David Hockney s’est imposé comme figure incontournable du Pop’Art au début des années 1960. Né en 1937, il a alors à peine plus de 20 ans. Contrairement à la plupart de ses pairs, si le jeune artiste conserve l’idée de représentation et le métier classique de la peinture ancienne, il intègre pourtant les nouvelles technologies au fur et à mesure de leurs apparitions. Ainsi il est un des premiers à utiliser la peinture acrylique, et à concevoir des fresques et des tableaux entiers à partir de Polaroïds. L’artiste innove en composant une image à partir de montages photographiques discontinus, en se connectant aux systèmes de projections pilotés par ordinateurs, et en adoptant le numérique, la tablette graphique, le iPad et le téléphone portable à des fins créatives. Plus récemment, Hockney, imagine des expositions et des environnements immersifs.

Curieux de tout, David Hockney mène une vie qui ressemble à un terrain de jeux toujours plus vaste. Il stimule sa créativité non seulement en se frottant aux technologies les plus récentes, mais avec la volonté de les adapter aux spécificités du monde artistique. Par exemple, l’artiste sollicite les développeurs de programmes en réclamant des fonctions non commercialisées, non prévues ou pas encore imaginées. Et chacune de ces technologies s’additionne aux précédentes, ce qui, à la longue, offre au fouineur-artiste une panoplie d’outils personnalisés absolument unique, ainsi que la garantie d’un savoir-faire imbattable.

Savoir faire, c’est bien; mais pour faire quoi? Car la virtuosité technique, tout éblouissante soit-elle, ne peut suffire à bâtir une œuvre: il lui manque l’épaisseur du vécu. On sait David Hockney obsédé par la durée, d’où sa fascination pour les thèmes séculaires de nos cultures occidentales, portraits, natures mortes, paysages, toutes choses exilées de l’art contemporain. Hockney se sent attiré par l’inscription dans la géologie du temps, ce qui explique pourquoi l’artiste a adopté avec plaisir les techniques d’enregistrement contemporaines. Leur mémoire permet la transcription simultanée des temps présent et passé, car elle est capable de rebobiner ou de débobiner une durée en direct ou disparue, ce qui est tout à fait impossible à réaliser par le système classique de la peinture. Ceci dérange nos habitudes visuelles, culturelles, parfois séculaires, ce qui explique pourquoi chaque nouvelle ‘manière’ de Hockney perturbe même son public le plus enthousiaste.

Ce n’est pas la technologie en elle-même qui intéresse David Hockney, mais sa capacité d’accumuler l’épaisseur temporelle, son poids, sa densité. Voilà pourquoi l’artiste apprécie particulièrement le printemps et l’automne, les deux moments les plus prolifiques en opportunités, en transitions pleinement visibles, au contraire de l’été et de l’hiver, beaucoup moins riches selon ce critère. Chaque connexion du crayon coloré électronique devient une graine semée, un déchet végétal en cours de régénérescence. Quelques mots du peintre le disent mieux que n’importe quel discours explicatif: ‘Au printemps, on dirait que la nature est en érection, que du champagne se déverse sur les buissons. C’est merveilleux ».

Toutefois, le parcours ne fut pas simple avant d’atteindre à cette sérénité, et l’intuition de ce bonheur s’exprime d’abord en termes problématiques. A Bigger Splash – le tableau par lequel Hockney a acquis un statut international, en 1967 — s’organise en strates horizontales et verticales, légèrement ébranlées par le plongeoir jaune citron vu de biais, et qui glisse comme la lame d’un cutter coupe le papier. La grosse perturbation, toutefois, est causée par l’immense splash central. La giclée résulte d’un plongeur, invisible car encore sous la surface de l’eau. Quelque chose cloche, car hors le splash, aucun remous ne distrait l’imperturbable surface liquide. On la croirait solidifiée comme une vitre. Cette image ne produit aucun bruit. D’autres éléments mettent mal à l’aise: ainsi le sentiment de solitude émanant de ce tableau à la chaise vide; un monde sans ombre sous le soleil de midi; l’absence de fond ou de lointain qui permettrait d’insérer l’image dans la chair vivante du monde réel. Ce récit aquatique s’incarne dans une image sèche, désincarnée. Le tableau évoque deux réalités opposées: d’abord le temps immuable dans la permanence immobile du ‘rien ne se passe’, ensuite le court événement longuement peint dans ses variations, avec la jouissance que l’on devine: ici des flagelles indépendantes, là des flaques ou encore des touffes plus ou moins concentrées de liquide blanchâtre.


Tout dans cette image offre le luxe, le calme et la volupté. La piscine privée au coeur d’un décor de rêve se baigne de la chaleur d’un grand soleil, au coeur d’une nature sauvage et luxuriante. Le romantisme s’invite en ce lieu libéré de la pression sociale, que seuls peuvent s’offrir les gens fortunés. Et pourtant, on devine l’ombre relationnelle qui plane sur le couple. On assiste à une liquéfaction. Le corps du nageur, presque nu, se réduit en vagues lambeaux. Il devient taches, flaques blanches, roses, brunes ou vertes. À défaut d’être dans le ciel bleu, les nuages sont dans la grisaille des coeurs. Il s’agit d’abord du portrait d’un artiste, de sa pratique picturale, puisque les protagonistes représentés, la piscine et le décor ne sont devenus qu’un prétexte entre parenthèses. Ce que confirme de manière littérale le titre qu’en a donné l’auteur: Portrait of an Artist (Pool with Two Figures). Les sujets semblent devenus des objets, figés, silencieux.

Rarement une œuvre n’aura été aussi hétéroclite que celle de David Hockney. L’artiste pratique avec un égal bonheur le portrait et l’autoportrait, le paysage, la nature morte et la visite des chefs-d’oeuvres anciens, par exemple Vermeer, Fra Angelico, Matisse ou Picasso. Les deux récents tableaux exposés ici n’avaient pas encore été présentés au public. Ils s’intitulent After Munch: Less is Known than People Think, et After Blake: Less is Known than People Think, ce qui pourrait se traduire par ‘On ignore plus que ce que l’on imagine.’ À l’heure des réseaux et des ragots sociaux, la formule se réfère à l’effet Dunning-Kruger par lequel, quel que soit le domaine, les moins qualifiés surestiment leur niveau de compétence. Il en résulte que sur les réseaux, l’opinion du premier venu a autant de valeur que celle de l’expert qui a passé sa vie à tenter de comprendre un phénomène précis. Hockney peint des êtres humains, de tous temps et de tous lieux. Ne seraient-ils que ces bipèdes, nus, maladroits, mais curieux et tentant de comprendre l’astronomie, l’histoire, la géographie? Malgré tout, l’arbre de la connaissance croît, avec ses racines qui plongent dans les sillons cultivés. Il draine le savoir acquis, et chaque petit point de peinture enfoui dans le sol serait comme une graine riche de potentiel et de savoir.

Le second tableau, d’après le peintre et poète romantique anglais William Blake, représente Dante et Virgile qui approchent de l’ange gardien de l’entrée du purgatoire. Comme dans le tableau précédent, la scène semble déconcertante, naïve et criarde. Certains diront mal peinte, alors que la virtuosité d’Hockney est une de ses marques de fabrique. ‘Je suis toujours enthousiasmé par l’improbable, jamais par les choses ordinaires’ dit l’artiste. Il ajoute: ‘La plupart des bons artistes font confiance à leur intuition. Je fais confiance à la mienne. Parfois, elle vous amène à faire des erreurs, mais cela n’a pas d’importance… L’échec n’existe pas, il faut en tirer des leçons et continuer.’ Parce qu’il a autant de culot que de talent, Hockney bouscule le confort visuel auquel il nous avait si longtemps habitués. Le rideau de théâtre rouge qui s’ouvre en bas de l’image — qui n’existe pas dans la version de Blake — dévoile quelques mots qui semblent caractériser toute l’œuvre du peintre depuis ses débuts: ‘C’est le présent qui est éternel’. ‘Le temps qui passe, c’est la vie. Et c’est ce que je peins. J’aime la vie, c’est aussi simple que ça.’ ‘Le printemps, c’est le moment de la renaissance de la nature. Elle change tous les jours.’ Arrivé à l’hiver de sa vie, à 88 ans, David Hockney se nourrit chaque jour de cette pensée: ‘Do remember they can’t cancel the spring.’
David Hockney, 25
Fondation Vuitton
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Du 9 avril au 31 août 2025
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Fermé le mardi
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2 réponses à “David Hockney, 25”
Quel beau texte, foisonnant d’infos et de mises en évidence de ce que sont la peinture et les images!
Même s’il m’est difficile d’appréhender les récents after Munch et after Blake ?
Hello Chantale. Merci de ton commentaire. Ce texte est le résultat de longues années de fréquentation de l’oeuvre, et de quelques rencontres avec l’artiste. J’en avais un peu marre aussi d’entendre régulièrement, à chaque nouvelle exploration de l’artiste, et dans sa manière d’envisager sa pratique: ‘cette fois, il est vraiment gaga’. Cela dure depuis les années 1970, donc plus de cinquante ans. Cela étant dit, moi aussi j’ai du mal avec cette nouvelle approche, et je n’y comprends pas grand chose. Avant de porter un jugement, il va falloir travailler, réfléchir, prendre de la distance, formuler des hypothèses — j’ai déjà l’une ou l’autre piste, disons intuition. Bises, et à bientôt. vb