Ellsworth Kelly, le minimalisme heureux


La double exposition Matisse/Kelly à la Fondation Louis Vuitton à Paris permet de revenir sur le parcours d’Ellsworth Kelly (1923-2015), un des artistes américains parmi les plus importants, mais peut-être les moins populaires du 20e siècle. Au début de la Seconde Guerre mondiale, le jeune artiste américain est envoyé en Europe, incorporé dans une unité spécialisée dans le camouflage. Démobilisé, il s’installe pendant quatre ans à Paris, et visite de nombreux musées en France et dans les pays limitrophes.

Tout commence par une visite au Musée d’Art Moderne de Paris en 1949. La fascination d’Ellsworth Kelly va… aux fenêtres de l’édifice, au point de les photographier. Dans son carnet de notes, on trouve: ‘Je me suis rendu compte que, désormais, la peinture telle que je l’avais connue était terminée pour moi. À l’avenir, les œuvres devraient être des objets, non signés, anonymes. Partout où je regardais, tout ce que je voyais devenait quelque chose à réaliser; tout devait être exactement ce que c’était, sans rien de superflu. C’était une liberté nouvelle: je n’avais plus besoin de composer.’

À gauche, Ellsworth Kelly, Window, Museum of Modern Art, Paris, 1949, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou © E.Kelly Fondation. À droite, photographie d’une fenêtre du Musée d’Art Moderne de Paris. Photo X.

La comparaison entre une photographie de la fenêtre du musée (à droite ci-dessus) et le tableau qu’en tire Kelly (à gauche ci-dessus) parle d’elle-même: l’artiste a procédé à un nettoyage afin de retrouver la structure spatiale débarrassée des accidents qui la polluent, tels que les variations lumineuses, l’éventuelle présence de nuages dans le ciel, la propreté de la vitre, les reflets, les arbres qui permettent de dater et situer un moment dans le temps et dans l’espace. Kelly les remplace par des aplats uniformes, impersonnels, sans la moindre nuance ou variation, confectionnés de panneaux qui éliminent un maximum de texture comme le fait la sérigraphie.

La photographie donnait à voir des informations qui auraient pu devenir l’ébauche d’un récit, tandis que sa transformation en œuvre par Kelly, en plus petit format, exclut toute velléité d’image figurative, et vire à l’opacité, aussi bien narrative que matérielle. Or, la transparence du matériau dont elle est faite explique pourquoi la vitre sert à la fabrication des fenêtres, le carreau étant un interface entre les deux mondes de l’intérieur et de l’extérieur. En dessinant ou en peignant ce que l’on voit à l’extérieur sur une vitre transparente et fermée, à l’intérieur, on réduit la profondeur en trois dimensions — jusqu’à l’horizon — à une surface à deux dimensions. C’est exactement ce qu’a prôné De Pictura, traité de la peinture rédigé par Alberti vers 1435, avec à la clef une méthode mathématique pour y parvenir: la perspective. Depuis, et sans que nous nous en rendions vraiment compte, nos musées regorgent de tableaux réalisés selon ce principe, un artifice qui est progressivement devenu un dogme au point de se prétendre naturel. Voilà ce que l’intuition du jeune Ellsworth Kelly lui permet de pressentir au fur et à mesure de ses nombreuses visites de musées. Voilà qui explique pourquoi une fenêtre du Musée d’Art Moderne à Paris, offerte chaque jour au regard de milliers de visiteurs — et d’artistes — sans que cela les émeuve, ébranle un jeune peintre à ce point.

Ellsworth Kelly, Vue de l’exposition Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015, Fondation Louis Vuitton © Benoit Gaboriaud

Dès lors, Kelly se livre à une activité photographique où il fixe cette double situation simultanée de profondeur et de superficie. Il en résulte des centaines de clichés, qui deviennent autant de points de départ potentiels pour des tableaux.

Ellsworth Kelly, Shadows on Stairs, Villa La Combe, 1950 © E.Kelly Fondation. Photo X

Ellsworth Kelly, Vue de l’exposition Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015, Fondation Louis Vuitton © Benoit Gaboriaud

Vue de loin, et de face, l’œuvre semble plane; tandis que vue de près, et légèrement de biais, le pliage en accordéon hésite entre le plan et la profondeur, à la manière d’un bas-relief. L’œil et les sens barguignent, et cette ambiguïté perceptive devient le fondement des propositions picturales de l’ancien expert en camouflage de l’US Army. Ainsi Gate, de 1959, une peinture-sculpture on ne peut plus évidente et nette, sans bavure d’aucune sorte, et qui tergiverse sans trouver le repos perceptif, ce qui tient le cerveau en éveil.

Ellsworth Kelly, Gate, 1959, vue de l’exposition Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015, Fondation Louis Vuitton © Benoit Gaboriaud

Ellsworth Kelly, Gate, 1959, vue de l’exposition Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015, Fondation Louis Vuitton © Benoit Gaboriaud

Ellsworth Kelly rappelle qu’outre les vitres du Musée d’Art Moderne de Paris, un chef d’œuvre d’art ancien l’a impressionné lors de ses premières visites de musées européens: Le Polyptyque d’Issenheim, de Matthias Grünewald, à Colmar. Comme nombre de retables, l’œuvre se présente sous la forme de plusieurs panneaux qui se déploient ou se referment l’un au-dessus de l’autre. Pourquoi les artistes n’ont-ils pas songé à exploiter ce dispositif de superposition, s’interroge le jeune artiste? C’est à partir de là que s’élaborent des œuvres comme Red Curve in Relief, en 2009 (à gauche ci-dessous): vue de biais, la superposition est bien visible, tandis que vue de face (comme dans White Relief with Black III, en 1993) l’ambiguïté est bien réelle. La vision hésite entre ‘dessus’, ‘dessous’, ‘contigu’, et ce nouveau chemin explore d’autres voies d’équivoques spatiales.

Ellsworth Kelly, Vue de l’exposition Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015, Fondation Louis Vuitton © Benoit Gaboriaud

Le Polyptyque d’Issenheim a interpellé Ellsworth Kelly d’une autre façon encore. Le retable se constitue de plusieurs panneaux, réunis en un ensemble cohérent. Pourquoi ne pas le dissocier en éléments épars? Puis les travailler pour eux-mêmes? Ceci aboutit en séries où Kelly juxtapose plusieurs tableaux indépendants, mais sans rapport direct l’un avec l’autre. Par exemple, Painting in Three Panels associe un grand et deux petits, deux colorés et un noir et blanc, un centré et les autres excentrés, un clos sur lui-même tandis que les deux autres débordent de leur surface, et ainsi de suite. La combinatoire semble infinie, malgré la référence horizontale constante et l’espacement identique entre chaque panneau. Quelle solution retenir puisque toutes se valent?

Ellsworth Kelly, Painting in Three Panels, 1956 © E.Kelly Fondation, photo Matthew Marks Gallery

Ellsworth Kelly ne choisit pas, et au contraire il propose une autre série d’œuvres basées sur un principe aléatoire. Le hasard décide, car étant donné un quadrilatère divisé en sept carrés horizontaux et six carrés verticaux, par exemple, avec un nombre restreint de teintes colorées, certaines fort proches et d’autres éloignées, la combinatoire permet un nombre élevé de solutions, qui ne se différencient que par des nuances que l’œil et la mémoire visuelle peinent à percevoir. Kelly, à notre connaissance, n’a jamais dit pourquoi il avait retenu celle-ci ou celle-là; il aurait été intéressant de le savoir…

De nombreux carnets proposent moult variations à partir de quelques éléments, sans prétendre être exhaustives. Outre leur fonction de réservoir d’idée, la même question restera probablement irrésolue: pourquoi, finalement, l’artiste a-t-il choisi celle-ci plutôt que celle-là?

Ellsworth Kelly, Sanary, 1952, Collection Privée © E.Kelly Fondation

Ellsworth Kelly, Sketchbook #17, 1951, © E.Kelly Fondation

Ellsworth Kelly, Sketchbook #26, 1954, © E.Kelly Fondation

Comme tout un chacun à l’époque, Ellsworth Kelly envoie des cartes postales lorsqu’il voyage. Il ne peut toutefois s’empêcher de les retoucher, comme avec cette vue du pont de Brooklyn. Le jeu, puisqu’il s’agit d’un jeu, consiste à superposer un collage à l’image de départ, de manière à oublier la vocation première de souvenir mémorable distribué en milliers d’exemplaires. Kelly y voit une autre manière d’interroger la bivalence entre la surface et la profondeur, la figuration et l’abstraction au sein d’une même image. La modification apportée par l’artiste se veut bien visible, au point de masquer la plupart des informations de départ: il s’agit du même processus que celui qui transformait une photographie de fenêtre en tableau. Brooklyn Bridge, de 1985, semble particulièrement réussi puisque la barre noire prolonge le tablier du pont jusqu’à la pointe blanche du bas, tout à l’avant plan, tandis que le haut du papier déchiré devient un nuage qui surplombe les buildings, au loin. Selon la manière de le regarder, le collage se lit comme une surface verticale, ou comme un plan biaisé, une sorte de toboggan qui glisse de l’horizon jusqu’à nos pieds. Les deux interprétations de l’instabilité perceptive s’équivalent.

Ellsworth Kelly, Brooklyn Bridge, 1985, Collage on Postcard © E.Kelly Fondation

Aussi étonnant que cela paraisse de la part d’un artiste dont on n’a jamais vu ‘du fait à la main’, Ellsworth Kelly dessine, et plutôt bien, même si les végétaux dont il s’inspire restent trop figuratifs pour être mis en avant. Or, aux yeux de l’artiste, ces dessins jouent un rôle capital dans la bonne santé de l’œuvre. Ces grands formats de 60×70 centimètres environ se tracent à la mine de plomb, par une ligne de contour simple, sans repentir ni reprise, avec peu de variations d’intensités et aucun effet d’expressivité, et sans la moindre impression de profondeur.

Ellsworth Kelly, Water Lily, 1968 © E.Kelly Fondation

Kelly choisit des motifs ne présentant aucune ligne droite, et les sujets dessinés, tout en courbes, montrent que l’espace vide entre les feuilles devient aussi dense et actif que le plein des formes. Les galbes et les cambrures du monde végétal attestent que le monde géométrique généré par Kelly s’enracine dans le concret de la nature — où il n’y a pas de lignes droites — et combien les spéculations de l’artiste concernant l’art abstrait gardent les pieds sur terre. Kelly a beau avoir proposé par ailleurs quelques solutions créatives aux questions artistiques de son temps, il sait qu’à chaque instant le processus de la vie propose des milliards de solutions inédites, bien plus que les humains ne pourraient en imaginer. Cette feuille dont la tige est coupée, morte déjà, peut aussi se lire comme un noyau d’où germe ce qui deviendra une autre individualité vivante. Ainsi s’effectue la perpétuation de l’espèce, et au-delà, la prolongation de la vie.

Comment concilier la géométrie, qui a tendance à clarifier, à figer pour l’éternité, et les processus aléatoires de la vie qui ne cessent d’inventer dans le désordre ce qui n’existait pas encore? Yellow Curve, en 1990, souhaite résoudre la quadrature du cercle. L’œuvre a d’abord été conçue pour être présentée in situ au Centre d’Art de Partikus à Francfort, et a été reconstruite ici selon les dimensions et l’environnement de l’original. Une mince tranche, en forme de quartier de tarte repose sur le sol. Sa couleur jaune, saturée, éblouit le regard et la rend difficile à distinguer de son environnement blanc. Les choix d’éclairage et les qualités des pigments favorisent les reflets, au point que l’œuvre semble déborder d’elle-même en rayonnant sur les murs. La perception hésite, car il est impossible d’évaluer l’angle de la pointe à l’avant-plan. Ce pourrait être un angle droit, mais la perspective fausse toute évaluation correcte, de la même façon que la courbe du fond flirte entre le droit et le bombé. Ainsi, il est compliqué de circonscrire exactement cette forme pourtant simple, en constante oscillation entre le plan vertical et l’étendue en profondeur, fixe mais débordant d’elle-même. Plus que jamais, l’œuvre de l’ancien expert en camouflage prouve que les évidences sont un leurre, et que l’art minimaliste peut être généreux, sensuel et heureux.

Ellsworth Kelly, Yellow Curve, 1990 © E.Kelly Fondation. Photo Ron Amstutz

Matisse, L’Atelier rouge
Ellsworth Kelly, Formes et couleurs, 1949-2015

Fondation Louis Vuitton
8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris
Du 4 mai au 9 septembre 2024
Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h
Nocturne le premier vendredi du mois jusqu’à 23h
Samedi et dimanche de 10h à 20h
Fermeture le mardi
https://www.fondationlouisvuitton.fr

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2 réponses à “Ellsworth Kelly, le minimalisme heureux”

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