El Greco


Vue de l’exposition Paris-Athènes, Le Louvre, 2021 © photo AFP

Dominikos Theotokópoulos naît en 1541 à Héraklion sur l’île de Crète, à l’époque une colonie de la république de Venise alors au sommet de sa puissance. En 1568 il se rend à Venise, puis à Rome, et visite les grands centres artistiques italiens. En 1576 il arrive en Espagne, s’établit à Madrid, puis à Tolède où il meurt en 1614.

En Crète, El Greco se destine à la peinture, et se forme à la réalisation d’icônes. La chute de Constantinople près d’un siècle plus tôt, en 1453, n’a en rien altéré la tradition de la culture byzantine sur l’île de Crète depuis mille ans environ. L’art de l’icône, soumis à un ensemble de règles strictes, incarne les caractéristiques de l’art byzantin. Notre méconnaissance fait que nous pensons ces icônes toutes pareilles, ou presque, alors que leur variété n’a rien à envier à la diversité des oeuvres qui ont obéi pendant des siècles aux lois de la perspective ou à la disparité de l’art abstrait. Une icône est avant tout une présence, et non un portrait individuel comme le subodore notre culture occidentale. Ce qui compte n’est pas non plus l’individualité de l’artiste mais un contenu bien supérieur, car l’icône est le support terrestre et matériel où le divin s’incarne — comme dans une hostie. Voilà qui explique les matières nobles et riches dont elle est faite, comme l’or, et pourquoi on y trouve si peu de décors, de paysages, de natures mortes, de nus, toutes ces choses qui ont fait les beaux jours de l’art de la peinture en nos contrées. Le temps du sacré étant d’une autre nature que le temps des horloges humaines, rien ne se passe dans l’icône, ni plaisant ni dramatique, et son rayonnement spirituel exhale la pure éternité, sereine, lumineuse et sans ombre. Construite de permanence, l’icône nous semble parfois raide et figée. Se voulant un signe affranchi du monde matériel, et contrairement à nos choix culturels dans la manière de figurer l’espace, elle répugne à en suggérer les dimensions physiques. L’icône propose souvent une perspective inversée qui prend le spectateur en point de fuite, car c’est à lui, directement, et personnellement, que le divin s’adresse. Tant de qualités imposent le silence et le recueillement.

El Greco, Saint-Luc peignant la Vierge, 1560 © Benaki museum, Athènes
El Greco, Adoration des Mages, 1568 © Museo Lazaro Galdiano, Madrid


On imagine le choc que El Greco subit lorsqu’il arrive en 1568 à Venise, qui est alors une des capitales parmi les plus cosmopolites du monde. L’artiste provincial y découvre la relativité des valeurs qu’il croyait aussi universelles qu’intemporelles. Pour autant, Venise étant résolument ouverte sur l’Orient, notamment avec la Basilique Saint-Marc d’inspiration byzantine, la déstabilisation ressentie par le jeune homme n’est peut-être pas aussi marquée qu’on pourrait l’imaginer. Enfin, l’organisation commerciale qui fait la richesse de la Sérénissime, ainsi que les structures politiques et sociales, sont conçues afin d’incorporer les étrangers. L’Adoration des Mages de 1568 indique une intégration artistique pleinement réussie, El Greco se pliant aux normes du lieu à ce moment. De la présence divine qui réside dans l’icône, on passe à sa représentation selon des lois définies par l’homme. La densité de l’espace s’évapore, tout comme la durée. La lumière unifiante se transforme en étincelles aléatoires, et l’étau du cadrage serré laisse place au vide tant honni. On voit combien El Greco peine à figurer le sol, désertique malgré la perspective linéaire rigoureusement appliquée, et l’arrière-plan qu’il barbouille de nuages ainsi que de l’arrière-train d’un cheval. La scène se peuple de bruits et d’anecdotes. L’image peut désormais s’interpréter de mille manières; elle suggère désormais les discours d’exégètes, les interprétations qui se discutent.

El Greco, Annonciation, 1576 © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Le problème qui se pose aux artistes à ce moment de l’histoire est de survivre au génie que l’on dit indépassable de Raphaël. Et donc, si l’on ne peut faire mieux, il faut tenter de faire autrement. Ceux que l’on appelle désormais les maniéristes tentent des formules qui tordent le cou — sans trop exagérer — à quelques éléments normatifs de la Renaissance classique, comme la mathématique de la perspective, afin d’estropier la perception de l’espace; les lois de la composition, pour déséquilibrer l’ensemble; l’harmonie des couleurs remplacée par des teintes crues et acides; l’homogénéité de la lumière que l’on brise. Les inventions les plus visibles, toutefois, sont le « Contrapposto » et la « Figura serpentinata », la ligne serpentine qui tord et déforme les corps. Le cumul de ces imperfections, peu visibles en soi, introduisent le trouble chez le spectateur. Exactement ce que recherchent les artistes, qui sèment là les ferments de bien des révolutions picturales dans les siècles à venir. Qui sait, un jour peut-être on rêvera d’une peinture qui met à mal l’idée de représentation, voire qui s’en se passe? Mais on est bien loin encore d’imaginer le concept d’un art sans image.

El Greco, Saint Martin et le mendiant, 1599 © Courtesy National Gallery of Art, Washington

El Greco, Jerónimo de Cevallos, 1609 © Museo del Prado, Madrid


On dit que El Greco aurait quitté l’Italie après avoir suggéré de remplacer les fresques de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine par les siennes, ce qui lui aurait valu de n’être pas en odeur de sainteté auprès du Vatican. La queue entre les jambes, le peintre arrive en Espagne en 1576 avec l’espoir d’y découvrir un nouvel Eldorado, le nouveau mythe qui émoustille les conquistadors de tout poil. La construction de l’Escorial, gigantesque complexe qui comprend le nouveau palais royal de Philippe II, attire les opportunistes comme les mouches reniflant la confiture. Les conséquences du voyage de Christophe Colomb au Nouveau Monde sont passées par là, l’Espagne nage en plein Siècle d’or… Hélas, Le Martyre de Saint Maurice, tableau du Greco qui devait séduire le roi ne plaît pas à ce dernier, ni à la Cour, ni à l’Inquisition, et un peu penaud, l’artiste quitte Madrid pour Tolède, qu’il ne quittera plus. Tolède parce que la cité est le centre artistique, intellectuel et religieux espagnol à ce moment. El Greco y est apprécié, les commandes affluent, notamment pour les portraits.

El Greco, Annonciation, 1600 © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Malgré l’heureuse nouvelle, L’Annonciation de 1600 semble un tableau bien triste, car tout en grisaille. Les rouges, les verts, les bleus et les jaunes virent à la morosité. La lumière divine qui d’habitude baigne pareille scène défaille, les ombres sont partout. Même la colombe figurant l’Esprit Saint, avec ses couleurs délavées, participe à cette mélancolie, alors que sa lumière est censée équivaloir au rayonnement divin, comme le soleil un jour d’été. Les crânes des angelots qui dressent une haie d’honneur entre la terre et le ciel ont perdu leurs jolis cheveux blonds bouclés, pour devenir des petites billes grises aussi dures et stériles que des galets. La profondeur de l’espace en principe défini par la perspective s’évapore, ce qui donne un arrière-plan qui reflue vers l’avant, bousculé par une tornade qui sème le désordre sur son passage. Elle aspire les choses vers le haut pour les rejeter au loin, abîmées. Ainsi, le manteau de la Vierge, par exemple, passe du bleu radieux à la tôle froissée d’un véhicule accidenté, ses douceurs laissent place au métal déchiré. Une chose semble nette, la désolation causée par dilacération entre le ciel et la terre enfante un sentiment visuel peu guilleret. Indépendamment du contenu littéraire, le message visuel s’inscrit déjà dans les seuls éléments picturaux, bien avant que la conscience n’en décrypte les signes.

El Greco, Adoration des Bergers, 1610 © Real Colegio Seminario de Corpus Christi / Mateo Gamon, Valencia


El Greco, Laocoon, 1614 © Courtesy National Gallery of Art, Washington D.C.

Selon l’Iliade, Laocoon était un prêtre troyen de Poséidon ayant pressenti le piège imaginé par les Grecs afin d’envahir la ville: « Je crains les Grecs, même s’ils apportent des présents », avait-il prophétisé. Il en sera puni de mort par Poséidon qui envoie des serpents marins afin de le dévorer, ainsi que ses fils. À droite, Apollon et Artémis observent la scène, debout, impassibles. Ces corps, même ceux des dieux, ressemblent davantage à de la chandelle, poisseuse, qu’à de la chair et des os. Et les lumières qui leur tombent dessus achèvent de leur donner l’apparence morbide de lividité cadavérique. Le second plan représente la ville de Tolède, peinte en miniature afin de figurer la profondeur par le contraste d’échelle. Pourquoi Tolède, sinon pour rappeler que, selon la légende locale, ses habitants aiment à croire qu’ils descendent des Troyens? Le minuscule cheval aux portes de la ville en atteste. Le troisième plan évoque le ciel où l’orage menace, gronde et se déchire en nuances de bleus sales qui s’étagent du blanc au noir, ce qui amplifie et confirme la souffrance du premier plan.

Ce tableau, réalisé par le vieux peintre malade sentant sa fin prochaine, serait-il aussi son testament artistique? On pourrait le penser lorsque l’on sait qu’il s’aidait de figurines en cire, modelées de sa main, afin de trouver la juste pose de ses personnages. Ce tableau rend aussi compte de trois états de la peinture, la représentation qui agonise, la pure peinture quasi abstraite qui déboule du fond, et en sandwich entre les deux, le monde érigé par les terriens, seul moment de répit au milieu du chaos. C’est bien ainsi que Pablo Picasso et Jackson Pollock, deux novateurs dans l’art du 20e siècle, percevront l’art de l’ancien peintre d’icônes.

Mostra El Greco Milano
Palazzo Reale
Piazza del Duomo, 12 — 20122 Milano
Du 11.10.2023 au 11.02.2024
Tous les jours de 10 à 19.30h
Sauf le jeudi, ouvert jusqu’à 22.30h
Fermé le lundi
www.mostraelgreco.it

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8 réponses à “El Greco”

  1. Bien d’accord: les personnages sont tristes, déprimés et déprimants. Le talent, évident, ne suffit pas. . Il avait peut-être toutes ses raisons, mais c’est sinistre. Dommage qu’il n’ait pas connu le soleil de la Provence côtoyé Bonnard, Gauguin, Monet, Cézanne, Duffy…( Avis personnel de quelqu’un en manque de chaleur…)

    • Hello Xavier,

      Au contraire de van Gogh qui quitte les brumes du Nord pour aller se brûler au soleil du Sud, El Greco connaît d’abord le soleil pétant de la Crête et la chaleur dorée des icônes. Il quitte tout cela pour se frotter à une autre culture, peut-être pas aussi rassurante, pleine de remises en questions, une culture où l’individu prime sur le collectif. Si on ne baigne pas dans cet environnement depuis son enfance, ce peut-être difficile à vivre.

    • Bonjour Martine,

      Merci du gentil commentaire. Réaliser une vulgarisation sans trop réduire la complexité, ni m’adresser aux savants spécialistes, est en effet le but que je m’assigne. Tout vient de l’initiation à usage des débutants que l’on me demandait à l’Erg/Saint-Luc.

  2. Je ne sais quelle beauté intérieure de l’ame fut insuflée à un si remarquable artiste et le texte Lucterios une nouvelle fois nous convie
    à l’actualité ,car l’actualité ne sont point que nos conflits mais aussi la relecture de El greco , bern

    • Salut Bern,

      Tant que Poutine et le réchauffement climatiques nous en laissent le loisir, il vaut mieux en effet se réfugier dans des lectures de l’actualité artistique, ou des relectures d’oeuvres anciennes. Quelques artistes, souvent les meilleurs, anciens ou récents, montrent qu’il est possible de se consacrer à son travail, même quand tout semble se déglinguer autour d’eux. Il faut en tirer les leçons.

      Je te salue amicalement 😉

      vb

  3. Mille mercis encore Vincent pour ton éclairage.
    J’ai le sentiment que la dernière toile que tu nous décris aurait pu être peinte à toute époque.
    N’est ce pas les questionnements de toute femme ou homme à la fin de sa vie?
    Briller, éclairer…
    Et finalement, nous ne sommes que particule infime dans l’univers.
    Même les nuages ( le ciel) ne nous sauveront pas.
    Bisous.
    Marianne

  4. Hello Marianne,

    Toujours aussi content de recevoir de tes nouvelles. Le parcours de El Greco pourrait être une image de parcours de bien des vies: les débuts dans le confort des certitudes, où il suffit de suivre les codes. Admettons que la plupart des gens en restent là, et se trouvent heureux comme cela. Tant mieux pour eux. Puis il y a quelques hurluberlus, plus inventifs, qui cherchent autre chose en arpentant des chemins inexistants jusque-là. C’est plus compliqué, mais peut-être plus jouissif et satisfaisant, malgré les embûches et les doutes. Puis, il y a les immigrés, comme El Greco quittant son île pour la capitale du monde à l’époque. Qu’il doit fuir, et s’établir ailleurs, mais s’intègre et « réussit ». Encore faut-il, quand on est artiste, être au bon endroit au bon moment, bref dépendre de facteurs que l’on ne maîtrise pas. Reste que, au bout du compte, on meurt. On retourne aux particules qui se sont agglomérées l’instant de former un individu. Puis c’est tout. Pour moi, la question d’être sauvé, ou de se sauver (mais qu’est-ce que cela veut dire?) ne se pose même pas.

    Amitiés 😉

    vb

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