Füssli, metteur en scène de rêves


Si l’on admet que le Siècle des Lumières couvre approximativement le 18e siècle en Europe, alors Johann Heinrich Füssli, né à Zürich en 1741 et décédé à Londres en 1825, en fait indubitablement partie. La locution nomme ainsi un mouvement philosophique, littéraire et culturel qui place le rationalisme, la connaissance scientifique, l’individualisme et le libéralisme au-dessus du monde de l’obscurantisme, de la croyance et de la superstition imposé par l’Église et les pouvoirs en place. Cela explique en partie pourquoi le jeune pasteur, brillant intellectuel, quitte sa Suisse natale pour trouver accueil en Angleterre. Füssli y mourra près d’un demi-siècle plus tard, honoré de toutes parts. 

Füssli, Le Cauchemar, 1781 © The Frances Lehman Loeb, Art Center, New York. Photo: Frances Lehman 

La singularité du parcours de Füssli vaut la peine que l’on s’y attarde, tant il semble que l’artiste puisera dans sa formation de jeunesse de quoi sustenter l’œuvre à venir. Tout gamin déjà, ce fils de portraitiste et d’historien de l’art dessine. Son père le destine à devenir pasteur, mais le jeune homme en profite pour s’initier aux écrits d’Homère, de Dante, de Shakespeare et de Milton. De langue maternelle allemande, il écrit et parle le grec ancien, le latin, le français, l’italien, l’anglais. Ouvert aux idées progressistes, à vingt ans, avec quelques amis (dont Johann Kaspar Lavater, connu pour son travail relatif à la physiognomonie, et le théologien Felix Hess), Füssli dénonce un scandale politique, suite à quoi il est invité à quitter la Suisse. Après quelques pérégrinations, il s’installe à Londres où il découvre le théâtre et sa littérature spécifique. En 1781, il peint la première version de Le Cauchemar, une toile qui retient l’attention du public et établit d’emblée sa notoriété, au point qu’il est élu académicien puis enseignant à la Royal Academy. Etant donné le succès du tableau, Füssli en peindra plusieurs versions. 

Le tableau rencontre le succès car il est tout à fait inattendu, et tellement atypique par rapport à la production de l’époque, tout entière soumise aux canons académiques. Le souhait du peintre est exaucé: l’oeuvre provoque ses contemporains, et permet à son auteur, volontairement excentrique — on le surnomme The Wild Swiss — de devenir un personnage qui compte au sein du milieu artistique. Les ambiguïtés de l’image génèrent des commentaires en tous sens qui sont autant d’interprétations. Aujourd’hui encore, chacun y va de son explication. Qui rêve, la jeune femme, le peintre, le spectateur? Comment expliquer la tête de cheval, et quelle est sa signification au-delà du jeu de mots « night mare », jument nocturne? Un incube s’appuie sur le ventre de la jeune femme endormie vêtue de blanc, ce qui signifie son innocence: voilà qui suggère une forte composante érotique puisque le démon mâle abuse de la jeune femme à son insu. Le monstre, à la fois redouté et désiré, parle autant au spectateur qu’à la dormeuse dans une posture d’abandon et de satisfaction sexuelle. L’image dérange et fascine, aujourd’hui encore. Sigmund Freud ne s’y trompera pas puisque, dit-on, une reproduction gravée du tableau ornera sa chambre. Sans doute y songe-t-il avant de rejoindre le pays de ses rêves? 

Füssli, Le Cauchemar, 1810 © collection particulière 

Füssli atteint son but au-delà de toute espérance. Il ébranle quelque chose dans l’inconscient, dans ce que l’humanité refoule depuis des millénaires. Mieux, ce type de peinture vaut avant tout pour ses possibilités de langage, ce qui ouvre l’espace de discussion aux opinions de tout un chacun. Nul besoin d’être au fait de la chose picturale, ou de disposer d’une compétence quelconque: le discours suffit. Etant donné la présence de détails biscornus, n’importe quel Sherlock Holmes amateur peut prétendre trouver la clé du tableau. Les surréalistes s’en souviendront. Toutefois, Füssli gère sa représentation de manière remarquable, et elle devient vite sa marque de fabrique: l’ambigüité commande la façon de peindre autant que les contenus. Ainsi, la scène est plongée dans l’obscurité qui, on le sait, libère l’imagination… et les démons qui sommeillent dans le coeur, le corps et le cerveau de tout être humain. Voilà pourquoi l’artiste plonge ses images dans la pénombre, en illuminant ici et là quelque détail peu explicite, que l’imagination ne manque jamais de rendre signifiant. Rarement une mise en scène a autant réussi à faire parler un tableau. Füssli sait ce qu’il fait: n’est-il pas un amateur obsédé de théâtre, un connaisseur averti du jeu d’acteurs autant que de la mise en scène et de l’éclairage? 

Füssli, Le rêve de la Reine Catherine, 1781, Lytham St Annes Art Collection of Fylde Council © Heritage Images / Fine Art Images / akg-images 

 

Füssli, Thor luttant contre le serpent Midgard, 1790, Royal Academy of Arts, London © Royal Academy of Arts, London. Photo: John Hammond 

Après ce coup de maître, la question se pose de savoir comment prolonger cet état de grâce? Et c’est ici que l’immense bagage culturel de l’artiste lui permet de trouver des solutions. On se souvient qu’étant jeune encore, il s’était essayé à la traduction de Shakespeare en allemand. Le hasard faisant bien les choses, quelques décennies plus tard, à Londres, la nouvelle mise en scène de Macbeth rencontre un succès populaire retentissant. Füssli en peint aussitôt quelques grands moments, dont Lady Macbeth somnambule, qui traduit en image un des instants les plus dramatiques et émotionnels de l’intrigue. Désormais, l’artiste multilingue et dessinateur, peintre autant qu’écrivain, puise son inspiration et les thèmes de ses tableaux dans ce qu’il connaît au mieux: la mythologie antique, l’imaginaire biblique et les légendes nordiques. Malgré leur force physique exceptionnelle, leur courage, leur détermination, les hommes ne peuvent rien contre le destin. Souvent, ils sont soumis à des femmes fortes, à la chevelure abondante, telle Didon qui préfère s’immoler par le feu plutôt que d’épouser le roi Hiarbas. 

Füssli, La mort de Didon 1781 © Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection, New Haven, Connecticut 

La folie, l’horreur, la sorcellerie, les visions et les apparitions se succèdent. Le fantastique et le surnaturel deviennent le lot du quotidien de ces tableaux. Il est symptomatique que Füssli n’ait peint aucun paysage, ni aucun portrait — sauf le sien. Ambiguïté suprême: le peintre propose ces images marquées du sceau du mystère, de la terreur et de la violence, mais les réalise dans la facture la plus conventionnelle qui soit. La chaleur de l’action se glace dans l’indifférente froideur de la mise en image. 

Füssli, Autoportrait, 1780-1790, Victoria and Albert Museum, London © Victoria and Albert Museum, London 

Füssli, entre rêve et fantastique
Musée Jacquemart-André — Institut de France
158, Boulevard Haussmann — 75008 Paris
Jusqu’au 23 janvier 2023
Ouvert tous les jours de 10 à 18h
Lundi de 10 à 20.30h
www.musee-jacquemart-andre.com

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