Jacques Charlier, Rétro-portraits
Une carte blanche signée Sergio Bonati
Depuis le début des années 1960, Charlier applique résolument ses intuitions premières. Il exprime au fur et à mesure du temps qui s’écoule, l’ensemble de ses rêves d’adolescent. Il ne s’est pas contenté de le dire, il l’a appliqué sans restriction par l’intermédiaire de la peinture, la sculpture, la bande dessinée, les textes critiques, la photographie, l’installation, la poésie, la musique, le reportage vidéo-journalistique. La place de Charlier est peu convoitée, car comment et où la situer puisqu’elle n’est reprise sur aucune liste d’appartenance à un style et à un support. En cela, il pourrait reprendre les mots d’Andy Warhol: ‘Comment peut-on dire qu’un style est meilleur qu’un autre? On devrait pouvoir être expressionniste abstrait quand ça nous chante, ou pop, ou réaliste, sans avoir l’impression d’abandonner quelque chose.’ La stratégie de l’identité multiple et indéfinie, son choix du média en fonction de ce qu’il lui passe par la tête, ne sont pas là pour aider. Il fait fuir la critique et le marché qui adorent les artistes s’épuisant à répéter inlassablement les mêmes trucs et ficelles en variant couleurs et dimensions. En échappant au cataloguisme habituel, il s’est permis au fil des années, d’endosser des rôles sans cesse différents. Il lui a suffi de se déguiser et de surfer au gré de sa fantaisie en tenant compte de l’actualité. En somme, une manière d’être qui lui a permis d’évoluer, là où l’air lui semblait plus frais. Daniel Dutrieux lui a proposé d’exposer une série de portraits le représentant. Ils filigranent son parcours de vie. Ces différentes étapes sont l’occasion de montrer comment il tente de se défaire de lui-même tout en participant au monde de l’art.
Jacques Charlier, lignes de fuite…
Une carte blanche signée Vincent Tourloupe
Jacques Charlier partage deux choses avec Paul Cezanne: presque la même date de naissance en début d’année, à un siècle de distance entre 1839 et 1939, ensuite la crainte qu’on ne lui mette le grappin dessus. Il semblerait que bâtir une oeuvre à partir de cette dernière appréhension soit devenue un genre à part entière dans l’art contemporain. On devrait se demander les motifs de ce comportement, et il y aurait un travail à effectuer afin de mettre à jour les différentes stratégies de fuite imaginées par les artistes, chacun le faisant à sa manière.
Sait-on que les premiers autoportraits apparaissent dès l’Antiquité grecque, notamment avec Phidias au Parthénon d’Athènes? Si quelques enlumineurs du Moyen-âge se représentent de manière discrète parmi les personnages de leurs images saintes, il faut attendre Dürer en 1500 pour découvrir la longue série d’autoportraits tel que nous l’entendons. D’une part, la montée de la bourgeoisie commerçante prône des valeurs industrieuses et créatives, ce qui permet des avancées dans les secteurs de la miroiterie et de la peinture à l’huile. D’autre part, l’idéologie bourgeoise étant individualiste, l’émancipation du sujet transforme l’artisan en artiste, et permet les autoportraits les plus fameux. On pense à Rembrandt au 17e siècle, et à Van Gogh à la fin du 19e siècle. Élaborant son autoportrait les yeux dans les yeux, hors du contrôle social, le peintre réalise combien il est seul, et bientôt, le mythe romantique de l’artiste torturé donne naissance à cette kyrielle d’autoportraits expressionnistes de dimension tragique.
L’invention de la photographie change tout. Avec le premier autoportrait photographique réalisé par l’Américain Robert Cornelius en 1939 — année de naissance de Jacques Charlier d’ailleurs — le portrait n’est plus l’apanage exclusif de professionnels virtuoses: il devient accessible à tout un chacun. Aujourd’hui, la simultanéité du numérique, du selfie et de la réalité virtuelle explore un monde entièrement neuf, où la bêtise, les parasites et la provocation sont tout aussi probables que la pratique intègre de l’art, ou bien les recherches dans le domaine de la technologie la plus pointue, entre autres.
Jacques Charlier propose aujourd’hui à la galerie LRS52 des Rétro-portraits, à la fois parce que ces œuvres ne sont pas récentes, mais aussi parce qu’en se représentant sur le bouclier d’Athéna aux frises du Parthénon en 438 avant notre ère, Phidias a osé introduire un personnage profane dans une représentation sacrée. Les séries d’images exposées ici hésitent entre le format carré et le rectangle, et mettent en avant le côté volontairement amateur du document photographique. L’artiste y ajoute un commentaire de sa main, à la va-vite, sans souci de lisibilité quand il trace au feutre noir sur les parties foncées par exemple, donc peu lisibles. L’auteur s’y représente faisant le gugusse, vêtu comme tel, avec un discours qui ne dépareille pas des messages véhiculés par les images. Jacques Charlier ne vise pas seulement à dérider le monde sérieux de l’art, car il expose ses farces et ses têtes à claques dans les lieux privilégiés traditionnellement réservés aux chefs-d’oeuvre. Il fuit le monde artistique tout en restant à l’intérieur, un pied dedans, l’autre dehors.
Jacques Charlier ironise, bien sûr, sachant que le public est friand d’un art contemporain filant dans tous les sens, les plus excessifs parfois, truffés d’irrévérences et d’outrances. C’est à celui qui ose pousser le bouchon le plus loin. Les amateurs paniqués à l’idée de paraître idiots sont ainsi prêts à gober les plus indigestes des couleuvres. Si Jacques Charlier se livre au sarcasme, c’est pour révéler par l’humour certains travers de la machine artistique contemporaine, qui plus que jamais pratique aussi le jeu des Habits neufs de l’Empereur.
Jacques Charlier, Rétro-Portraits
Galerie LRS52
Rue Lairesse 52, 4020 Liège
Du 8 au 29 septembre 2024
Du jeudi au samedi de 15h à 18h
https://lrs52.be