Flags, entre le combat, le jeu, l’humour


Yara Saïd, The Refugee Nation Fag, 2016 © Fondation Boghossian et l’artiste

L’exposition commence dès avant l’entrée de la Fondation Boghossian, avenue Roosevelt: le drapeau qui flotte en haut de la façade de la Villa Empain n’est visible que depuis l’extérieur. Yara Saïd, artiste syrienne, a conçu The Refugee Nation Flag afin que les athlètes réfugiés, tous pays confondus, puissent défiler ensemble aux Jeux Olympiques de Rio de Janeiro en 2016. La couleur orange fluo de ce drapeau rappelle des gilets de sauvetage, et la ligne noire qui le barre évoque le désespoir de l’horizon de la mer. Il pourrait devenir l’emblème des millions de déplacés et de réfugiés de par le monde.

Daniel Buren, 1312 Flammes sur l’eau, détail, 2022 © DB – ADAGP Paris et Fondation Boghossian – Villa Empain

À l’arrière de la Villa, Daniel Buren a installé 1312 Flammes sur l’eau, des petits pavillons triangulaires dont la couleur bleue et blanche se confond et vibre au gré des remous de l’eau transparente de la piscine. L’eau reflète les arbres et le ciel bleu. L’oeil hésite. Volons-nous dans l’air comme un oiseau, ou sommes-nous devenus poissons, tant les repères spatiaux habituels sont ici abolis?

The Refugee Nation Flag et 1312 Flammes sur l’eau balisent à eux seuls les extrêmes entre lesquels la plupart des œuvres de cette exposition balancent, le drapeau comme objet de combat, ou le drapeau comme objet esthétique. Deux mondes s’affrontent comme l’eau et le feu: le rouge et le noir de l’océan meurtrier fait face au bleu et au blanc du paradis tropical.

Mur de gauche, Mounir Fatmi, Printemps perdus, 2017, © Fondation Boghossian et l’artiste

Les drapeaux de combat ne manquent pas. Ceci s’explique-t-il par le fait qu’un drapeau symbolise à lui seul une nation, ou une cause? Des populations entières se sacrifient en son nom. Objet de ralliement, l’agresser est ressenti comme un sacrilège. Le brûler en public est un crime. Voilà pourquoi les artistes, spécialistes de la transgression, ne se privent pas de le mettre à mal. On retiendra ainsi l’actualité de Nikita Kadan, artiste ukrainien qui, avec Library Sculpture, a recueilli un morceau de tôle criblé de balles, et en le fixant à une hampe, en fait un signe emblématique de la violence qui règne dans sa région. Dans un autre registre, Mounir Fatmi présente Printemps perdus, un alignement des drapeaux des vingt-deux pays de la Ligue des États arabes. Quatre parmi ces pays ont récemment chassé leurs dirigeants, ce que l’artiste raconte en transformant ces quatre drapeaux en… balais.

Rirkrit Tiravanija, Untitled 2020 (A Hurricane in a drop of Cum — Two Flags), 2020 © Fondation Boghossian et l’artiste

Une large part des cinquante-et-une œuvres présentées ici joue d’une manière ou d’une autre sur la profanation plus ou moins active du drapeau, l’abîmant, le déchirant et le détournant de toute fonction édifiante. Même la pierre tombale en marbre blanc imaginée par Rirkrit Tiravania perd sa qualité de stèle funéraire semblable aux monuments aux morts de l’armée américaine quand il y grave son titre A Hurricane in a drop of Cum — Two Flags.

John Gerrard, Western Flag (Spindletop, Texas), 2017 © Fondation Boghossian et l’artiste

Notre coup de coeur va toutefois à l’Irlandais John Gerrard. L’image numérique restitue l’endroit où le premier puits de pétrole au monde a été foré en 1901, au Texas. Aujourd’hui, le site est devenu inhabitable et stérile. L’artiste y a planté un mât d’où s’échappe la fumée de pétrole consumé, de la suie, par autant de trous que de lignes horizontales du drapeau américain. L’installation dépasse la rage contre un système économique ou politique, pour inviter à une prise de conscience bien plus large, puisqu’elle interroge le saccage des ressources naturelles et non renouvelables de la planète. L’image est toute simple, ne crie pas, ne déchire pas, mais impose le recueillement et le silence d’une crémation. Voilà où nous en sommes! Bien plus que l’humiliation plus ou moins agressive d’un logo du pouvoir via son drapeau, l’œuvre invite à se remettre en mémoire « Souviens-toi que tu es poussière, et que tu retourneras à la poussière. ».

Alighiero Boetti, Mappa, 1983 © Fondation Boghossian et l’artiste

On l’oublie trop souvent, le monde des Nations, de leurs causes, de leurs territoires, tout ceci symbolisé par le drapeau, est bien éphémère aux yeux du temps historique. Certains artistes l’ont bien compris, comme Alighiero Boetti, dont Mappa représente une planisphère étalée en 1983. Or, depuis ce moment, certains États sont apparus, et d’autres ont disparu, par exemple via les indépendances nouvellement acquises par des pays jadis colonisés. Leur premier marqueur dans ce cas est d’afficher un nouveau drapeau. Comment dire mieux que le concert des Nations est un fait en évolution permanente? Imagine-t-on le casse-tête du drapeau américain, obligé à un nouveau design chaque fois qu’un nouvel État rejoint la Fédération? L’Union européenne a contourné le problème en fixant à douze le nombre d’étoiles de son drapeau, quels que soient les mouvements d’adhésion ou de retrait. On peut étendre le propos à des mouvements importants à nos yeux, mais qui, on l’espère, cesseront d’exister parce qu’ils ne seront plus nécessaires dans les temps futurs, comme le drapeau LGTBQIA+ de Jonathan Horowitz.

Curieusement, aucun artiste ne s’est emparé du drapeau olympique, le plus connu au monde, et l’un des plus anciens. Pourquoi?

Kimsooja, To Breathe – Zone of Nowhere, 2018/2022 © Fondation Boghossian et l’artiste

Tout ceci ne doit pas faire oublier le second volet de ce bel ensemble, les œuvres qui prennent le contrepied de ce qui précède en considérant l’aspect esthétique du drapeau. C’est le cas de Pierre Bismuth, puis de la Sud-Coréenne Kimsooja, spécialiste des tissus, qui superpose plusieurs drapeaux en un seul, brouillant ainsi les valeurs identitaires. Avec cette installation, le visiteur est plongé dans la mondialisation dès l’entrée dans le grand hall.

Claes Oldenburg, Kornville Flag (Provincetown), 1960
© Fondation Boghossian et l’artiste

D’autres artistes ne tirent du drapeau qu’un prétexte à des jeux formels, par exemple ces étonnants bois flottés, trouvés au hasard d’une promenade sur la plage de Provincetown, où fut signé le Pacte du Mayflower, premier geste d’autonomie américaine. Claes Oldenburg — mieux connu pour ses déflations géantes — assemble ces déchets jusqu’à en faire un objet qui ressemble plus ou moins à une esquisse du drapeau américain. Il faut citer encore la présence de quelques grands noms du Pop Art, Andy Warhol, Jasper Johns, Keith Haring, qui font avant tout « du Warhol, du Johns, du Haring » en utilisant le drapeau pour son intérêt pictural, joint à sa valeur médiatique.

Et l’humour dans tout cela? Il est difficile de réprimer un sourire devant l’œuvre de Saâdane Afif: une chemise, un tee-shirt et une liquette suspendus à un fil à linge, comme on en voit par milliers dans les rues ensoleillées de Naples, Sauf que les trois vêtements dépareillés et usagés sont bleu, blanc, rouge, à l’image du fier drapeau national français. Fidèle à lui-même, Marcel Broodthaers réunit le sublime et le dérisoire avec trois coquilles d’oeufs avec leur coquetier, reliefs du petit-déjeuner, mais peints en noir, jaune, rouge, comme il se doit.

Wim Delvoye range Six ironing boards au garde-à-vous, comme des militaires, comme des robots du Moyen-âge, comme des cercueils. Sur ces planches à repasser domestiques sont peintes les armoiries de la Région flamande. Quelle signification attribuer à ces ready-mades qui n’en sont plus? Une interprétation penche pour y voir l’obsession de flamandisation jusqu’au quotidien le plus prosaïque de la vie des citoyens, dont la plupart n’en a pourtant rien à faire. L’idée flotte dans l’air depuis deux siècles avec la formule de Charles Forbes René, comte de Montalembert, reprise par Michel Rocard, premier ministre français: « Si vous ne vous occupez pas de la politique, elle s’occupera de vous. ». À moins que cette proposition suggère l’exact inverse: « Quoi que raconte le monde politique, j’ai des préoccupations immédiates plus urgentes et essentielles. ». La vie serait-elle plus précieuse que les symboles pour lesquels on meurt?

Wim Delvoye, Six ironing boards, 1989-1990 © Fondation Boghossian et l’artiste

Flags
Fondation Boghossian
Villa Empain, avenue Franklin Roosevelt 67
1050 Bruxelles
Du 29 septembre 2022 au 22 janvier 2023
Du mardi au dimanche de 11 à 18h
Ouverture en nocturne les derniers vendredis du mois
Fermé les 25 décembre 2022 et 1er janvier 2023
info@boghossianfoundation.be
www.boghossianfoundation.be

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4 réponses à “Flags, entre le combat, le jeu, l’humour”

    • Salut Patrick. Dans un tel lieu, il faut des thématiques fortes. Comment font-ils pour imaginer des expos d’une telle qualité, sans se prendre au moins une fois les pieds dans le tapis? C’est un peu comme chez Seed Factory, autre institution indépendante: le lieu et le public qui y vient t’empêche la médiocrité

  1. Résumé exhaustif et très complet!
    ( J’en fus témoin!)

    « Il vaut mieux risquer sa peau sous les draps que sous les drapeaux ».
    Raymond Devos

    • c’est toujours compliqué de rendre compte d’une expo thématique qui regroupe des dizaines de créatrices et créateurs, le tout en moins de 5000 signes. Il faut à la fois percevoir la particularité de chaque oeuvre, et dans le même temps voir leur dénominateur commun. Chouette exercice!

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