Dan Flavin, des dédicaces en lumières


Au début des années 1960, les premiers Dan Flavin font sensation. Car aux cimaises des musées, l’artiste allume des tubes de néon utilitaires… comme on en trouve chez soi. À l’époque, rares sont celles et ceux qui se souviennent que les Ready-made de Marcel Duchamp existent depuis un demi-siècle déjà, et plus rares encore ceux qui savent que le tube fluorescent industriel n’a été inventé qu’en 1938, une vingtaine d’années seulement avant que Flavin ne s’en empare. Il est vrai que les objets choisis par l’artiste américain n’ont pas le même statut que ceux de Duchamp, car la roue de vélo, le tabouret, l’urinoir et la pelle de Duchamp restent dans le régime de la grisaille, tandis que la présence visuelle d’une barre allumée se différencie de la même, éteinte.

Dan Flavin, A Primary Picture, 1964, The Dan Flavin Estate, courtesy of David Zwirner © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Les tubes fluorescents s’achètent par millions chaque année dans les magasins de bricolage, mais le choix des couleurs se limite à quelques teintes primaires, comme leurs dimensions se calibrent sur le matériel de cuisine. Des tubes fluorescents ou des briques de Lego (jeu inventé à quelques années de là, en 1932), c’est pareil: ce sont des fruits de la standardisation industrielle, et un élément remplace un autre en cas de dysfonctionnement ou de panne. C’est en 1936, au moment de l’invention du tube fluorescent, que le philosophe Walter Benjamin introduit le concept d’aura dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilté technique.

La banalité de A Primary Picture montre fort bien qu’en localisant l’œuvre près d’un lieu de passage, ouvert, le dispositif piège le regard. L’œil peine à s’en détacher, il reste fasciné par une présence lumineuse alors que le lieu de transition appelle son franchissement sans délai. ‘Ce n’est que ce que c’est, et il n’y a rien d’autre’ affirme pourtant Dan Flavin à propos du matériau de son œuvre. Ce ne peut être un hasard si au même moment, en 1966, Andy Warhol proclame: ‘Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, il vous suffit de regarder la surface de mes peintures, de mes films et de moi, et je suis là. Il n’y a rien derrière.’ Il y a là une ambiguïté, dans le fait de nier un statut spécial aux objets industriels présentés tels quels, tout en les exposant dans des lieux privilégiés où, forcément, le spectateur cherche un sens.

Dan Flavin, Untitled (To Barnett Newman), 1971, Collection Carré d’Art-Musée d’art contemporain de Nîmes © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Désormais, Dan Flavin fonde son œuvre sur cet objet aussi impersonnel que quelconque, tant l’artiste se sent charmé sinon subjugué par la puissance visuelle qu’il recèle. Quelques tubes de néon ont ainsi la capacité de modifier la perception du volume architectural qui les accueille, raison pour laquelle ces montages sont souvent placés dans des coins. La lumière gomme la réalité de l’angle, et la profondeur devient plane. Quand la certitude d’un mur se transforme en nuée colorée, quasi immatérielle et insaisissable, l’ensemble des perceptions se dérègle et les repères vacillent. On nage en pleine illusion d’optique, le champ de lumière déborde de son cadre, il rayonne. Cette capacité de mutation de l’espace devient vite un champ d’expériences dans lequel l’artiste teste diverses combinaisons, les plus simples au début, qui se complexifient peu à peu jusqu’au décès de l’artiste en 1996.

Dan Flavin, Untitled (To my dear bitch, Airily), 1984, The Dan Flavin Estate, courtesy of David Zwirner © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr.

Il faut signaler qu’au début de sa carrière, Dan Flavin avait été impressionné par les recherches de Vladimir Tatlin, peintre et sculpteur constructiviste ukrainien du début du 20e siècle. Tatlin pensait le volume en termes de collage, de soudure, d’assemblage de pièces métalliques utilisées dans la construction industrielle. Selon Paul-Louis Rinuy, ‘le créateur n’est plus un démiurge imposant une forme idéale à une matière amorphe mais un constructeur qui synthétise des énergies potentielles et met en tension les virtualités formelles des matériaux les plus variés.’ Tatlin souhaitait aussi la disparition des œuvres d’art destinées aux musées, au profit de constructions fonctionnelles à la pointe du progrès technique et au service du plus grand nombre. Cette vision généreuse est pour toujours restée à l’état de projet jamais concrétisé par le pouvoir soviétique.

Dan Flavin, Untitled (to Don Judd, colorist) 1-5, 1987, Panza Collection, Mendrisio © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Flavin a rendu hommage à Tatlin en 1964 avec la série Monuments for V. Tatlin, qui comprend une cinquantaine de pièces constituées de néons blancs. Mais l’artiste américain a bien vite réintégré le cocon du musée, avec ses espaces privilégiés dédiés à ces objets exceptionnels que sont les œuvres d’art. Dans un musée, les travaux de Flavin doivent faire chambre à part, tant leur nature exige l’obscurité. Ceci rend impossible la cohabitation avec tout autre œuvre. Cette obscurité, ajoutée à l’intensité lumineuse qui déborde sur les murs et sur le sol, préfigure les mises en scène des actuelles expositions immersives dans lesquelles le visiteur est plongé comme dans l’eau d’une piscine. Flavin libère la couleur du champ de la peinture pigmentaire et la transpose dans l’espace tridimensionnel des sensations. Le visiteur baigne dans la lumière.

Dan Flavin, Untitled (To a man, George McGovern), 1972, Guggenheim Abu Dhabi © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr
Dan Flavin, Monument 4 for those who have been killed in ambush, 1966, The Dan Flavin Estate, courtesy of David Zwirner © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

L’œuvre se heurte à quelques limites: il aurait été aisé de la prolonger par des nouveautés qui n’existaient pas à ses débuts, comme les diodes électroluminescentes, et les ampoules dimmables qui varient l’intensité de l’éclairage, ou encore les systèmes d’informations défilantes, parmi d’autres. Il semble que jamais le créateur ne se soit intéressé aux avancées de la technologie qui auraient pu propulser son œuvre plus loin encore, ou plus simplement la garder en adéquation avec son époque, pas plus qu’il n’aurait exprimé le désir de sortir de l’espace clos du musée. Bien au contraire, ses productions semblent souvent se réfugier dans les coins. Même ses travaux les plus complexes ne se déparent jamais de l’angle droit et/ou de diagonales fixes, comme le montre Monument 4 for those who have been killed in ambush.

Dan Flavin, Untitled (To you, Heiner, with admiration and affection), 1973, Bayerische Staatsgemäldesammlungen – Sammlung Moderne Kunst in der Pinakothek der Moderne München © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Cette obsession de la géométrie euclidienne, de la ligne droite, des carrés et des rectangles virtuels s’enracine-t-elle dans la coutume du tableau classique exposé au musée, et dans la tradition de la stabilité de la peinture traditionnelle qui vise l’éternité? En l’absence d’informations claires laissées par l’artiste à ce sujet, on en est réduit aux supputations. On se souvient alors que pendant cinq années, de 1947 à 1952, le futur artiste a d’abord suivi une vocation religieuse, étudiant la prêtrise au séminaire préparatoire de l’Immaculée Conception à Brooklyn. Et si l’attraction d’une lumière permanente comme dans les iconostases venait de là? Pour rappel, une iconostase est une cloison qui, dans les églises orthodoxes de rite byzantin, sépare les lieux où se tient le prêtre célébrant du reste de l’église. Alors, on comprendrait mieux l’attrait de Dan Flavin pour la sacralité et la distance visuelle que le musée impose, et pourquoi l’aura lumineuse purement optique, désincarnée et immobile qui s’en dégage est si importante à ses yeux.

Dan Flavin, Alternate Diagonals of March 2 (to Don Judd), 1964, The Dan Flavin Estate, courtesy of David Zwirner © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Si les premières œuvres de Flavin s’intitulaient Icônes, par la suite il a rejeté toute interprétation autre que matérialiste, admettant tout au plus que l’on puisse transformer des espaces ordinaires en lieux extraordinaires, ou que son œuvre évoque des émotions et crée un sentiment de merveilleux. Ressentant néanmoins le rayonnement privé d’affect, et froid, clinique, désincarné auquel sa démarche artistique débouche, Dan Flavin a compris qu’il était impératif d’humaniser son travail. Il ne reste qu’une solution, extérieure: le titre. Les commissaires de la présente exposition l’ont bien compris, organisant l’événement avec ‘des installations de lumière fluorescente réalisées à partir de 1963, fréquemment dédiées à des amis artistes tels que Jasper Johns, Sol LeWitt ou Donald Judd. Des artistes d’art moderne à l’instar d’Henri Matisse, Vladimir Tatlin et Otto Freundlich apparaissent également dans des titres d’œuvres. Ces dédicaces contrebalancent l’anonymat du matériau. Au travers de ces titres augmentés, l’artiste ancre ses travaux non narratifs et impersonnels dans un contexte esthétique, politique et social.’ L’exposition au Kunstmuseum de Bâle s’attache à révéler cette dimension.

Dan Flavin, Untitled (In memory of Urs Graf), 1975, Kunstmuseum Basel, Geschenk der Dia Art Foundation, New York © Stephen Flavin / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo Florian Holzherr

Dan Flavin, Dédicaces en lumières
Kunstmuseum, Bâle
St. Alban-Graben 8, CH-4010 Basel
Du 02.03 au 18.08.2024
Tous les jours de 10 à 18h
Fermé le lundi
Horaires spéciaux les jours fériés suisses
https://kunstmuseumbasel.ch/fr/visite/preparez-votre-visite

,

Une réponse à “Dan Flavin, des dédicaces en lumières”

  1. Quand Eugene Boudin dessina un ciel sublime ( nuages blanc, ciel bleu) à côté de Monet, qu’il avait invité à le rejoindre au sommet d’une falaise, ce dernier l’a donc vu à l’oeuvre et lui dit peu après : « Ce jour-là précisément vous avez confirmé ma vocation de peintre ». Et ce fut l’impressionnisme, grâce à ce ciel normand. Dan Flavin incarne bien plus que le ciel: carrément l’arc-en-ciel. Sans pinceau ni peinture, à la portée de tous. Et c’est tout aussi fulgurant, sensuel. Pareil aussi, tiens, tiens, à l’entrée d’un bordel: l’art est bel et bien une pure jouissance!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *