Fini de rire!


Ann Telnaes, dessinatrice de talent aux multiples récompenses internationales, vient de démissionner de The Washington Post, au service duquel elle travaillait depuis 2008. En cause, son dessin du 4 janvier, censuré pour une raison à faire sourire un âne en bois (‘Nous venions de publier un éditorial sur le même sujet’). Ce dessin montrait Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, offrant un sac de dollars à Donald Trump, figuré en colosse digne des plus grands hommages sculptés des pharaons de l’Égypte ou des empereurs romains. En effet, à la mi-décembre 2024, Jeff Bezos a fait don d’un million de dollars au futur président des États-Unis, lequel a promis de ‘redresser les médias à coup de poursuites judiciaires’ car les médias qui lui sont opposés ne publieraient que des fake news, eux.

Ann Telnaes, projet du dessin censuré par le Washington Post, 2024 © Ann Telnaes

Trump qualifie volontiers et depuis longtemps les médias ‘d’ennemis du peuple’…, reprenant la rhétorique des pires dictatures, par exemple les Soviétiques qui dès 1917 stigmatisent les ‘capitalistes assoiffés de sang, les bourgeois qui sucent le sang du peuple — ennemis du peuple travailleur’. On appréciera la situation et son humour quand on sait Trump multimilliardaire, et que le dessin d’Ann Telnaes montre quelques dirigeants de GAFAM, ces géants du numérique et du Web, les plus profitables parmi les multinationales du monde entier, dont Amazon, Meta et Uber Technologies. Sur le dessin, on y reconnaît quelques oligarques américains: Jeff Bezos à genoux, accompagné de Mark Zuckerberg (Facebook), Sam Altman (OpenAI) et Patrick Soon-Shiong (Los Angeles Times, dont The Washington Post détient une partie importante du capital). Mickey Mouse se prosterne, ce qui n’a rien d’étonnant puisque la Walt Disney Company, propriétaire d’ABC News, vient d’accepter un versement de 15 millions de dollars afin mettre fin à une procédure en diffamation intentée à la chaîne d’information par Donald Trump.

The Washington Post, logo 

The Washington Post fut un journal courageux et intègre… en un autre temps. Il a été le premier quotidien à paraître sept jours sur sept en 1880, et dès 1970 à charger un médiateur de veiller sur l’indépendance du journal. Le journal a créé sa réputation d’intégrité — malgré quelques floches, dont le soutien de la guerre en Irak à partir d’informations délibérément fausses — parce que sa propriétaire a toujours défendu fermement le journalisme d’investigation, notamment les rapports secrets du Pentagone concernant la guerre du Viêt Nam, puis le scandale du Watergate dénoncé par Bob Woodward et Carl Bernstein. Si The Washington Post a souvent su évoluer avant les autres, le signal envoyé ces jours-ci est des plus inquiétants mais va dans le sens de l’Histoire contemporaine, car il indique combien la presse, longtemps considérée comme le quatrième pouvoir, devient progressivement soumise aux dirigeants en place, comme dans les régimes totalitaires. Il est vrai que la justice, le troisième pouvoir, désargentée, n’en mène déjà plus large.

Orson Welles, Citizen Kane, première affiche, 1941 © HA.com

On se souvient de Citizen Kane, le film réalisé par Orson Welles en 1941, parfois considéré comme le meilleur film de tous les temps. Il raconte le parcours de Charles Foster Kane, homme médiatique pétri d’un idéalisme d’intégrité mais qui évolue vers une accumulation sans limite de pouvoir politique, de richesse et de paranoïa. Depuis 2013, The Washington Post est dans l’escarcelle de Jeff Bezos, avec les conséquences que l’on constate.

George Orwell, 1984, couverture de la première édition, Secker & Warburg, 1949

Quelques années plus tard, en 1949, George Orwell publie 1984, un roman dystopique qui envisage les conséquences du totalitarisme, de la répression, du culte de la personnalité, de la surveillance de masse et du lavage des cerveaux qui en découlent. Aidé par sa police de la pensée, Big Brother dirige le monde, et a instauré un Ministère de la Vérité qui ne s’embarrasse pas d’utiliser les pires moyens, dont le négationnisme historique et la propagande, la manipulation psychologique, et l’interdiction de la liberté d’expression.

Philippon, Louis-Philippe métamorphosé en poire, croquis d’audience, et publié en novembre 1831 © BNF

L’histoire du dessin de presse est faite de flux et de reflux du couple censure et liberté, à l’avantage et au détriment de l’un, puis de l’autre. Et si nous sortons aujourd’hui d’un cycle relativement ‘libre’, il faut se rappeler que des auteurs, et non des moindres, ont parfois payé un lourd tribut financier, ou bien ont été condamnés à des peines de prison, et ont été soumis à l’interdiction de publier, voire à l’exil. Tout ceci pour avoir pratiqué ce qui nous apparaît comme un droit fondamental: le droit à l’expression, le droit à la critique, voire le droit au blasphème.

Antonio Antunes, La Pax Canine, 2019, © Antonio Antunes

Malgré que l’auteur n’en ait pas été informé, un dessin d’Antonio Antunes s’est retrouvé dans une banque d’images aux USA, et The New York Times s’en est servi en 2019 afin d’illustrer la continuation d’annexion israélienne menée par Netanyahou, protégé par Donald Trump. Quelle ne fut donc pas la surprise du dessinateur de découvrir les remous autour de cette affaire, d’autant que le dessin avait d’abord été publié ailleurs sans que cela ne pose le moindre problème. Une des conséquences de cette publication, outre le renvoi du responsable d’édition, a été l’annonce quasi immédiate de l’arrêt des publications de caricature politique au sein du journal.

Xavier Gorce, Les Indégivrables, 2021 © Xavier Gorce

En janvier 2021, Xavier Gorce, dessinateur au Monde depuis 20 ans, démissionne de son poste. En cause, une jeune manchote de la série Les Indégivrables disant ‘Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste?’, ce qui, par son côté absurde, prête à sourire. En effet, on ne peut par définition évoquer l’inceste en l’absence de parenté biologique. Malgré le manque de réaction des lecteurs, ou de plainte, Le Monde a cru bon signifier que «Le dessin peut être lu (…) en des termes déplacés (…) des lecteurs ont pu être choqués…», en invoquant le principe de précaution. Devant la politique du fait accompli, l’auteur préfère rendre son tablier.

Steve Bell, projet de cartoon prétexte à son renvoi de The Guardian, octobre 2023 © Steve Bell

En 2023 Steve Bell, qui dessinait pourtant à The Guardian sans le moindre problème depuis 40 ans, s’est fait licencier par son journal, emblématique du journalisme engagé. En cause, un dessin représentant Netanyahou, muni de gants de boxe, qui s’apprête à s’entailler le ventre avec un scalpel, selon les pointillés des frontières de la bande de Gaza. Les faits reprochés à Steve Bell renvoient au Marchand de Venise, de William Shakespeare, pièce de théâtre écrite vers 1596, où il est question d’un usurier juif qui exige que le contrat passé entre lui et son débiteur soit respecté: il y en avait pour une livre de chair.

David Levine, Johnson’s Scar, New York Review of Books, 1966 © David Levine 

Mais, car il y a un mais, le dessin censuré aujourd’hui indique aussi en toutes lettres qu’il est une reprise quasi littérale du cartoon de David Levine. En 1966, ce dernier a prétexté l’ablation de la vésicule biliaire du président Johnson pour montrer le chef d’État qui remonte sa chemise afin de montrer au monde entier la cicatrice de son opération… en forme des contours du Viêt Nam.

Charlie Hebdo, couverture du numéro spécial 5 ans après, 2020 © Charlie Hebdo

Dès 2020, Charlie Hebdo s’inquiétait d’un autre péril: l’omniprésence des réseaux sociaux. En soi, comme tout progrès technique, comme l’automobile jadis adulée et honnie aujourd’hui, les réseaux ne sont ni bons ni mauvais. Historiquement, la censure venait d’en haut, mais les récentes décisions de supprimer le fact checking fait que désormais n’importe qui pourra raconter n’importe quoi sans le moindre contrôle, aussi bien en diffusant la haine ou en appelant à la discrimination, voire au meurtre, même si les faits sont intentionnellement inventés ou falsifiés. Faire partie d’un réseau social, c’est être conforté dans son opinion sans le moindre débat, contradictoire, puisque les algorithmes se chargent de vous faire entendre ce que vous avez envie d’ouïr. À cela il faut ajouter le renchérissement dû à l’effet de meute, et la pratique intensive des usines à trolls.

Ainsi, le fonctionnement d’un réseau social actuel devient similaire à celui d’une secte. Pour mémoire, toute secte prend racine dans le confinement au groupe, dans l’anesthésie de la liberté de pensée en vue d’une emprise mentale. La drogue au réseau social offre l’illusion d’être entendu, et de compter pour autre chose que pour des prunes. Les dirigeants des réseaux sociaux l’ont bien compris et proposent de remédier — à leur seul profit — au désarroi affectif des foules engluées dans nos sociétés de solitudes hyper-individualisées. De cette manière, en devenant les producteurs exclusifs de l’information, en fusionnant leur pouvoir et leur intérêt économique, ces manipulateurs richissimes deviennent des acteurs politiques majeurs qui détournent la liberté d’expression contre elle-même… alors qu’ils prétendent l’inverse. Et si les milliardaires qui imaginent le monde de demain se mettaient en tête de le gouverner? Ceci explique l’intolérance croissante vis-à-vis du regard critique du dessin de presse, du dessin d’humour et d’humeur: on leur reproche de ne pas se transformer en dessin de propagande.

The Washington Post, 2020

Nuançons le propos: si les réseaux sociaux deviennent souvent la chambre d’écho d’opinions peu réfléchies, piètrement informées, amplifiées par l’anonymisation des voix, le mimétisme collectif, l’effet de meute et les fermes à trolls qui manipulent les informations, nombre d’autres utilisateurs se mêlent au débat afin de susciter la réflexion. La chambre d’écho redevient ainsi un forum. Pour autant, il faut espérer que les avis autorisés, marqués du sceau des faits, vérifiés, soient pris en compte de manière convaincante.

‘Les dessins politiques sont nés avec la démocratie. Et ils sont attaqués quand la liberté l’est’ avertit Patrick Chapatte, viré du New York Times en 2019. ‘Les libertés politiques perdent une bonne part de leur valeur quand ceux qui possèdent les plus grands moyens privés ont le droit d’utiliser leurs avantages pour contrôler le débat public’ écrivait dans les années 1970 John Rawls, philosophe politique américain du 20e siècle. Cette citation fait écho à la pensée de Hannah Arendt énoncée quelques années plus tôt: ‘La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat’. Il faut lire et relire, lire encore le Discours de la servitude volontaire rédigé par Etienne de la Boétie en 1546… alors qu’il avait 16 ans.

Cost., hommage à Xavier Gorce et aux Indégivrables, JDD, 2021 © Cost. 

On regardera aussi deux extraits télévisés consacrées au sujet:
https://www.youtube.com/watch?v=WABG05rm-B0
https://www.ln24.be/videos/2025/01/07/bonsoir-le-prime-du-mardi-7-janvier-2025-xv8uul5/
(de 07.50′ jusqu’à 31′ environ)
https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2025/01/09/deux-sites-a-connaitre/

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Une réponse à “Fini de rire!”

  1. Je viens de finir de relire 1984 trente ans apres ma lecture initiale. Tout est ecrit, decrit,prevu,dans ce qui fait clairement l actualité d ajourdhui soit,ce 26 janvier, aussi date du 75e anniversaire de son…enterrement! Et celui de toutes mes illusions de jeunesse grâce à lui.La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil a dit un poète…
    . Xavier

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