L’Œil et l’Esprit, son dernier ouvrage, le philosophe Maurice Merleau-Ponty étudie l’expérience de la vision chez Paul Cezanne, et montre que la phénoménologie rend assez bien compte de la démarche du peintre. En un mot, la perception elle-même serait sujette à des préjugés culturels. Le travail artistique de Cezanne aurait été de retrouver un contact naïf avec le monde, de recréer une vision aussi ingénue que celle du premier humain le premier matin, une perception qui se passe de la culture: « donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a paru avant nous », et « je suis le primitif d’un nouvel art ». Car les apprentissages de l’art académique, au Louvre ou ailleurs, commencent tous par greffer un fil à plomb et un niveau dans le regard de l’artiste débutant. Pour Cezanne, il faut évacuer les acquis hérités depuis plusieurs siècles, depuis la Renaissance, parce qu’ils imposent des normes implicites dans la perception de l’espace et du temps.

nature — culture

1 Paul Cezanne, Nature morte au Cupidon en plâtre, 1895 © The Courtauld, London (Samuel Courtauld Trust). Photo © The Courtauld

Ce tableau ressemble à un toboggan. L’espace déboule du haut à droite, et les objets s’accumulent en bas, à gauche, en vrac. Ce désordre se confirme par l’absence de vraies lignes verticales ou horizontales — toutes sont obliques — jusqu’au petit Cupidon de plâtre, dressé au centre mais tordu comme une tresse. Voilà qui ignore les sacro-saintes lois héritées de la perspective qui font des axes verticaux et horizontaux les armatures d’un monde où le chaos du monde vient s’étaler s’il le désire, mais dans un ordre géométrique préétabli.

Cezanne, Le Panier de Pommes, 1893 © The Art Institute Chicago

Cette autre nature morte confirme cette vision des choses: les objets sont comme poussés dans le dos, et trébuchent vers l’avant. Alors que la toile se réalise dans le calme de l’atelier, l’ensemble de l’espace, les verticales et les horizontales semblent soumises à un roulis et à un tangage permanents, à en souffrir du mal de mer.

Cezanne, Nature morte aux Pommes,1893–1894 © J Paul Getty Museum

Dans cette autre nature morte encore, la profondeur se réduit au seul fond qui se déplie comme un paravent, là où rien ne se passe. Les ellipses du broc vert s’ouvrent davantage vers le haut que vers le bas, ce qui est contraire à la vision en perspective. Non, il ne s’agit pas de maladresse dans le chef du peintre, mais d’un pied de nez à la loi d’unicité du point de vue mathématique quand il devient « naturel », et exclut tous les autres. Cezanne tente d’autres angles de vision, préfigurant par là le cubisme. Pour ce faire, pommes, vases, bouteille, nappes et tissus, lignes en paille, chaque volume est arrondi, plissé, froissé, sans le moindre plan ou ligne droite, jusqu’à ce que l’espace balisé du géomètre chancelle.

primitif — civilisé

Le peintre sait que la vision monoculaire et fixe est un a priori culturel des plus subjectifs. « Si je bouge d’un tout petit peu, j’en ai pour des mois » aimait à dire le créateur aux aguets de sa sensation. Il suffit de cligner alternativement des yeux, ou de s’être amusé d’un View-Master, pour s’en rendre compte, puisque l’évolution a doté l’animal humain de deux yeux afin qu’il perçoive la profondeur du monde en trois dimensions. Ceci lui permet de mieux évaluer la distance des proies ou des prédateurs. Question de survie.

Au 21e siècle, nous avons encore du mal à comprendre ces questions de continuité et de mouvement qui ont taquiné la fin du 19e, parce que nous dépendons moins des ressources de la lumière naturelle depuis l’apparition de l’éclairage électrique, de jour comme de nuit. Avant Cezanne, les peintres étaient soumis aux aléas de la luminosité locale. Peindre à l’extérieur était une épreuve, car la course du soleil associée au moindre passage nuageux transforme l’apparence des choses. C’est pourquoi la peinture classique s’effectue en atelier, avec une fenêtre donnant sur le nord, car la lumière y est plus stable. Dehors, en lumière peu stable, toute variation lumineuse dilate ou contracte la perception d’un volume; elle modifie la perception de la distance physique d’avec le modèle, fût-il une montagne. « Toutes les images peintes à l’intérieur d’un studio ne seront jamais aussi bonnes que celles réalisées à l’extérieur ».

stable — altérable

Paul Cezanne, Trois Crânes, 1902-1906 © The Art Institute of Chicago, Olivia Shaler Swan Memorial Collection

Le monde évolue, transitant à ce moment-là d’une économie agraire aux débuts de la civilisation industrielle qui transforme le rapport à la nature. Cezanne se rassure en se convainquant que « tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre », ces volumes artificiels qui s’usinent comme des pièces de machine. C’est pourquoi il remplace les pommes naturelles par des plâtres, car le plâtre ne pourrit pas. Ceci justifie aussi les longues séances de pose que le peintre inflige à ses modèles, se tourmentant du moindre petit bougé, de la moindre variation d’atmosphère. Il n’est donc pas étonnant que l’artiste ressente la nécessité de peindre des crânes, car leur permanence minérale persiste alors que l’éphémère des chairs a disparu. Pourtant, même ces ossements tremblent, incertains comme des flammèches, posés sur ce qui pourrait être des tissus aux contours et aux coloris hésitants. Comment rendre compte de cette contradiction?

deux = trois

Paul Cezanne, Sous-Bois 1894. © Los Angeles County Museum of Art, Wallis Foundation Fund in memory of Hal B. Wallis

« Il m’a fallu quarante ans pour découvrir que la peinture n’est pas une sculpture ». Cette citation témoigne de la prise de conscience du créateur. Comment résoudre l’illusion du motif tridimensionnel à représenter sur un plan qui n’en a que deux? La solution serait-elle de dissimuler la profondeur? Ainsi des paysages boisés, avec des branches à l’avant-plan. Cezanne les peint par les mêmes touches, qu’elles figurent à l’avant-plan ou au lointain. De même les intensités colorées, modulées séparément quelle que soit la profondeur à représenter. L’astuce du peintre est ainsi de créer l’indifférenciation visuelle entre ce qui est de l’ordre du savoir (la profondeur), et ce qui est perçu (le plan). C’est pourquoi il semble que l’arrière-plan, loin de s’établir à l’horizon, reflue vers l’avant. La tension est optimale, car le cerveau ne peut choisir. Cezanne l’exprime avec poésie: « Je souhaite unir des courbes de femmes à des épaules de collines ».

les Baigneuses — synthèse

Jamais, de toute sa vie, Cezanne n’a osé demander à un modèle féminin de poser nue: « Ça me sourirait assez de faire poser des nus au bord de l’eau. Seulement comprenez, les femmes sont des veaux, des calculatrices et elles me mettraient le grappin dessus ! C’est effrayant, la vie ! » confie-t-il à son marchand, Ambroise Vollard. Pourtant, en fin de parcours, l’artiste peint plusieurs fois son fantasme, longuement et en grand format.

Paul Cezanne, Les Baigneuses, 1894-1905 © Presented by the National Gallery, purchased with a special grant and the aid of the Max Rayne Foundation

Elles sont une dizaine, dans toutes positions. S’agirait-il de la même muse, vue à des moments différents comme semble l’indiquer la même chevelure rousse et un schéma corporel identique? Le plus souvent vues de dos, ces femmes ressemblent cependant à des objets taillés à la hache, sans galbes ni vraies rondeurs, des mannequins raides et statiques comme des potiches. Car le peintre refoule son désir une fois encore, et revient vite aux seules questions d’espace pictural. L’artiste inscrit ces objets d’appétence dans l’abstraction du schéma spatial à deux dimensions de la toile. Le bas s’oriente vers la gauche, fuyant le haut qui penche vers la droite. Si la figuration de l’avant-plan est évidente, l’arrière-plan est indécis. Il hésite entre le végétal, les nuages, les rochers, le ciel. Les informations relatives à l’image figurative deviennent intentionnellement peu identifiables, car c’est la densité de ce « vide » où rien ne se passe que Cezanne a toujours rêvé de peindre. Il touche au but. Réalisées au grand âge, Les Baigneuses tentent une synthèse des doutes, des tourments et des contradictions qui ont si longtemps habité l’homme et l’artiste.

la victoire, enfin !

Paul Cezanne, Montagne Sainte-Victoire, 1902-6 © Philadelphia Museum of Art, Gift of Helen Tyson Madeira, 1977

Comment peindre l’air « entre » les choses, stable comme l’espace, mouvant dans la durée? Un tel volume reste le plus souvent invisible, surtout devant l’étendue d’un paysage. Sa présence se matérialise de manière indirecte, par la brise, par exemple. Fluide, on ne peut l’attraper davantage qu’un courant d’air. Mais il révèle sa présence lorsque la chaleur de l’été de Provence le fait vibrer, et qu’au loin la Sainte Victoire en tremblotte et devient un mirage. Cezanne la peindra près de 80 fois. Non pas pour en capter les apparences de surface comme Monet le fait avec les cathédrales de Rouen, mais pour saisir les variations du bouillonnement de l’air qui frémit jusqu’au lointain. Il est une citation peu connue qui dit très bien tout cela: « Il ne s’agit pas de peindre la vie, mais de rendre la peinture vivante ».

L’avant-plan en teintes foncées est peint de manière à ce que les touches se distinguent peu l’une de l’autre. A l’inverse, le ciel du fond se peint en teintes claires, par touches nettement séparées et brutes. On retrouve ici la technique du court-circuit entre la perception et le savoir, puisque la perception de l’avant recule tandis que celle de l’arrière-plan avance. Ce volume d’air bien dans les yeux, Cezanne entreprend d’en garder à la fois la structure, solide, et la vibration, fluctuante. Les touches, toutes pareilles et toutes différentes vont résoudre ce paradoxe. Cezanne peint avec la dextérité d’un tailleur de diamant, chaque touche devient une facette qui communique avec les autres, dans la même volonté de rendre compte du volume, à la fois volatil et solide. L’artiste réalise ici son ambition contradictoire de « faire de l’Impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l’art des musées », autant que « faire du Poussin sur nature ». Une Sainte Victoire par Cezanne devient un diamant aérien que le peintre taille sur sa toile à l’aide de ses pinceaux.

The EY exhibition: Cezanne
Tate Modern
Bankside, London, SE1 9TG
Du 5 octobre 2022 au 12 mars 2023
Tous les jours de 10 à 18 heures
https://www.tate.org.uk/visit/tate-modern

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4 réponses à “« Cezanne, notre père à tous »”

    • « Il ne s’agit pas de peindre la vie, mais de rendre la peinture vivante ». Oui, tout est là. La grosse question étant « comment y parvenir? ». IL me semble que c’est l’ambition plus ou moins consciente de chaque artiste, et que chacun tente d’y répondre à sa manière.

      Une autre chose me frappe. Cezanne est considéré comme un des géants du siècle dernier, presque comme un saint. Et pourtant, à ce jour, quasi aucun commentaire, comme s’il n’intéressait personne. Cela m’intrigue… à moins de me tromper!

  1. Unir les courbes des femmes avec les épaules des collines: c’est la définition de la création elle-même que Cézanne donna ainsi!
    Ah ce sous-bois de la fin du XIe, quel enchantement absolu… J’aimerais un papier peint recouvrant ma chambre à coucher de ce seul motif. Dans une de ses meilleures chansons, Michel Berger a écrit pour France Gall ceci: Cezanne peint/quand il éclaire le monde pour nos yeux/qui n’voient rien/ Si le bonheur existe/ c’est une épreuve d’artiste/Cezanne le sait bien.
    Cette critique qui va d’emblée vers l’essentiel le démontre bien.

    • Cezanne est pourtant l’un des plus ardus peintres au tournant des 19e et 20e siècles. Rien de décoratif ou de plaisant chez lui. Voir un Cezanne requiert un travail d’attention — souvent fastidieux. Jean Guiraud-Bernard l’a bien montré dans son petit livre « De l’inscrit à l’induit ». Je n’ai pas eu le courage d’aborder le thème, mais oui, il y aurait une suite à rédiger.

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