Dieric Bouts, Photoshop au Moyen Âge


Le Projet Bouts du musée M Leuven propose un concept d’exposition intéressant, car il confronte Dieric Bouts, peintre flamand du 15e siècle, au langage visuel contemporain. Cette exposition montre que le peintre réalisait les désirs de ses commanditaires, sans se prendre la tête ni jouer à l’artiste, et c’est pourquoi il se rapproche des auteurs contemporains comme les photographes sportifs, les développeurs de jeux vidéo, les éditeurs de livres à grand tirage, les créateurs de vidéoclips et pochettes de disques ou de CD, cinéastes de science-fiction, et tous les créateurs d’images collectives qui font partie de notre quotidien, et qui racontent la manière dont nous voyons le monde. Si Dieric Bouts (vers 1410-1475) a passé la majeure partie de sa vie à Louvain, le temps et les circonstances ont dispersé ses tableaux. Pour la première fois depuis trente ans, trente oeuvres du maître sont réunies en un seul lieu.

Dieric Bouts, Panneau central du Polyptyque du Saint-Sacrement, 1464-1468 © M Leuven , église Saint-Pierre, photo Dominique Provost

La Cène, panneau central du Polyptyque du Saint-Sacrement de l’église Saint-Pierre à Louvain, peint de 1464 à 1468, est remarquable dans la mesure où il a été conçu par des théologiens — aujourd’hui on dirait des scénaristes, comme on le fait en bandes dessinées — qui en ont prescrit les moindres détails. Il restait au peintre à en réaliser la mise en image. Par exemple, le plat en étain avec un reste de sauce brune qui fait référence à l’agneau qui vient d’être mangé, le même agneau qui s’incarne dans le blanc abstrait de l’ovale de l’hostie que tient Jésus. La nappe immaculée doit évoquer son futur linceul. La manière dont l’artiste gère le traitement de l’espace est révolutionnaire à l’époque, pour son application rigoureuse des lois de la perspective selon De Pictura, le traité rédigé en 1435 en Italie par Alberti. Pour mémoire, selon cette théorie, qui deviendra un dogme pendant les siècles qui suivent, la représentation de l’espace est d’abord un schéma mathématique, dans lequel le monde sensible s’inscrit de manière prévisible, logique et stable. La scène est vue comme dans un cube qui s’habille en maison. Toutes les lignes de fuite, quelles que soient leur incarnation figurative convergent vers un point focal, ici le centre de la cheminée. Ainsi le plafond, le sol avec ses motifs géométriques carrés, les murs et leurs ouvertures, etc. La main de Jésus qui bénit l’hostie est le centre géométrique du tableau, les diagonales s’y croisent. Un carré se dessine dont la base est le bord supérieur de la nappe, et le sommet la ligne du plafond, les murs de la pièce servant de côtés.

Mais, cette symétrie se déplie et tolère ces quelques imperfections de la vie au quotidien, comme le gobelet posé sur le rebord de la cheminée; les visages des deux serviteurs qui se pressent au trou de service; les lamelles du monde, industrieux et novateur, perçu par les fenêtres; le pentagone tordu du calice et des verres à boire; les plis irréguliers de la nappe, etc. Le peintre introduit des détails domestiques qui deviennent de légers troubles au sein de la rigueur scientifique. L’éclairage participe lui aussi de ce frémissement, car si une douce lumière d’ambiance, homogène, semble baigner la représentation, les ombres marquées à l’avant-plan disent qu’une seule source de lumière intense vient de la gauche. Pourtant, aucun ombrage n’apparaît, ni sur les visages, ni auprès des vêtements ou des objets posés sur la table.

Dieric Bouts, La Vierge à l’Enfant, 1465 © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Cette question de la représentation ‘objective’ de l’unité de l’espace perturbe les artistes de cette fin de Moyen Âge pris entre les feux de deux mondes, d’une part l’univers divin bien ancré dans la mémoire visuelle, et d’autre part la montée d’une bourgeoisie entreprenante pour qui la matérialité mesurable — l’argent — est la seule chose qui vaille. Pour comprendre cette montée de la bourgeoisie, il ne faut jamais oublier que vers 1347-1353 la peste noire tue environ un tiers de la population de nos contrées, et que l’Église et le système aristocratique féodal jusque-là tout puissants se révèlent incapables de contrer ce fléau. Perdant confiance dans les institutions, la population commence à croire au salut individuel, et à songer à l’humanisme. C’est dans ce courant de pensée que l’Université de Louvain est fondée en 1425.

La Vierge à l’Enfant, de 1465, pourrait témoigner de ces changements. Dieric Bouts y reprend le thème de la Vierge à la Fontaine de Van Eyck, au musée d’Anvers, mais il supprime les anges qui suspendent le décor, afin d’en faire une oeuvre moins religieuse. Il réduit fortement le format, ce qui indique que cette oeuvre n’est pas destinée à édifier collectivement les croyants dans une église, mais à satisfaire un client privé qui la regarde de près. À l’avant-plan, la mère et son enfant posent en pied devant un tissu d’apparat richement brodé. Cette étoffe semble être une vue en gros plan, comme un agrandissement de la végétation du sol ou qui décore le mur. Toutefois, si Dieric Bouts reprend le thème végétal, le schéma du textile en réduit la profusion, et il le nettoie et le normalise comme la perspective le fait de l’espace. Cette étoffe joue donc les intermédiaires, car l’arrière-plan se peuple de luxuriance végétale, et court dans ses différences jusqu’aux confins de l’horizon visible. Ces trois types de plans dissemblables se juxtaposent en une image hybride qui ignore les lois de l’homogénéité mathématique.

Dieric Bouts, panneau central du triptyque avec Le Martyre de Saint Érasme,1460-1464, © M Leuven, église Saint-Pierre, photo Dominique Provost

Le Martyre de Saint Érasme propose lui aussi une vision mixte de l’espace, avec la scène du premier plan, soigneusement réalisée selon les préceptes de l’espace mathématique de la perspective, à l’inverse de l’arrière-plan avec ses chemins sinueux et ses collines qui bourgeonnent dans le désordre aléatoire jusqu’à l’horizon sans point de fuite. Toutefois, ce tableau révèle d’autres caractéristiques de la peinture de Dieric Bouts. Malgré le fait qu’on lui déroule les intestins à vif, le saint qui agonise ne semble pas souffrir, pas plus que les tortionnaires où les spectateurs ne s’émeuvent. On imagine combien pareil supplice produit du sang et de glauques dégoulinades. Or on n’en trouve pas le moindre indice. Si cette image repousse par ce qu’elle représente, elle est plus horrible encore par l’indifférence avec laquelle ces atrocités sont peintes, sous un grand ciel bleu sans nuages. Le décalage entre le monde réel des sensations et la fiction d’une telle image se lit aussi dans la gestion de l’éclairage, une bulle de lumière homogène où les ombres n’existent quasiment pas. Il en va de même pour les surfaces colorées, des vêtements par exemple, qui sont à classer dans le registre de ce que deviendra un jour la ligne claire, c’est-à-dire une interprétation graphique codée qui n’a rien de ‘réaliste’.

Dieric Bouts, La Chute des Damnés, vers 1450 © RMN-Grand Palais (Palais des Beaux-Arts de Lille)

Ryan Church, Republic Attack Gunships On Geonosis, 2002 © Lucas Museum of Narrative Art, Los Angeles

Comme toute Chute des Damnés, l’image de Dieric Bouts se veut un chaos engendré par la terreur d’être à la fois jeté dans le vide, torturé, brûlé, enterré vif, dévoré par des créatures qui cumulent tous les signes de la laideur, de la férocité et du sadisme. Il y a là de quoi affoler les spectateurs du tableau, ce qui est l’objectif. Le peintre amplifie le climat émotionnel intense par le camaïeu contrasté de l’image. À quatre ou cinq siècles de distance, les metteurs en image de Star Wars utilisent la même recette, en la mettant au goût du jour, en remplaçant les chauves-souris par des machines de guerre dont on remarque quand même quelques caractères organiques, tant ils ressemblent à des insectes. Les androïdes rodent dans le ciel, et nous veulent du mal, tandis que l’atmosphère rougeoie et s’évapore en fumées: la même angoisse de fin du monde se ravive dans l’esprit des humains.

Jill Magid, The Migration of The Wings, two-channel digital video, sound (in progress), film still, 2023, église Saint-Pierre © Jill Magid

Dans l’église Saint-Pierre, l’artiste américaine Jill Magid propose The Migration of the Wings, un film et une installation sonore destinés à faire de l’édifice un instrument de musique absolument unique, puisqu’il utilise l’acoustique particulière du bâtiment. À travers le son, l’image et la sculpture, les thèmes de l’exil et de la diaspora, de la guerre et du rapatriement, ainsi que l’écho de la violence, résonnent dans l’église.

Dieric Bouts, Créateur d’Images
M Leuven
Leopold Vanderkelenstraat 28
B – 3000 Leuven
Du 20.10.2023 au 14.01.2024
Tous les jours de 11h à 18h
Le jeudi jusqu’à 22h
Fermé le mercredi
info@mleuven.be
https://www.mleuven.be/fr/programme/dieric-bouts

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7 réponses à “Dieric Bouts, Photoshop au Moyen Âge”

  1. Intéressant rapprochement avec le metteur en page contemporain, l’artiste du moyen âge n’étant que rarement le protagoniste de son oeuvre. J’ajouterais une comparaison totalement iconoclaste : l’artiste féodal, n’est-il pas le réalisateur de clip publicitaires avant la lettre, un peu comme Luc Besson, devenu un des meilleurs réalisateurs français dès lors qu’il s’est libéré des entraves de ses scénaristes prescripteurs. Ce qui pose la question suivante : peut-on imaginer Bouts sans la contrainte de ses clients? Merci Vincent pour ton oeil de lynx.

    • Hello Michel,

      Ta comparaison n’est pas si frondeuse que cela: dans les années 1960, en fin d’études au vénérable Saint-Luc, j’avais présenté un examen en posant la question de savoir si l’art baroque n’était pas avant tout un programme publicitaire destiné à ramener le public au bercail de la marque? J’ai su par après que l’idée avait fait débat et clivage chez les Petits Frères, et que cela avait joué dans mon engagement comme enseignant.

      On ignore souvent que, jusqu’à l’impressionnisme, la plupart des tableaux sont « sponsorisés » par un mécène qui y voit un investissement dans son image, ce qui signifie que l’artiste, fut-il Michel-Ange ou Vinci, est prié de suivre un programme, et ne peut donc faire n’importe quelle fantaisie qui lui passerait par la tête. Avant ces sponsors privés, le programme religieux au Moyen-Age était tout aussi rigoureux. Et ne parlons pas de l’art des grands empires antiques qui ne racontent que les faits de gloire (c’est-à-dire les meurtres) des despotes, du roi, de l’empereur, des pharaons. Là, le programme artistique est destiné à lui garantir le confort dans l’au-delà. La soumission au chef serait l’état normal de l’humanité, donc la guerre; tandis que la paix serait une parenthèse exceptionnelle. Nous l’avions oublié. Et merci à Alain Bauer de l’avoir rappelé.

      Amitiés 😉

      vb

  2. Hello Jean-Pol,

    En réponse à ton commentaire arrivé par mail, il me semble que l’objectivité de la représentation de l’espace chipote les artistes de l’époque, qui sentent que les images exigées par leurs commanditaires, les princes médiévaux et les princes de l’Eglise (ce sont parfois les mêmes) proposent des valeurs qui font faillite, par exemple en étant incapables de stopper la Grande Peste Noire qui tue une bonne part de l’humanité. Les scientifiques, dont les ingénieurs-architectes, qui sont aussi artistes, souhaitent une objectivation, dont la représentation par la perspective mathématique est le fruit.

    Tout le problème, est que l’espace réel fait trois dimensions (la quatrième dimension et la relativité sont des concepts inconnus qui mettront des siècles à s’inventer) tandis que la surface plane du tableau n’en fait que deux. D’où une traduction nécessaire, c’est-à-dire une fiction, un léger mensonge. Lorsque cette vision dite objective mais qui n’est qu’un code sera épuisée, après quelques siècles et la loi de l’académisme, le temps sera mûr pour la modernité.

    Intéressant aussi l’utilisation des schémas, chez Bouts et bien d’autres, parce que cette astuce permet de faire coïncider 2D et 3D. C’est ainsi qu’à leur tour, historiquement, les schémas régulateurs sont devenus la norme, encore enseignée au 20e siècle dans certaines écoles d’art…

    Bises 😉

    vb

  3. Merci Vincent pour cette ton analyse subtile et très nouvelle pour moi. J’irai certainement voir cette exposition.

    • Suzanne,
      Merci de ton commentaire. Tu auras lu les échanges ci-dessus, qui tendent à montrer que l’activité artistique se comporte comme tout autre activité humaine, elle se modifie plus ou moins brutalement sous la pression des changements de son environnement. Ah, combien il est passionnant de comprendre, puis essayer d’expliquer ces changements! Avec la grosse question: qu’en est-il aujourd’hui?
      Bises 😉

  4. La technique est stupéfiante, car quand on sait le contexte historique du matos à disposition c’est assez hallucinant comme savoir-faire. Mais l’intérêt principal de ce papier est que tu t’attardes sur le processus politico-religieux de l’époque, déjà très ambigu, avec cette spiritualité sadique qui fourrait son nez partout. C’en est horrifiant presque, (Monet, Cézanne, au secours!!) mais difficile de se détourner. Que d’audaces aussi, en y regardant bien qui anticipent les siècles futures, que de maîtrise, de « détails » qui n’en sont pas et méritent qu’on s’attarde car par endroits, c’est déjà l’art contemporain qui pointe le bout de son nez! Il y a du Jérôme Bosch et du Dali dans tout cela. Mais question ambiance cela plombe. Ces tortures, ces bûchers, cette cruauté banalisée, ces peines et sanctions physiques abominables, ouille ouille! Seigneur, je ne crois pas en vous, mais merci de m’avoir fait surgir dans une époque bien plus douce, celle de l’ère…atomique. Cela va faire mal mais moins longtemps qu’ extraire mes tripes comme avec ce pauvre saint, et …comme on le fait avec les cochons d’aujourd’hui, animal tendre, doux, et intelligent mais oui!!

  5. Hello Xavier,

    Concernant la technique, je ne sais pas dans quelle mesure les métiers d’alors étaient déjà dans les pratiques habituelles des artistes ? Il reste vrai que des peintures réalisées avant 1500 résistent extraordinairement bien au temps. D’où viennent ces techniques ? Comment se transmettent-elles?

    L’autre technique, qui consiste à simuler l’espace réel en 3D avec des moyens 2D, la perspective et les schémas régulateurs, sont par contre une nouveauté, issue des changements sociaux.

    Hélas, oui, déjà, la souffrance imbécile infligée au nom de Dieu semble faire partie des habitudes humaines, hier et aujourd’hui par des religions étrangères l’une à l’autre. Avec un seul point commun toutefois: Dieu est amour.

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