L’Album du Diable, les tentations de Félicien Rops


Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Félicien Rops évolue dans un monde qui bouillonne et oscille entre passé et avenir, où cohabitent les académiciens les plus scrupuleux autant que les artistes trouvant leur bonheur en ruant dans les brancards, jusqu’au loufoque. Ainsi Léon Bonnat, né la même année que Rops, représente le portrait académique, tout à la gloire du bourgeois désireux d’obtenir une image de lui dédiée à son avantage. La peinture de Gérôme se caractérise par une panoplie d’images historiques, mythologiques, orientalistes et religieuses, qui font de lui un des artistes les plus influents de son temps, et un des plus violemment hostiles aux avant-gardes. Bouguereau est célèbre pour avoir mis au point la ‘peinture bouguereautée’ selon le mot de Degas, c’est-à-dire fondue et lisse au point que l’on pourrait la confondre avec une photo retouchée par photoshop, mais faite à la main. Édouard Manet précède Rops de peu, puisqu’il voit le jour en 1832. Ensuite viendront les dynamiteurs définitifs de l’art académique, avec Degas et Cezanne, puis les autres impressionnnistes.

Félicien Rops, Akédysséril, 1886 © Musée Félicien Rops

Il ne faut pas oublier non plus que c’est à la même époque que Gustave Doré publie Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie, qui est un festival d’inventions graphiques comiques. En 1882, Paul Bihaud expose Combat de nègres pendant la nuit, la première peinture monochrome et humoristique de l’histoire de l’art moderne, trente ans avant les équivalents sérieux de Malévitch. Le premier avril 1883, Alphonse Allais propose le premier d’une série de monochromes, Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige. Ensuite il réalise un Ready made intitulé Des souteneurs encore dans la force de l’âge et le ventre dans l’herbe boivent de l’absinthe qui est un simple rideau de couleur verte… vingt ans avant la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp.

Félicien Rops, La Tentation de saint Antoine, 1878 © Musée Félicien Rops

Félicien Rops décrit ainsi sa Tentation de saint Antoine, en 1878: ‘Je tâche tout bêtement et tout simplement de rendre ce que je sens avec mes nerfs et ce que je vois avec mes yeux, c’est là toute ma théorie artistique. J’ai encore un autre entêtement, c’est celui de vouloir peindre des scènes et des types de ce XIXe siècle, que je trouve très curieux et très intéressant; les femmes y sont aussi belles qu’à n’importe quelle époque, et les hommes sont toujours les mêmes. De plus, l’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent, les intérêts mesquins, ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l’instinct de la perversité, dont parle Edgar Allan Poe, se lit en lettres majuscules; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps.’

Félicien Rops, La Tentation de saint Antoine, série Cent légers croquis, 1878-1881
© Musée Félicien Rops

Et encore: ‘Voici à peu près ce que je voulais faire dire au bon Antoine par Satan (…) Je veux te montrer que tu es fou, mon bon Antoine, en adorant tes abstractions! Que tes yeux ne cherchent plus dans les profondeurs bleues le visage de ton Christ, ni celui des Vierges incorporelles! Tes Dieux ont suivi ceux de l’Olympe (…) Mais si les Dieux sont partis, la Femme te reste et avec l’amour de la Femme l’amour fécondant de la Vie.’

Félicien Rops, Le Sphinx, 1882 © Fondation Roi Baudouin, Bruxelles

Peu après, le critique d’art Joris-Karl Huysmans écrit dans La Plume, en 1896: ‘L’hypocrisie qui voile si délibérément les ordures de la vieille Angleterre en proie à l’enfantine passion des viols, explique aisément la conduite de ces gens, dans leur existence privée et dans leurs oeuvres. Au fond, quand on y songe, seul le contraire est vrai, car il n’y a de réellement obscènes que les gens chastes. Tout le monde sait, en effet, que la continence engendre des pensées libertines affreuses, que l’homme non chrétien et par conséquent involontairement pur, se surchauffe dans la solitude surtout, et s’exalte et divague; alors, il va mentalement, dans son rêve éveillé, jusqu’au bout du délire orgiaque.’

Félicien Rops, La Tentation, non daté, Collection particulière © tous droits réservés

Joris-Karl Huysmans rejoint également Félicien Rops dans l’idée de l’art comme fuite du réel et, dans la foulée du mouvement symboliste, il s’intéresse au surnaturel en manifestant son intérêt pour les rêves et l’occultisme, et il se penche sur le satanisme — entre autres. Rops, que l’on sait brillant dessinateur et caricaturiste, initie ou sympathise avec quelques mouvements dont le seul intitulé des noms est déjà tout un programme: Le crocodile, Les Joyeux, Journal des ébats artistiques et littéraires, Société Burlesque Société Pantechnique et Palingénésique des Agathopèdes.

Affiche pour Le Vice Suprême et Curieuse de Joséphin Péladan,
illustrés par Félicien Rops, 1886 © Musée Félicien Rops

Dans la même veine, Rops illustre Le Vice Suprême et Curieuse de Joséphin Péladan. Lorsque ce dernier prépare son Traité de la perversité, il écrit à Rops: ‘J’ai vu de vous des eaux-fortes magistrales et d’une perversité si intense que moi qui prépare le Traité de la Perversité, je me suis épris de votre extraordinaire talent’. Péladan, qui décrit l’œuvre de Rops par ces mots simples: ‘L’homme pantin de la femme, la femme pantin du diable.’

Félicien Rops, L’Idole, série Les Sataniques, 1882, Collection Mony Vibescu © tous droits réservés

Dès son plus jeune âge, Félicien Rops se passionne pour la botanique et l’horticulture, mais ce fils d’industriel est plutôt contraint de s’astreindre aux études sérieuses. Orphelin à 15 ans, le gamin est placé sous la tutelle d’un cousin, doctrinaire et faiseur de sermons, échevin de Namur, une ville provinciale engluée dans la pensée bourgeoise. Désormais, Félicien étouffe et rêve de liberté et d’évasion. Inscrit à l’Université Libre de Bruxelles, il préfère le milieu étudiant aux études, et batifole dans le milieu artistique en s’amusant, en provoquant. Rops ferait partie de la bande à l’ami Jojo et à l’ami Pierre qui montrent leur cul et leurs bonnes manières aux notables de la ville, comme le chante si bien Jacques Brel dans Les Bourgeois. Le mariage avec la fille d’un juge, deux enfants et la vie de château vont-il assagir l’artiste?

Félicien Rops, Le Bibliothécaire, série Cent légers croquis, 1878-1881 © Musée Félicien Rops

Lorsqu’un éditeur parisien lui propose d’illustrer des ouvrages comme Histoire anecdotique des Cafés et Cabarets de Paris, ou Dictionnaire érotique moderne, Rops se documente en fréquentant les bas-fonds de la capitale française. Il y découvre l’étroite intrication entre le monde d’en haut et les bordels, du sordide et de la supposée noblesse d’esprit concrétisée par une bourse bien remplie, de la misère et de la frivolité. Rops produit alors des dizaines de dessins licencieux qui établissent sa sulfureuse réputation. L’Infâme Fély, comme il aime alors à se nommer, quitte alors la Belgique, définitivement, en plaquant tout. Outre de nombreuses illustrations pour les ouvrages plus ou moins ésotériques de Joséphin Péladan, Charles De Coster ou Stéphane Mallarmé, Rops s’adonne à l’illustration d’ouvrages licencieux, notamment 34 titres pour l’éditeur Auguste Poulet-Malassis. À près de 40 ans, à Paris, il entame une relation avec une jeune actrice de 17 ans qui l’appelle mon professeur de débauche. Un peu plus tard, en 1876, Rops se met en ménage avec les deux sœurs Duluc… qui sont ses maîtresses depuis de longues années.

Félicien Rops, L’Enlèvement, 1882, Collection Mony Vibescu © tous droits réservés

Ces détours par les petits potins de la vie privée de l’artiste sont nécessaires à la compréhension de l’œuvre, car Félicien Rops a toujours voulu mettre l’une en adéquation avec l’autre, dénonçant ainsi l’idéologie bourgeoise de la fin du 19e siècle, fondée sur l’hypocrisie assumée. L’œuvre est avant tout destinée à choquer la bourgeoisie et ses valeurs conventionnelles qui excellent à imposer certaines valeurs et certaines normes… alors que les donneurs de leçon font l’inverse. On termine avec ce mot d’Alphonse Allais, humoriste de l’absurde et contemporain de Félicien Rops: ‘La femme est le chef-d’oeuvre de Dieu, surtout quand elle a le Diable au corps.’

Félicien Rops, L’Heure du Sabbat, 1874 © Bibliothèque Royale de Belgique


L’Album du Diable, les tentations de Félicien Rops
Musée Félicien Rops
Rue de Fumal, 12 — 5000 Namur
Du 19.10.2024 au 09.03.2025
Du mardi au dimanche de 10 à 18h
info@museerops.be
http://www.museerops.be

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3 réponses à “L’Album du Diable, les tentations de Félicien Rops”

  1. Merci Vincent pour ces informations sur Félicien Rops, j’adore cet artiste provocateur et j’ai toujours été impressionné par ses talents de dessinateur, ton article m’oblige à mettre dans mon agenda la visite de son musée à Namur ! Merci !

  2. La France s’imagine donner des leçons à la Belgique parce qu’elle se croit pionnière en tout et nous bat sans cesse au football.. Voici 55 ans Jacques Lanzmann parolier et ami de Jacques Dutronc, créa la version française du magazine Playboy intitulée : Lui. Mais Félicien Rops a imaginé une sexualité fantasmée en tableaux diantrement plus audacieux que les photos du magazine des deux lurons qui aimaient les filles. C’est nous qui sommes donc précurseurs, y compris sur la question de la fin de vie notamment. Car vie et mort sont les extrêmes d’une chaîne -ou chienne- de vie éternelle dans tous ses ébats, dans tous ses débats. Et sur ce plan, Rops reste fichtrement révolutionnaire. Mais de là à crucifier la femme! Faut-il passer par là pour que le Ainsi soit-il devienne Ainsi soit-elle?

  3. Vivant à Namur et étudiant à Saint Luc Bruxelles dans les années 60 (comme toi, Vincent!)j’étais fasciné par le dessinateur Rops. Dont l’aura sulfureuse effrayait encore à l’époque la discrète et bourgeoise ville de Namur. Les dessins de Rops étaient alors relégués dans l’annexe extérieure de l’Hôtel de Gaiffier d’Hestroy qui abritait le prestigieux (lui) Musée d’Art Ancien!
    J’y suis allé souvent et, tenez vous bien, toujours seul visiteur. Le responsable de l’accueil du Musée m’ouvrait la porte et la refermait à clé derrière moi en m’indiquant la sonnette intérieure qui l’avertirait de venir me délivrer, ma visite terminée. Je garde la mémoire épanouie de ces travaux exposées pour moi seul.
    Il a fallu mai 68 et son salutaire mauvais esprit (avec Gainsbourg, la dispersion de la collection de Michel Simon, etc)pour que la hype venant de Paris conduise au magnifique Musée que nous connaissons aujourd’hui.
    Merci d’avoir ravivé pour moi ces souvenirs personnels.

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