Jacques Henri Lartigue, moments suspendus


La photographie choisie pour annoncer l’exposition Jacques Henri Lartigue à la Fondation Folon est emblématique de l’œuvre de l’artiste, né à Courbevoie en 1894 et décédé à Nice en 1986. Deux jeunes femmes sont photographiées en maillot de bain en bord de mer. Elles sont belles, elles s’amusent, sourient et sautillent comme des ballerines devant un décor de rêve, une eau calme, le soleil qui brille dans un ciel sans nuage. Même les rochers et la route de l’avant-plan semblent nettoyés, et les ombres dansotent de plaisir en mimant les justaucorps. Eau, air, terre, feu: les éléments primordiaux du monde s’offrent en positif. Y a-t-il plus belle évocation du bonheur?

Jacques Henri Lartigue, 
Madeleine Messager et Lolo Burky, 1921 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

C’est l’époque heureuse qui suit la boucherie de 1914-18… en attendant le crash de 1929. La nouvelle génération clame « Plus jamais ça! ». C’est que, après la guerre, celles et ceux qui en ont les moyens ne se soucient que du plaisir à prendre, d’autant que l’optimisme issu de la reprise économique se concrétise au quotidien. Mais, il ne faut jamais oublier qu’avant ce que l’on nomme ces Années Folles, il y eut la Belle Époque, et que l’addition de ces deux périodes prospères voisine le demi-siècle. Jamais le progrès matériel n’a été aussi tangible, surtout pour la bourgeoisie citadine triomphante qui dispose d’un capital de temps et de moyens à dépenser. Jacques Henri Lartigue en fait partie, ayant le privilège d’avoir grandi dans une famille fortunée et très branchée sur les innovations technologiques. Dès six ans il opère ses premières prises de vues photographiques. À huit ans il reçoit son premier appareil, et le gamin se distingue déjà par son intérêt pour la technique, réalisant seul le travail en chambre noire, jusqu’à la mise en page de ses albums. En complément du labeur technique, le jeune Jacques Henri s’efforce de faire aussi bien que les images de la presse illustrée afin de rivaliser avec leurs contenus et leur esthétique. L’apprentissage du jeune homme est exemplaire.

La Belle Époque (de la fin du 19e siècle jusqu’en 1914) regorge de nouveautés spectaculaires, comme par exemple le premier éclairage urbain. qui étonne tellement les étrangers qu’il vaut à Paris le surnom de Ville Lumière. Si la fée Électricité s’invite partout et éclaire les nuits et les lieux de plaisir, elle s’applique aussi aux machines industrielles, ce qui décuple la production de biens consommables et les profits. La tour Eiffel est construite en 1889 afin de démontrer le savoir-faire industriel de la France. C’est l’époque des Expositions Universelles, fenêtres sur le monde qui concentrent le meilleur de chaque nation, et stimulent l’émulation. Le savoir scientifique se transmet et se partage lors de nombreux congrès internationaux, qu’il s’agisse de physique, de chimie ou de médecine. En 1899, Branly est un des précurseurs de la radio, et, chose moins connue, il découvre le principe de la télécommande. L’année 1905 marque l’apogée de l’Art Nouveau en architecture, et la fondation du Musée des Arts Décoratifs. Au rayon des loisirs, en 1891 Édouard Michelin met au point le premier pneu à chambre à air démontable, et les frères Lumière réalisent la première projection collective gratuite de films photographiques sur grand écran en 1895. Les Jeux Olympiques modernes sont concrétisés par Pierre de Coubertin en 1896. Le premier Tour de France démarre en 1903. Fasciné par les exploits de Louis Blériot qui réalise la première traversée de la Manche en aéroplane en 1909, et de Roland Garros qui traverse la Méditerranée en 1913, le frère de Jacques Henri Lartigue construit des planeurs et ses propres bolides automobiles.

Jacques Henri Lartigue, Grand Prix de l’Automobile Club de France, 1912 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL 

Cette photographie de 1912 est considérée comme étant ratée par Jacques Henri Lartigue lui-même! Il la range au placard jusque dans les années 1950. Là, d’autres se rendent compte du côté prémonitoire de cette image, car elle annonce l’époque de la vitesse et de l’énergie: le 20e siècle. Ici, la vitesse relativise les définitions de l’espace-temps, comme le prédisait Einstein quelques années auparavant. C’est aussi ce qui se passe avec l’effet Doppler, qui décrit la modification dans la perception du son d’un train ou d’une voiture qui passe à grande vitesse. L’automobile de course roule tellement vite qu’elle est déjà hors du cadre, tandis que les spectateurs cloués sur place subissent une déformation inverse, comme soufflés par le flux du réacteur d’un jet. La roue arrière tente de rattraper la roue avant, c’est pourquoi elle se déforme. Les spectateurs en bord de route deviennent flous, car en bougeant, la machine de prise de vue ne peut que les esquisser.

Jacques Henri Lartigue déroge ici au premier principe de la photographie traditionnelle, qui exige une image fixée et figée pour l’éternité, avec le sujet au centre, tenu à distance respectueuse, et l’appareil reposant sur un pied. « Ne bougeons plus », comme l’ont dit des millions de photographes. Devant le bolide qui file à plus de cent à l’heure, le photographe se tient au bord de la route, plus près de l’action, « pivotant un peu sur moi-même pour la conserver dans mon viseur, pendant qu’elle passe ». Dans l’excitation du moment, l’artiste déroge à deux principes: la distance qu’il remplace par la proximité, et l’immobilité par le mouvement. Mais, tout ceci n’aurait pas été possible sans les connaissances de cet inventeur doublé d’un technicien hors norme. Sans la manipulation d’un appareil muni d’un obturateur à rideau, cette image n’aurait pas été possible, car elle tire le meilleur parti des caractéristiques de cet appareil à l’optique particulière.

Jacques Henri Lartigue, Renée Perle, Juan-les-Pins,1930 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

Exempté de service militaire pendant la Première Guerre mondiale, mais engagé dans le service auxiliaire de santé, Lartigue refuse de photographier les Gueules cassées car « je n’ai voulu garder aucun souvenir de guerre, de mon service, et ne prendre que des photos qui pouvaient me rappeler les bons moments de cette période plus pénible que les autres ». Dilettante, Lartigue trouve son bonheur dans la photographie, mais la bonne société — les acheteurs potentiels — n’est pas encore mûre pour cela, et donc, pour survivre, le photographe pratique la peinture, réalisant des portraits mondains et des décors de gala, etc. C’est pourquoi, à l’époque, Lartigue est d’abord connu en tant que peintre. Cela tombe bien, les Années Folles annoncent des ruptures en chaîne dans l’activité artistique ainsi que dans les comportements sociaux, en particulier chez les femmes des classes supérieures et moyennes. Des intellectuels et des écrivains, des peintres et des musiciens, des gens de spectacle et des créateurs de tout genre qui viennent du monde entier, se retrouvent à Paris et en font la capitale mondiale des arts. La culture populaire n’est pas en reste, avec le formidable déploiement des technologies qui permettent l’enregistrement, puis la reproduction, comme par exemple le cinéma, ou le phonographe qui permet d’écouter à tout moment les airs et les chansons que diffusent la radio, le nouveau médium dominant.

Étant catalogué peintre, Lartigue peut ainsi se consacrer sans le moindre stress à la photographie puisque personne ne l’attend là. Cela lui permet de peaufiner des stratégies de diffusion de son œuvre. L’exposition qui consacre son travail photographique se tient au MoMA de New York en 1963. L’artiste a 69 ans. Le succès international est au rendez-vous.

Jacques Henri Lartigue, Bichonnade aussi saute pour mes instantanés…, Paris, 1905 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJH

Bichonnade aussi saute pour mes instantanés… rappelle combien l’œuvre de Lartigue peut se lire à partir de divers angles, soit l’incarnation du mythe de la Belle Époque et des Années Folles, soit un technicien à l’affût des nouveautés technologiques doublé d’un créateur parmi les plus inventifs, ou encore un maître quant à la promotion et la diffusion de son travail. Le tout étant lié bien entendu. Même s’il s’agit d’un instantané, on ne peut qu’apprécier la construction a posteriori d’une telle image avec la perspective des marches de l’escalier, les supports de la balustrade qui penchent dans l’autre sens, le sentier de gravier, la végétation et le mur en moellons: l’ensemble indique que l’optique de l’appareil de prise de vue détermine leur horizontalité plus imaginée que perçue. Et là au milieu, Bichonnade effectue un saut improbable au vu de son accoutrement. Elle vole plutôt, sa jupe se transformant en aile d’ange ou en drapeau claquant au vent, sans aucun trucage, dans une parfaite homogénéité de lumière, avec le cadrage qui éloigne les parasites visuels. Pour nos yeux habitués aux prouesses de Photoshop, la scène pourrait sembler normale, ce qui fait apprécier la prémonition de l’artiste quant aux miracles de la technologie à venir, dès 1905.

Jacques Henri Lartigue, L’ombre et le reflet, 1927 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJH

L’ombre et le reflet dit autre chose encore: Lartigue est d’abord un regard, capable de saisir l’instant magique — et souvent fugace — qui rend exceptionnelle une scène de la vie courante. A priori, une femme sous un parasol à la plage n’a rien de remarquable, on en voit des milliers chaque été. Mais quand une série de hasards s’alignent un court instant, l’image devient surprenante tant elle ébranle les habitudes de la perception. Encore faut-il disposer des moyens pour savoir comment la capter, et maîtriser les processus de la chambre noire avec ses mises au point, la finition et la présentation.

Jacques Henri Lartigue, Hiro au studio Harper’s Bazaar, Paris, 1969 © Ministère de la Culture (France), MPP-AAJHL

Il n’est donc pas étonnant que les plus grands magazines de la mode aient fait appel à un tel artiste-technicien, inventif et compétent dans tant de domaines de la photographie. Sa qualité se trouve dans la conjugaison de l’expérimental et du commercial, dans le haut de gamme. Son registre d’excellence des plus étendus va de l’instantané en noir et blanc jusqu’à la photo de studio en couleurs, avec le procédé autochrome ou la photographie en relief. À sa manière, à la fois dilettante et chercheur acharné, avec les moyens disponibles de son époque, il aura été un des premiers à avoir l’intuition de ce qui allait devenir Photoshop.

Jean-Michel Folon, Jacques Henri Lartigue photographié par Folon, vers 1973 © Fondation Folon, ADAGP/Paris, 2023 

Jacques Henri Lartigue, Moments suspendus
Fondation Folon
Drève de la Ramée 6A
B – 1310 La Hulpe
Du 07.10.2023 au 14.01.2024
Du mardi au vendredi de 9 à 17h
Samedi et dimanche de 10 à 18 h
www.fondationfolon.be

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5 réponses à “Jacques Henri Lartigue, moments suspendus”

  1. Hello Vinent,
    Les «trucages» à la prise de vue sont nombreux, collants autour de l’objectif pour «flouter» les contours par exemple. La surimpression aussi, on sait où on va mais il y a toujours une part d’inconnu.
    Je me souviens des nus de Bunny Yeager qui faisaient aussi sauter ses modèles, la technique de Lartigue aurait fait des petits?
    Concernant Photoshop, ce n’est qu’un outil de transformation de l’image, il ne réalise pas d’instantané, on pourrait ajouter qu’il est un écran secondaire après l’écran de l’appareil photo.

  2. Ohé Francis,
    Oui, tu as raison, actuellement Photoshop est devenu un outil de transformation d’images. Mais, avant son existence, et c’est là où je veux en venir, certains artistes en ont eu l’intuition, tenant d’arriver à des résultats « photoshop » avec les moyens limités dont ils disposaient. Je pense à Pierre Moreau, ou à Masse en BD: des précurseurs.

    D’autre part, j’ai vu une expo Doisneau au Musée d’Ixelles il y a quelques années, en compagnie d’un photographe qui m’a raconté les trucs utilisés pour la prise de vue. Rien que cela mériterait un Lucterios 😉

    bv

  3. Tjs aussi fascinant de te lire. Les photos des années folles me parlent beaucoup, et celle de la course automobile de 1912 encore plus. On dirait un dessin animé de Tex Avery! Surtout, je vois la date: 1912. Ce qui veut dire que les gens sur la photo sont peut-être morts au front deux ou trois ans plus tard.
    Je ne peux l’empêcher de faire un rapprochement avec aujourd’hui…

    Ohé Nicolas, merci de ton commentaire. Et en effet, il y a des rapprochements à faire, entre hier et aujourd’hui, d’autant que j’ai vu un reportage sur la manière dont les USA traitent honteusement les vétérans de leurs guerres. Etait-ce plus brillant chez nous avec le tr itement accordé aux gueules cassées ? Il me frappe que Lartigue a refusé de s’en occuper: voilà qui appellerait d’autres commentaires, âpres.

  4. Hello Vincent,
    I hope to get out to see this exhibition. I love his « action » shots. All the best, Tom

    Hello Tom,
    Thank You for your comment. Yes, cette expo vaut vraiment la peine d’être vue. Enjoy !

  5. Bonjour Vincent et merci pour ton envoi.
    Nous attendons notre  » précieux  » avec impatience. Cdlt.
    Antoine

    Bonjour Antoine,
    Tes commentaires sont rares, mais ils me touchent et me font rougir.
    A bientôt 😉
    vb

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