Si vous passez par Tokyo, le Metropolitan Art Museum présente une sélection des oeuvres d’Egon Schiele. Serait-ce un juste retour des choses, l’artiste viennois ayant possédé une grande collection d’estampes japonaises… pornographiques?
Pour un large public, Egon Schiele (1890-1918) représente l’artiste génial, mais maudit, mort jeune, pauvre, incompris parce que trop en avance sur son temps. Toutefois, l’artiste a soigneusement construit cette image de son vivant, pour des raisons que l’on appellerait aujourd’hui de marketing, et surtout pour satisfaire un égo démesuré: « J’irai si loin, qu’on sera saisi d’effroi devant chacune de mes œuvres… elles seront montrées dans les musées du monde entier ».
Gamin précoce doué pour le dessin, narcissique à un point pathologique, mais vivant dans un environnement familial prisonnier des conventions et qui méprise la chose artistique, le jeune homme baigne dans les difficultés relationnelles. Il est déchiré entre un père séducteur, volage, admiré, mais violent et handicapé par la syphilis, et une mère rigide, très rigide. La situation n’est pas plus brillante hors du triangle œdipien: la société austro-hongroise, sclérosée, produit de l’angoisse existentielle, et autant de misère pour le prolétariat que d’essor économique pour les nantis. On sait aussi qu’au tournant du siècle l’Europe est une poudrière. Les nationalismes font le reste, et le monde s’embrase dans la Première Guerre Mondiale.
Egon Schiele réfute les valeurs de son temps, comme le travail bienséant, la stabilité familiale de façade, la sexualité normalisée. Artiste capricieux et dépensier, provocateur, il pratique toutes les choses impensables à son époque, passe de fille en fille, trompe ouvertement sa femme, évoque le communautarisme et l’homosexualité masculine ou féminine, la masturbation, et se laisse aller à ses penchants pervers vis à vis des petites filles. Ceci lui vaudra quelques semaines de prison, mais aussi une réputation de martyr, étant donné que le juge a brûlé un des dessins incriminés.
Egon Schiele est convaincu qu’il est chargé d’une mission quasi divine, venu sur terre pour renouveler le rôle social de la peinture, de l’art. Se considère-t-il comme un nouveau Christ, mais laïque? On pourrait le penser, à voir les nombreuses images de lui-même, où il s’offre, nu, sans gloire, le corps et l’âme meurtris. Les témoignages de ses conquêtes et de ses modèles abondent dans le même sens: poser pour Egon Schiele est une épreuve, tant il exige des poses inconfortables, dans lesquelles le corps est tordu, pareil à un pantin désarticulé. Il travaille rapidement en noir et blanc, et ensuite colorie d’hématomes ces corps nus. Tout est fait pour que la femme se sente mal à l’aise, car exhibitionniste malgré elle: « On sent bien qu’il ne pense qu’à cela » a dit l’une d’entre elles. Sait-on que, en outre, l’homme a obtenu le droit d’observer des patientes enceintes lors d’examens gynécologiques dans une clinique? La rumeur dit aussi l’importance de sa collection d’estampes pornographiques japonaises.
Une révolution cosmétique?
Chez Egon Schiele, l’abondance d’énergie pulsionnelle est toujours négative. Se rend-il compte qu’il imite la peinture la plus traditionnelle en représentant un sujet, central, devant un fond neutre? S’il entend révolutionner l’art de son époque, force est d’admettre qu’il ne choque que par des contenus inconvenants, tout en gardant la vieille primauté du sujet central et de la représentation. Sa révolution est donc cosmétique, sans toucher au cœur de l’art en cours. Au même moment, dans les premières années du 20e siècle, Kandinsky et Malévitch, Picasso et Marcel Duchamp, sont autrement plus radicaux!
L’artiste offre du malheur, de la misère et de l’émotion qui confirment la calamité d’être vivant. Il est dommage que cette focalisation sur des corps brutalisés occulte l’art en tant que tel, c’est à dire la manière particulière dont un artiste organise un espace, compose avec des pigments sur un support. Malgré les discours sans fin que suscite le sujet existentiel de l’étreinte réciproque de La Mort et la Jeune Fille (une variation dramatique de La Belle et la Bête), ce tableau est aussi un éventail de techniques et de matières picturales, de travail des teintes, des textures, des glacis et des superpositions, des mélanges et des contrastes d’outils et de pigments.
Arbre d’automne au vent (1912) le dit très bien, probablement parce qu’il se passe d’un sujet trop démonstratif. Ce presque monochrome se constitue d’une variété insoupçonnée de couches superposées en transparences, liées à une diversité tout aussi grande de coups de brosses ou de pinceaux, produits par la multiplication différenciée des gestes de la main du peintre. Il s’en faut de peu pour qu’un tel tableau vire à l’abstraction. Egon Schiele avait tout en main pour y parvenir. Mais il est décédé de la grippe espagnole, trop tôt, à 28 ans.
Egon Schiele: Young Genius in Vienna 1900
Tokyo Metropolitan Art Museum
8 – 36 Uenokoen, Taito City, Tokyo 110-0007, Japon
Du 26 janvier au 09 avril 2023
Tous les jours de 09.30 à 17.30h
Réservation préalable obligatoire
https://www.tobikan.jp
3 réponses à “Egon Schiele, l’érotisme morbide”
Sclérosé l’Empire austro-Hongrois? Mais alors quelle belle sclérose! L’architecture viennoise flamboyante, l’environnement superbe, le commerce florissant, le fastes, les ors d’un Empire régnant prestigieux ou l’ angoissé pouvait prendre RV avec le Dr Freud, l’amateur d’art rencontrer Klimt et Kokoschka, le gourmand prendre un chocolat chaud dans un café somptueux, l’intello lire Stefan Zweig et le musicologue assister aux concertes de la tribu Strauss, et faire valser sa fille avec un futur beau-fils potentiel bien né: que demander de plus? Je dirais plutôt Empire sur le clin sans le savoir, qui ignorait donc sa mort prochaine, sa décrépitude, son pourrissement soudain. C’st sans doute cela, la prémonition de ce peintre maudit. Va donc pour la technique, le don incontestable, mais en effet, comme il l’a dit lui-même, c’est l’effroi qui domine. Auquel on ne peut probablement pas échapper, car consciemment ou pas, il a mis en parallèle ces deux mondes qui se mélangèrent, comme nos vies finalement, ou le pire côtoie le meilleur, mettant même un point d’honneur à mourir d’un virus qui n’a pas encore dit son dernier mot, celui de la souche N1 dite alors la grippe espagnole qui en fait était déjà le ..Covid qui tua 60 millions de personnes et infecta le quart de l’humanité d’alors. Schiele prophétique? Avec lui, on ne regardera plus le concert du Nouvel An de la même joyeuse façon: derrière la baguette du joyeux chef d’orchestre, il y a aussi la faucille qui tournoie!
Xavier, tout est dit dans ta dernière phrase: « derrière la baguette du joyeux chef d’orchestre, il y a aussi la faucille qui tournoie ». Je pourrais le dire autrement: lorsque notre soleil sera proche de sa fin de vie, il resplendira comme jamais, et sera plus éclatant (ouille, le vilain jeu de mots) que jamais. Une belle et fasrtueuse fin, mais la fin quand même.
merci Agnese de ton commentaire. A vrai dire, je craignais un peu que les filles et les femmes me reprochent d’avoir évoqué un artiste devenu si politiquement incorrect selon les valeurs féministes. Bises 😉 vb