La vie et l’oeuvre du couple formé par Hans/Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp se comprennent mieux lorsqu’on connaît le contexte dans lequel elles apparaissent. Le mouvement Dada se crée en 1916 à Zurich. Jean Arp, né à Strasbourg en 1886, a 30 ans, tandis que Sophie Taeuber, né à Davos en 1889, est âgée de 27 ans. Ils rejoignent un groupe informel de jeunes artistes venant de bords et de domaines différents, des danseurs et des danseuses, des poètes, des gens de théâtre, des musiciens, des artistes, peintres et sculpteurs désireux d’ouvrir leur champ d’investigations. Ces jeunes auteurs fuient la guerre, désenchantés par les ravages du progrès, et souhaitent amener le public à s’interroger sur les fondements d’une société dans l’impasse. Y a-t-il meilleur caisse de résonance que l’art vivant, irrespectueux, pour qui souhaite interroger les contraintes, les convenances et conventions bon chic bon genre qui règnent à ce moment dans le monde de l’art institué?
Dada n’y va pas avec le dos de la cuiller, et sous le couvert de divertissements artistiques, il propose des performances multidisciplinaires volontairement provocatrices pendant lesquelles le public indigné hurle au scandale… Tristan Tzara, un des meneurs, résume bien la situation: ‘Oui, je tiens à me faire passer pour un parfait imbécile, et je ne cherche pas à m’échapper de l’asile dans lequel je passe ma vie’. Mais, peu à peu, le plaisir de tout flanquer par terre s’émousse, et des dissensions apparaissent au sein du groupe, les uns refusant toute idée d’art, tandis que d’autres voient dans ces pratiques les germes d’un art nouveau. Après bien des échanges et invectives de plus en plus violentes, le mouvement se disloque. Il est bien vite récupéré par André Breton — avec qui on ne plaisante pas — et qui publie le Manifeste du surréalisme en 1924.
Affligé par l’indigence de l’enseignement académique dispensé durant ses années de formation artistique, Hans/Jean Arp découvre sur la berge d’un lac, et par hasard, de quoi nourrir à vie une carrière vouée à l’art: l’artiste s’émerveille des déchets qui s’y échouent, cailloux, bouts de bois, plantes, papiers, morceaux de verre, etc. Loin de l’agitation de Dada, Arp, qui est en vacances, y voit une colossale réserve de formes et d’idées applicables au domaine des arts plastiques qui est le sien, et où il piochera toute sa vie. Sophie Taeuber est tout aussi éclectique dans ses choix, à la fois danseuse classique et contemporaine, sculptrice, peintre, marionnettiste, virtuose des métiers du tissage et de la bijouterie, entre autres. Si ses créations sont plutôt conventionnelles eu égard aux objets produits, elles sont radicalement innovantes quant à leurs formes et leurs couleurs. Les deux artistes tombent amoureux, ils ne se quitteront plus, construisant une œuvre rare puisque souvent réalisée à quatre mains, sans que l’on puisse discerner ce qui provient de l’un ou de l’autre.
Ces mélanges de matériaux et de textures inédits délaissent le médium de la peinture à l’huile sur toile, synonyme de la grande peinture aux siècles précédents. Hans/Jean Arp découvre ce qui nous paraît une évidence aujourd’hui: ‘L’art peut aussi bien s’exprimer au moyen de la laine, du papier, de l’ivoire, de la céramique, du verre, que par la peinture, la pierre, le bois, l’argile. Un vitrail gothique, un tissu copte, une broderie de Bayeux, une amphore grecque ne ressortissent pas de l’art décoratif. Je connais des objets sculptés par des paysans qui ont une réalité plastique vivante, aussi haute que celle d’un torse antique. L’art est toujours libre et libère l’objet auquel il s’applique’. Plus de 70 ans avant High and Low au MoMA de New York en 1990, Sophie Arp-Taeuber et Hans/Jean Arp perçoivent l’arbitraire de la distinction entre arts mineurs et arts majeurs, entre le soi-disant grand art et les arts appliqués, entre le pur visuel et le fonctionnel. Les travaux du couple ne représentent plus des tissus, des papiers, du bois ou des perles de verre comme on le faisait jadis, ils sont ce papier-là, ce tissu, ce bois et ces perles de verre. En cela, ces œuvres sont résolument modernes, tout autant que les collages cubistes réalisés par Braque et Picasso à la même époque.
Les compositions mixtes conçues par le couple Taeuber-Arp se distinguent souvent par l’opposition franche entre deux éléments. Par exemple, le classique Homme et femme de 1928 évoque deux corps construits de formes cernées et partiellement évidées. Pourtant, l’une ne se confond pas avec l’autre… alors que leur couleur bleue et l’étendue de leurs surfaces est similaire. La Tête de 1937, sculpture en bois de Sophie Taeuber-Arp, se lit à la fois comme volume régulier en forme douce de goutte d’eau, mais deux ablations y introduisent des pointes en creux. Duo-Dessin de 1939, réalisé à quatre mains, est une superposition de lignes droites à partir de surfaces excentrées, mais opposées à une forme centrale fermée. Les exemples sont multiples et récurrents tout au long de l’œuvre.
Il reste que l’on constate la persistance d’une vision humaniste, qui fait que même quand l’œuvre se veut abstraite, elle ne peut s’empêcher d’évoquer la figure humaine. On en veut pour exemple Portrait H(Hans)A(Arp) de 1918, ou Taches quadrangulaires évoquant et encadrant des personnages de 1920. Là, une évocation figurative se superpose sur une base purement abstraite. Il faut également remarquer que le titre de ces oeuvres indique cette volonté de coupler ces termes pourtant antonymes.
A partir du refus de ces trois ingrédients que sont la hiérarchisation des arts, la production d’oeuvres à la croisée de plusieurs disciplines, la persistance humaniste figurative associée à l’abstraction formelle, le couple Arp-Taeuber a développé un dispositif fécond pour les exploitations formelles les plus diverses. Elles préfigurent la richesse des expériences polymorphes de Gerhard Richter, de Frank Stella ou de Ellsworth Kelly par exemple, même si ces derniers naviguent dans d’autres secteurs. C’est dire la portée exemplaire de la démarche initiée par le couple Arp-Taeuber.
Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp. Friends, Lovers, Partners
Palais des Beaux-Arts
rue Ravenstein 23
1000 Bruxelles
Du 20.09.2024 au 19.01.2025
Du mardi au dimanche de 10 à 18h
Nocturne chaque dernier jeudi du mois
Les 24 et 31 décembre 2024, ouvert de 10 à 16h
Fermé les 25 décembre 2024 et premier janvier 2025
https://www.bozar.be/fr/calendrier/hansjean-arp-sophie-taeuber-arp-friends-lovers-partners
Une réponse à “Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp. Friends, Lovers, Partners ”
A toutes fins utiles, je signale qu’il existe un « musée Arp » dédié aux oeuvres de ce fabuleux couple d’artistes. Il est situé sur les bords du Rhin. Nous avons eu le plaisir de le visiter et ça vaut le coup.
« Musée Arp Gare de Rolandseck – L’art moderne et contemporain dans une architecture unique
Situé à Remagen, dans le nord de la Rhénanie-Palatinat, le musée Arp Gare de Rolandseck est devenu, depuis l’ouverture en 2007 de son élégant nouveau bâtiment blanc conçu par le célèbre architecte Richard Meier, un pôle d’attraction exceptionnel pour les touristes culturels nationaux et internationaux, en combinaison avec le bâtiment historique de la gare datant du XIXe siècle et sa situation spectaculaire dans le paysage. »
P.