Il serait inadéquat de raconter l’oeuvre de Jacques Lennep sans évoquer d’abord le contexte qui l’a vu naître à Bruxelles en 1941. Pour mémoire, l’intelligentsia de l’immédiate après-guerre considère le structuralisme à peu près comme une religion qui, tout comme la psychanalyse, la phénoménologie ou la linguistique, aurait une réponse à tout. Étudiant brillant, Jacques Lennep mène de front une carrière artistique et une carrière scientifique, tout en s’intéressant aux sciences occultes, comme l’alchimie par exemple. Notre artiste a le chic d’organiser la rencontre de disciplines a priori hétérogènes, et de se spécialiser dans la rencontre des réputés contraires. Ainsi, sa rencontre avec le poète Marcel Lecomte l’amène à fréquenter le monde surréaliste et il devient proche de René Magritte. Lennep est un des premiers à comprendre l’intérêt et la signification de l’art conceptuel, et fonde le CAP (Cercle d’art prospectif), une esthétique relationnelle globale qui doit beaucoup au structuralisme et au concept de l’oeuvre ouverte développé par Umberto Eco.
Parallèlement, Jacques Lennep tombe sous le charme de l’art de la zwanze, un type d’humour typiquement bruxellois, rempli de dérision et de gouaille. En un mot, Jacques Lennep ne navigue jamais dans le corps de l’art constitué, car il bourlingue plus volontiers sur ses bords, scientifiques, poétiques, critiques, théoriques, ironiques et goguenards. En cela, il applique la citation de Bernard de Fontenelle, dramaturge et scientifique français du 18e siècle: ‘Ne prenez pas la vie trop au sérieux. De toute façon, vous n’en sortirez pas vivant’. La comparaison est peut-être hardie, mais l’oeuvre de Jacques Lennep serait comme un manuscrit médiéval, édifiant, mais où l’artiste-théoricien déambulerait dans les marges, ce lieu méprisé où l’on trouve pourtant des trésors de lucidité liés à l’imagination et au burlesque. Pour Jacques Lennep, inventer son voyage dans l’art se préoccupe moins de la destination que de s’esbaudir des merveilles d’un trajet curieux de baguenaude.
Toutefois, Lennep pénètre dans un domaine imprévisible: les oeuvres présentées ici racontent une déconstruction (de l’art) sans vouloir la remplacer par un nouvel ordre, ce qui semble honorable. Ces fragments flottent dans l’espace, dans le désordre, à l’image d’un ciel terrestre désormais encombré des milliers d’artefacts que l’homme y a envoyés et dont on ne sait plus comment s’en débarrasser — à moins que cet état des chose dure longtemps, pour l’éternité peut-être?
Flotter au gré des orbites et des courants, comme dans ce tableau où la banane pourrait devenir un goéland jaune et blanc, ailes déployées. En effet, comme l’indiquent les mots, il ne s’agit pas d’une pipe, mais d’une rêverie détachée des contingences terrestres, un vol dans la nuit du savoir. À l’heure des soucoupes volantes dont les fantasmes médiatiques ont bercé l’enfance de Jacques Lennep, l’image est loin de s’avérer saugrenue.
Une petite digression: fin des années 1960, début des années 1970, cette idée de conjonction de la théorie et des pratiques artistiques a enfanté au moins une école, expérimentale, l’Erg, satellite des Instituts Saint-Luc à Bruxelles. La pluridisciplinarité opposée aux ateliers traditionnels en était la marque, de même que l’information et l’interrogation concernant les états de l’art et de la science. Si l’on ajoute l’exploration du médium vidéo dès son apparition, on pourrait prétendre que ce vaste programme aurait pu être imaginé par Jacques Lennep (qui y aurait probablement ajouté l’humour). Depuis, les préoccupations sociales ont bien changé, et comme toute institution vivante, l’école s’est adaptée au nouvel environnement.
L’abondance et la diversité du propos de Jacques Lennep visent un seul objectif: établir un processus de réflexion permettant de toucher aux limites et aux conditions de la production artistique actuelle, à la fois dans le plus grand sérieux et dans la plaisanterie. L’écriture et le monde verbal de la réflexion théorique s’y taillent une place de choix. Cette attitude a valu à l’artiste l’hommage des plus grands noms de la critique, tels Harald Szeemann, Dominique Païni, Pierre Restany, et l’amitié des artistes parmi les plus représentatifs de leur temps comme René Magritte, Marcel Broodthaers, Nam June Païk, Gina Pane, Marcel Duchamp, entre autres. L’oeuvre de Jacques Lennep est donc indissociable de son ancrage historique, dans la relation entre la théorie et la pratique artistique, sur un fond d’occultisme, humour en prime. Pour en savoir davantage, le curieux de savoir, de culture, ou toute personne désireuse de comprendre plus en avant ce qui se trouve aux cimaises de cette exposition consultera le site:
https://art-info.be/bd/artistes/lennep-jacques
Ce site est tout simplement remarquable, et complet. Son contenu pourrait remplir cinquante Lucterios, raison pour laquelle le présent post doit bien se résoudre, hélas, à seulement le mentionner.
Jacques Lennep, L’Art en questionS
Galerie Quadri
Avenue Reine Marie Henriette, 105
1190 Bruxelles
Du 18 septembre au 19 octobre 2024
Les vendredis et samedis de 14 à 18h
ou sur rendez-vous (02 640 95 63)
quadri.gallery@skynet.be
www.galeriequadri.com