L’actuelle exposition du photographe et dessinateur Henri Cartier-Bresson (1908-2004) à Landerneau, en Bretagne, souhaite mettre l’accent sur la diversité dont fait preuve l’auteur, en divisant l’œuvre en 21 sections, ce qui est un bon découpage pour une scénographie de qualité dans ce lieu superbe, au cœur d’un couvent du 17e siècle. Toutefois, les organisateurs autorisent la reproduction de deux images seulement parmi plus de trois cents aux cimaises, hormis les vues générales in situ! Dommage, on aurait aimé en voir plus afin de témoigner de cette diversité.
Derrière la gare Saint-Lazare (réalisée en 1932) est probablement la plus connue de toutes ses photographies, parce qu’elle symbolise à elle seule l’idée de ‘moment décisif’ qui colle aux basques de l’auteur. Son impact incarne ce que le grand public attend généralement de ce qu’il appelle une ‘bonne photo’: l’imprévisible qui fait sens, un hasard heureux à jamais fixé sur la pellicule. Autant gagner au Lotto, tant est faible la probabilité d’une telle conjonction. Contrairement à des millions de photographes amateurs, passifs en attendant que le miracle survienne, Cartier-Bresson augmente ses chances en créant à l’avance des conditions favorables à une apparition inaccoutumée. Ainsi, on a remarqué combien ses images sont composées, c’est-à-dire organisées selon un schéma régulateur abstrait, fruit des recherches picturales du début du 20e siècle, lorsqu’on imaginait révéler le secret des chefs-d’oeuvre de l’art par l’application sous-jacente et quasi invisible d’une telle organisation. Après tout, l’art de la Grèce antique n’est-il pas friand de ces divines proportions matérialisées par le nombre d’or? Et Cartier-Bresson ne souhaitait-il pas d’abord être peintre, formé aux idées d’André Lhote et à celles — très éloignées — du surréalisme? Toujours concret, notre photographe choisit soigneusement un décor, plutôt stable et à tendance géométrique… et il attend l’improbable, sur le qui-vive.
Dans le cas de Derrière la gare Saint-Lazare, il faut imaginer la scène avant que le photographe ne déclenche. En décembre, après huit jours de pluies ininterrompues, certains quartiers parisiens sont inondés. Le ciel est plombé, l’atmosphère peu lumineuse. La clarté du ciel et de l’eau encadre un ensemble sombre qui se reflète partiellement dans la flaque. La construction de gauche se dissout dans la verticalité des grilles métalliques. Quelques gravats et deux arceaux émergent de cette relative solidité. Une échelle flotte, son horizontalité rappelle la verticalité des grilles qui transforment l’espace en une cage à ciel ouvert. Du point de vue de la technique photographique, rien d’extraordinaire, la mise au point s’effectue au centre, avec une profondeur de champ moyenne, et la photo sera prise à vitesse faible afin d’augmenter le contraste entre le net et le flou. Le photographe n’a aucune idée de ce qui l’attend, mais il est aux aguets, le doigt sur la gâchette.
Quelque chose se passe, rapide et fugitif comme une étoile filante. Un événement imprévu bouscule la rigidité du décor mis en place. De longues années d’entraînement sont nécessaires afin de pouvoir réagir en une fraction de seconde, au bon moment. La vitesse de riposte et la maîtrise technique d’Henri Cartier-Bresson sont dignes du sportif de haut niveau, ou du tireur d’élite. Voilà ce qui le différencie du photographe amateur. L’ombre anonyme et bondissante est saisie juste avant que son talon ne touche la surface du miroir aquatique. Il fait mieux que marcher sur l’eau: il l’effleure et caracole. Heureux hasard, ses acrobaties sont dignes de celles des équilibristes du cirque Railowsky qui, sur les affiches à l’arrière-plan, esquissent un pas de danse dans le sens inverse. Henri Cartier-Bresson était un passionné de chasse, et ce giboyeur d’images se comporte comme un chasseur confirmé étudiant le terrain et connaissant les modes de vie et habitudes de ses futures proies. Aucun félin ne bondit sur sa prise sans stratégie, et celle mise au point par Cartier-Bresson semble des plus efficaces, au point de devenir emblématique. C’est dire la portée imaginaire du processus artistique développé par le photographe.
Henri Cartier-Bresson aurait pu arpenter cette voie longtemps encore. Mais, trop créatif pour les valeurs conventionnelles du milieu bourgeois dont il est issu, il voyage en Espagne, puis embarque pour le Mexique en tant que photographe pour une mission ethnographique. Cette dernière est annulée, mais qu’à cela ne tienne, l’artiste prolonge sa découverte, non plus selon un dispositif artistique, mais avec le matériau offert par les diversités culturelles. Mieux, il y surprend l’enfance à l’école de la rue, c’est-à-dire de la vie débarrassée de la raideur des convenances, et qui sort du cadre convenu pour surgir là où on ne l’attend pas. Voilà pourquoi, lorsque Cartier-Bresson est envoyé à Londres par son journal afin de couvrir le couronnement de George VI en 1937, il ne photographie que les anonymes venus assister à l’événement.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale survient, il enregistre le retour des prisonniers, puis traverse les États-Unis en voiture afin d’immortaliser des images éloignées du rêve américain. C’est ensuite le voyage en Inde où il assiste à la partition du pays peu de temps avant son indépendance, et photographie les images des funérailles de Gandhi, images qui feront le tour du monde. Puis ce sera Berlin, et puis l’URSS au début de la Guerre froide, pour y fixer le quotidien du peuple, loin des images de propagande officielle. Après ce sera Cuba où la crise des missiles fait craindre la guerre nucléaire, ensuite le Japon, et enfin le retour à Paris pour couvrir les événements de mai 1968. Une idée traverse cette activité de plus de 30 ans menée de par le monde entier: rendre compte des grands moments de l’histoire par la vie des foules confrontées à des événements sur lesquels elles n’ont aucune prise. Ceci vaudra à Cartier-Bresson le surnom ‘d’œil du siècle’.
Dès 1947, Henri Cartier-Bresson fonde l’agence Magnum en compagnie des meilleurs de son temps: Robert Capa, David Seymour, William Vandivert, George Rodger. L’objectif est de permettre aux photographes de garder la propriété et le contrôle de leur travail, car auparavant, une fois la photo vendue au magazine, ce dernier en dispose comme il l’entend, et l’auteur est désormais dépouillé de tout regard quant à l’utilisation de son oeuvre, sans compter les droits liés à l’exploitation commerciale. Ce combat anticipe ce que nous connaissons aujourd’hui avec les producteurs de fèves de cacao par exemple, ou les agriculteurs qui, payés des cacahuètes, retrouvent leurs produits vendus à des prix exorbitants au consommateur final. La même logique du ‘circuit court’ amène Cartier-Bresson à protéger les créations du zèle des bureaucrates. Ainsi, souhaitant rendre compte de l’ancrage géographique et événementiel de la photo, il dit: ‘Je veux que les légendes soient strictement des informations et non des remarques sentimentales ou d’une quelconque ironie. (…) Laissons les photos parler d’elles-mêmes et pour l’amour de Nadar, ne laissons pas des gens assis derrière des bureaux rajouter ce qu’ils n’ont pas vu. Je fais une affaire personnelle du respect de ces légendes comme Capa le fit avec son reportage’.
Ceci rejoint l’empathie de Cartier-Bresson pour les plus faibles et pour celles et ceux que l’histoire laisse sans voix, et qui sont finalement le vrai sujet de son travail. L’artiste détonne d’une autre manière encore, quand faisant fi de son narcissisme il s’inscrit dans un travail d’équipe. Ainsi, conscient que l’impact du cinéma sur les foules est supérieur à celui de la photographie, Cartier-Bresson devient l’assistant de Jean Renoir pour La vie est à nous. Il sera également dans l’équipe de tournage de Partie de campagne et La Règle du jeu. Cartier-Bresson réalise seul Victoire de la vie en Espagne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, mobilisé, fait prisonnier, il s’évade et rejoint un groupe de résistants. Il photographie les combats lors de la Libération de Paris, le village martyr d’Oradour-sur-Glane, et participe au film Le Retour à propos des défis de toute nature relevés par le rapatriement des prisonniers français sur le sol natal. On y voit surtout la douleur mêlée de joie, les visages incrédules et creusés, la peur et l’attente, mais aussi la rencontre des aimées et des aimés lors de leur réunion après tant d’épreuves. Ceci en dit davantage qu’un film des combats et des destructions de la guerre.
Au même titre que la défense des droits des auteurs, du respect de l’intégrité des notices originales, du travail en équipe, Henri Cartier-Bresson se distingue de nombre de ses confrères par la confiance accordée à celles et ceux qu’il estime capables de conduire son travail aussi bien qu’il le ferait lui-même. Ainsi, en mission au bout du monde, le photographe envoie ses bobines de film à l’agence, en la laissant procéder au développement, au tirage, à la sélection, à la gestion commerciale dans les négociations avec les éditeurs. Henri Cartier-Bresson ne découvrait alors l’état définitif de ses photographies, imprimées dans les magazines, qu’une fois rentré en France. Une phrase raconte l’ensemble des qualités de l’artiste: ‘Vous n’avez qu’à vivre et la vie vous donnera des images’.
Henri Cartier-Bresson
Fonds Hélène & Édouard Leclerc
Aux Capucins – 29800 Landerneau, Finistère, France
Du 15 juin 2024 au 05 janvier 2025
Tous les jours de 10 à 18h
Sauf les 1er novembre, 24, 25, 31 décembre et le 1er janvier
https://www.fonds-culturel-leclerc.fr/en-cours-henri-cartier-bresson-642-26-0-0.html