Josef and Anni Albers, couple du modernisme


Le modernisme, dont l’apogée se situe aux environs de la Première Guerre mondiale, représente un vaste mouvement culturel qui traverse l’Europe en prenant naissance à la fin du 19e siècle avec l’Impressionnisme, et actif jusqu’au Pop art dans les années 1950. Le terme recouvre de nombreux domaines artistiques comme l’architecture, la musique, la littérature, la danse, la photographie, et même le phénomène religieux, puisque le mouvement chrétien qui porte ce nom préconise l’adaptation des croyances et de la morale aux découvertes scientifiques. Le modernisme souhaite rompre avec les traditions culturelles, en acceptant les phénomènes issus de l’industrialisation et en les insérant au sein des diverses formes artistiques.

Josef Albers, Homage to the Square, non daté © The Josef and Anni Albers Foundation

Josef Albers (1888-1976) suit les cours de Johannes Itten au Bauhaus à Weimar, école d’architecture et d’arts appliqués. À la différence de ses prédécesseurs trop marqués par les théories ou la science, Johannes Itten enseigne la couleur en souhaitant créer un outil pratique au service de l’artisanat et de l’industrie. Sa fameuse Étoile chromatique innove: elle prend en compte les variations lumineuses d’une même teinte lorsqu’elle se désature jusqu’au blanc, ou se sature jusqu’au noir. Jeune étudiant, Albers en est marqué pour la vie. Diplômé, il obtient la responsabilité de l’atelier de peinture sur verre, ce qui nourrira aussi sa future pratique de peintre. Mais en 1933, les nazis ferment l’établissement et de nombreux enseignants s’exilent aux États-Unis. C’est ainsi que Josef, qui entretemps a épousé Anni, une de ses étudiantes, devient enseignant au Black Mountain College en Caroline du Nord. L’enseignement y est multidisciplinaire, et parmi les étudiants on y trouve des danseurs, des sociologues, des mathématiciens, des architectes et des artistes. Au Black Mountain College, éduquer c’est développer, libérer, déployer, faire grandir. La pédagogie s’étend au vivre-ensemble, depuis l’établissement du cursus d’apprentissage jusqu’à la gestion collective de la vie quotidienne. Les idées de relation et d’interaction en sont le centre.

Anni (1889-1994) enseigne le tissage, qu’elle refuse d’emblée de considérer comme un artisanat de seconde zone réservé aux femmes, comme le veut la tradition. Elle travaille les matériaux et les techniques sans le moindre a priori, utilisant par exemple les nouveautés que sont la soie artificielle ou le cellophane, et expérimente de nouvelles teintures et de nouveaux tissus synthétiques qu’elle travaille en double ou triple épaisseur. Elle invente un fil qui absorbe les sons et améliore l’acoustique, alors qu’il absorbe aussi la lumière. La créatrice introduit la tactilité au cœur du monde visuel, organisant ainsi un déplacement radical des attentions artistiques.

Anni Albers, Wallhanging, 1925 © The Josef and Anni Albers Foundation

Si la démarche d’Anni est avant tout expérimentale, elle vise aussi à comprendre la matière première, la fibre, à la fois pour l’approche industrielle et pour la production d’objets uniques destinés à une clientèle aisée. Sa fantaisie amène l’artiste à créer des bijoux à partir d’objets quotidiens comme des vis, des épingles à cheveux, des trombones à papier, du petit matériel de cuisine, des bouchons de liège, entre autres. Rien n’échappe à sa curiosité et à son inventivité, à son ingéniosité.

Anni Albers, Intersecting, 1962 © The Josef and Anni Albers Foundation

Arrivée en fin de vie, et les opérations de tissage devenant éprouvantes, Anni Albers se tourne vers la lithographie avec le même enthousiasme. Explorant les possibilités du médium, elle en déplace les spécificités afin d’améliorer les techniques de la sérigraphie, débordant même sur la gravure et les autres techniques d’impression. ‘Ce que j’ai appris dans la gestion des fils, je l’utilise dans les processus d’impression’ dira-t-elle. On Weaving (Du tissage) est publié en 1965, et reste aujourd’hui encore l’ouvrage de référence dans le domaine. Dans cette somme encyclopédique, Anni Albers y présente l’art du tissage, son histoire, ses variations dans différentes civilisations et à diverses époques, ses techniques, les divers types de métiers à tisser, la confrontation des traditions au design et à l’industrie.

Anni Albers, Second Movement IV, 1978 © 2024 The Josef and Anni Albers Foundation

Fasciné par les vestiges des civilisations précolombiennes rencontrés lors de leurs voyages, le couple Albers revient ébloui de la palette chromatique intense des tissus andins, et Anni est confortée dans ses recherches lorsqu’elle apprend que le tissage peut être un mode de communication visuelle représentant le langage parlé dans une civilisation qui ne possède pas l’écriture au sens où nous l’entendons. Oui, les Incas ont administré leur empire avec des bouts de ficelles que l’on appelle Quipu. Quant à Josef, il s’interroge sur les habitudes visuelles occidentales, car il découvre que des photographies d’escaliers menant aux pyramides des sites qu’ils visitent créent des formes géométriques simples, et qui peuvent induire le regard en erreur. En effet, les trois dimensions du monument peuvent aussi se lire comme une structure graphique en deux dimensions: l’assemblage de blocs de pierre, photographié en noir et blanc sous la lumière intense des tropiques devient une structure plastique quasi abstraite, une figure réversible comme le Cube de Necker par exemple. Albers fait basculer sa peinture dans le trompe-l’oeil ‘abstrait’, aimant à dire ‘Afin d’éduquer l’œil, on doit d’abord le tromper’. Il en tire une série de tableaux à considérer comme des jeux graphiques dans lesquels une structure simple est colorée de manière telle qu’elle trompe le regard du spectateur. Nous ne voyons pas ce que nous croyons voir, ce qui révèle l’aspect culturel de la perception. Et qui fait de la couleur autre chose que le coloriage de formes.

Cube de Necker, 1832, un modèle simple de figure réversible

Josef Albers, Tautonyme, 1947 © The Josef and Anni Albers Foundation


Josef Albers, Two Yellow, Two Red, Cadmiums and Blue around Violet Center, 1947 © The Josef and Anni Albers Foundation

Josef Albers a peint plus de deux mille Homage to the Square. Ils sont réalisés sur de l’isorel, ou masonite, un panneau cent pour cent naturel, à base de fibres de bois, légèrement texturé. Au revers, l’artiste note la recette exacte des couleurs utilisées et la technique employée. Avant d’affronter la volatilité des couleurs, l’artiste se limite à quatre modèles de quadrillage, avec cependant des écarts et des proportions toujours pareils. Le choix du carré n’est pas anodin, parce que de toutes les figures géométriques élémentaires, il est le plus stable. Lorsque les nomades se sédentarisent, ils inventent un monde artificiel qui définit l’aire de pâture, le champ ou l’organisation spatiale des constructions. La géométrie — la mesure du terrain — qui s’incarne dans le quadrilatère devient une nécessité. Aussi, quelles que soient leurs époques et leurs répartitions géographiques, les civilisations ont fait du carré un symbole d’invariabilité, de durabilité, de permanence, d’ancrage dans le sol. Afin d’affirmer la matérialité de ses oeuvres, Josef Albers tasse les carrés vers le bas en les damant, et par là il révèle le grain du support, et manifeste le fait à la main en laissant quelques imperfections: la géométrie respire, elle devient vivante.

Josef Albers, Homage to the Square, 1959 © The Josef and Anni Albers Foundation

Le langage décrit bien le ressenti des couleurs en disant que certaines avancent tandis que d’autres reculent, que certaines sont froides tandis que d’autres sont chaudes, que certaines se contractent et d’autres se dilatent. On pourrait définir chaque couleur par trois paramètres plus objectifs. Il faut d’abord considérer sa teinte, ce qui distingue un rouge d’un bleu par exemple; ensuite sa saturation, c’est-à-dire son intensité, vive ou terne selon la quantité de pigment qu’elle contient; et finalement sa valeur lumineuse, la même teinte dérivant vers le blanc ou le noir, comme le même rouge devient rose ou rouge foncé. Le critère quantitatif est aussi à prendre en compte, par exemple une petite surface de rouge paraît moins rouge lorsqu’elle est étalée en grande surface. Enfin, l’environnement ne peut être négligé: un gris posé sur du blanc semble plus foncé que le même gris posé sur du noir. Voilà pourquoi en ne modifiant qu’un seul de ces paramètres à la fois, dans une structure spatiale identique, comme un emboîtement de carrés tels des ronds dans l’eau, Josef Albers est parvenu a créer des milliers de tableaux, tous différents.

Josef Albers, Homage to the Square: Guarded, 1952 © The Josef and Anni Albers Foundation

Josef Albers, Homage to the Square, 1976 © The Josef and Anni Albers Foundation

La couleur n’étant pas seulement une question de mesure physique, et Albers étant artiste, il laisse aux scientifiques la systématisation et la classification mesurable de ces expériences. Dans son esprit, le processus prime sur le résultat, comme pour le poète le voyage importe davantage que la destination. Josef Albers aimait dire ‘Je n’ai pas construit de théorie, j’ai seulement essayé de construire des yeux sensibles’.

Josef Albers, Homage to the Square: Lone Light, 1962 © The Josef and Anni Albers Foundation

Anni Albers
Anni Albers, W/Co , 1974, © 2024 The Josef and Anni Albers Foundation

Fidèle à sa politique de dialogue entre les cultures, la Fondation Boghossian a invité plusieurs artistes qui se réclament de l’oeuvre du couple Anni et Josef Albers. Olivier Gourvil, Linda Karshan, Mehdi Moutashar, Vico Persson, Leïla Pile, Charlotte von Poehl, Damien Poulain, Chloé Vanderstraeten et Bernard Villers se partagent ainsi le large espace du rez-de-chaussée, face à l’espace ouvert de la piscine. Notre coup de cœur subjectif va à l’Irakien Mehdi Moutashar, qui travaille sur la base de la forme carrée qu’il décline par pliages et superpositions, en évoquant le langage graphique du monde musulman. La Française Chloé Vanderstraeten utilise le pliage et la découpe tout autrement, puisque ses ouvrages en papier se font vêtement, peau, et plans architecturaux, rappelant qu’Anni Albers mélangeait aussi les finalités artistiques, vestimentaires, décoratives. La Suédoise Charlotte von Poehl oeuvre sur la répétition, à partir de cinq couleurs, dont l’ensemble fait penser à un mélange des initiatives de Josef qui auraient rencontré les tissages d’Anni. Enfin la Belge Leïla Pile s’inspire d’Anni Albers en calibrant divers tissus selon les dimensions de son corps en relation avec la Villa Empain.

Mehdi Moutashar, Un et demi © Silvia Cappellari

Chloé Vanderstraeten, La mue, 2022 © Silvia Cappellari

Charlotte von Poehl, Harlequin, 2017 © Silvia Cappellari

Leïla Pile, Longueur Villa Empain = 31 demi-toises, 2024 © Silvia Cappellari


Josef and Anni Albers, Un couple mythique du modernisme
Fondation Boghossian
Villa Empain
Avenue Franklin Roosevelt 67
1050 Bruxelles
Du 10.04 au 08.09.2024
Du mardi au dimanche de 11 à 18 heures
www.boghossianfoundation.be

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Une réponse à “Josef and Anni Albers, couple du modernisme”

  1. Voilà qui me rappelle mes belles années de jeunesse à St Luc, de 69 a 73. J’ignorais qu’avec mes camarades, nous tentions de marcher dans leurs pas! Décidément, la couleur est jouissance..

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