Si le coup d’envoi des spectacles immersifs a été donné à l’occasion de l’Expo ’58 de Bruxelles avec Laterna Magika, le coût et la technicité complexe de telles entreprises les a rendues rares. D’autre part, l’apparition du numérique et des changements aussi radicaux que rapides des technologies risquaient de rendre obsolète, sitôt parue, toute tentative de présentation publique à grande échelle. Nous pouvons enfin bénéficier de la lente percolation des projets imaginés dans les laboratoires de recherche, car leurs retombées deviennent progressivement normées, accessibles et commercialisées.
Tokyo, une idée d’avance
Au Japon, pays de la technologie dans la vie quotidienne, l’idée d’un musée dédié à l’art digital fait son chemin depuis l’an 2000. En 2018, Tokyo inaugure le premier musée des arts numériques au monde. Il s’agit là d’une vitrine de démonstration technologique sans réelle intention artistique, même si chaque intervenant du collectif est un artiste à sa manière, dans son domaine. Nombre de créateurs, que les nouvelles technologies ne rebutent pas, ont compris que les enjeux exigent d’eux qu’ils éprouvent leur inventivité et leur savoir-faire au service de projets qui dépassent leur propre personne. Ces innovateurs sont avant tout des scénographes au sens large du terme. Après le règne de quelques siècles du sujet individuel en art, serions-nous en train de redécouvrir l’intelligence collective? L’initiateur suscite l’imagination et l’invention matérielle d’autres inventeurs à la maestria exceptionnelle, et seul le travail d’équipe permet de mener l’opération à terme.
Vincent Van Gogh, premier de cordée
Au début 2019, en France, L’Atelier des Lumières présentait Van Gogh, La Nuit Étoilée, une des premières manifestations immersives dédiées à l’art. D’autres, ailleurs, ont rapidement suivi. Elles sont d’abord consacrées à des monuments de classe mondiale indéniables, tels Vincent Van Gogh, Frida Kahlo, Gustav Klimt, ou Claude Monet, parce que les promoteurs savent que de telles expositions peuvent faire le tour du monde tout en faisant recette comble. Mettons-nous à leur place: l’investissement étant colossal, il faut être certain d’au moins récupérer sa mise, avec l’espoir de toucher le pactole afin de pouvoir réinvestir. Ce type de manifestation est donc indissociable de la logique financière et commerciale. Il s’agit par conséquent de toucher le public le plus vaste possible, avec tout ce que cela comprend d’émotions et de généralités convenues. Le tourisme du malheur ayant encore de beaux jours devant lui, chacune de ces expos raconte une vie d’artiste, par ses tourments, ses angoisses, chagrins, désespoirs, frustrations, angoisses, inquiétudes, anxiétés, tracas. Dans tous les cas, il s’agit de prendre le visiteur à témoin de la cruauté aveugle qui s’acharne sur une personne, gentille, mais maudite, et doper ainsi le sens de l’injustice. Ah, qu’il est dur d’être un génie méprisé, en avance sur son temps!
Il faut toutefois applaudir l’existence de telles initiatives, car elles attirent un public souvent jeune, et via les technologies qui lui sont familières, lui donnent envie d’en savoir plus quant à l’art contemporain. Ces expositions immersives montrent que l’activité artistique peut être un lieu de découvertes et de discours actifs et intelligents, ludiques, un lieu d’émotions et de sensations, un moment de pédagogie positive, et non la réception passive d’un savoir docte et figé. Pour ce faire, les concepteurs et les réalisateurs de ces spectacles bénéficient de l’immense vocabulaire formel — souvent inattendu et innovant — issu de l’esthétique des millions de clips vidéo qui ont forgé le regard depuis plusieurs décennies. La gullivérisation et l’animation sont les techniques visuelles les plus utilisées. La gullivérisation consiste à réduire le spectateur à la taille d’une fourmi qui se baladerait à la surface du tableau. L’oeil broute l’oeuvre comme jamais il ne peut le faire dans une exposition ou un musée, là où une distance de sécurité est toujours imposée. L’animation s’oppose à la fixité de principe du tableau, et offre au spectateur le pouvoir de tirer l’oeuvre de son sommeil, comme le Prince charmant l’a fait avec La Belle au bois dormant.
David Hockney, qui n’attendait que cela
David Hockney est un cas. Du haut de ses 85 ans, le gaillard n’hésite jamais à quitter sa zone de confort pour tenter le pari d’une nouvelle technologie. Quand les ingénieurs de Lightroom à Londres, lui ont présenté l’occasion de s’investir dans l’expérience immersive, l’artiste n’a pas résisté une seconde. De toute façon, la logique de son oeuvre y conduisait, et le projet lui semblait un cadeau venu du ciel. Pour la première fois une exposition immersive est confiée à un artiste vivant, qui ne se contente pas d’utiliser les technologies disponibles, mais exige leur adaptation à la spécificité de son travail. Un cap semble franchi. Désormais on ne se contentera plus de belles images spectaculaires et émotionnelles. On dépassera la rassurante narration biographique, et on lui ajoutera un commentaire validé par l’auteur. Un tout petit bémol toutefois vient tempérer tant d’enthousiasme, car aucune des oeuvres présentées ici n’a été conçue pour cet espace cubique, ni pour une installation immersive. Il s’agit de la reprise d’oeuvres anciennes, mais qu’importe, cette étape était nécessaire. Ecoutons plutôt ce qu’en disait David Hockney en 2022: «J’ai 85 ans, donc je ne sais pas combien de temps il me reste. Mais un jeune pourrait découvrir cette nouvelle forme d’expérience et imaginer ce qu’il pourrait faire avec cela. J’espère que cela donnera des idées aux jeunes… Pendant cent ans, le cinéma attirait les gens, mais c’est fini, car maintenant on peut regarder des films sur grand écran chez soi. Pour mon spectacle, vous ne pouvez pas faire ça. Vous devez vous y rendre. Cela devrait exciter et faire réfléchir Hollywood. Il sera montré à Los Angeles et cela les fera réfléchir».
Claude Monet, le précurseur
En fait, le changement dont parlait David Hockney était dans l’air depuis un certain temps déjà. Depuis très longtemps même, puisque l’installation des Nymphéas de Claude Monet au musée de l’Orangerie, surnommée La Sixtine de l’Impressionnisme, date de 1927 à partir d’une idée émise par l’artiste dès 1897. Le principe est simple: une fois dans le lieu d’exposition, le spectateur est englobé dans une immense frise panoramique. Le spectateur prend ainsi la place du peintre à l’oeuvre, à la distance du pinceau tenu à bout de bras. Il voit avec les yeux du peintre. L’effet est saisissant. Ne serait-ce pas là la première des tentatives d’exposition immersive? Il aura fallu un siècle environ avant que l’on s’en rende compte.
— Digital Art Museum, Tokyo: https://www.japan-experience.com/fr/decouvrir/tokyo/musees-galeries/tokyo-mori-building-digital-art-museum-teamlab
— L’Atelier des Lumières, Paris: https://www.atelier-lumieres.com/fr/van-gogh
— David Hockney, Bigger & Closer (not smaller & further away), du 22.02 au 04.06.2023: https://lightroom.uk
— Claude Monet, Nymphéas, musée de l’Orangerie, Paris, 1927 © Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry Giscard d’Estaing: https://www.musee-orangerie.fr/fr/collection/les-nympheas-de-claude-monet
6 réponses à “Immersion, en avant toute…”
Sans effet gratuits, Les Nymphéas de Monet nous plongent dans une magnifique rêverie sans fin, quasi cosmique (cfr. Van Gogh et ses ciels étoilés).
Il en va tout autrement des «scénographies numériques» où l’effet visuel recherché annihile trop souvent le vrai sujet, la dimension artistique.
Jean-Pol, merci de ton commentaire. Tu abondes dans mon sens, car c’est exactement ce que je dis à la fin du premier paragraphe dédié à Van Gogh. Dans quelques jours, la première expo immersive conçue par un artiste vivant servira de test. Tim Burton à Paris fera l’objet d’un prochain Lucterios. Maintenant, il faut aussi savoir ce que recouvre l’idée de dimension artistique. N’est-elle pas indissolublement liée au médium qu’elle utilise? Ne tombons pas dans le piège qui consiste à juger le nouveau à partir de critères anciens.
😉
vb
Salut Philippe,
Je suis toujours content d’avoir de tes nouvelles. L’immersivité est dans l’air du temps en effet, et il semble qu’elle modifie le concept d’oeuvre. Comment ? L’avenir le dira. Reste que la nature du cinéma est déjà plus proche de l’immersion que le tableau vu à distance dans un musée. Bref, je suis curieux de te lire.
😉
vb
Hello Xavier,
Merci pour tes deux commentaires. Tu sembles oublier les bains de foule. Concernant Monet, on peut se poser la question de savoir s’il aurait peint les Nymphéas comme il l’a fait si sa vision était restée intacte?
😉
vb
Bonsoir Vincent,
En 1958, j’ai été impressionné par le spectacle de »Laterna Magika », c’était très impressionnant. Bien plus tard, j’ai été subjugué par les spectacles immersifs ( sur internet ) consacrés à Van Gogh, Monet, Klimt. Hergé m’a beaucoup moins touché, peut-être parce que je connais toutes ces cases trop intimement! Jean-Pierre V.
Salut Jean-Pierre,
Je n’ai pas vu Laterna Magika en 1958, mais devant tout le bien qu’on en disait, je sus allé à Prague quelques années plus tard. Fabuleux… Je m’en suis souvenu longtemps, notamment lorsque je concevais/réalisais des montages audio-visuels culturels, qui ont eu un certain succès et même un succès certain. C’est d’ailleurs en travaillant des journées et des nuits entières dans la stridence de ces machines qu’aujourd’hui je suis atteint d’une légère surdité, ce qui me rapproche de Tournesol.
Tu sais ce que je pense des premiers spectacles immersifs. Il faut voir comment les artistes vivants s’en occuperont, et s’ils parviennent à en faire des oeuvres d’art à part entière. Ce serait, ce sera merveilleux.
Amitiés 😉
vb