Le canal d’Obolensky


La Fonderie, Musée bruxellois des Industries et du Travail situé aux abords du canal de Bruxelles, montre les peintures réalisées par Alexandre Obolensky (1952-2018). On connaît plutôt l’artiste sous un autre jour, puisqu’il est l’auteur de scénographies avec son ami François Schuiten, et de nombreux décors de spectacles, notamment pour le Théâtre de la Monnaie.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (4) © Alexandre Obolensky

Il faut saluer la scénographie: dès l’entrée, le visiteur est plongé dans l’atelier soigneusement reconstitué de l’artiste. Sur le mur, on découvre sa dernière toile, inachevée, accompagnée des outils et des pigments nécessaires à son accomplissement, comme si l’artiste (qui nous a quittés en 2018) allait bientôt revenir et se remettre au travail. Le parcours se prolonge par des cimaises sinueuses où le regard glisse sans heurt comme une embarcation sur une eau calme. La promenade se ponctue de pauses, afin de suivre les informations de l’audio-guide. L’ensemble se déroule comme un lent défilement au bord de l’eau, comme une Tapisserie de Bayeux à l’âge de la photographie et de la reconversion industrielle.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (10) © Alexandre Obolensky

La peinture représente une péniche dans une écluse, le soir tombant ou au petit matin. Toutefois, malgré sa taille, le nom du bateau, en rouge sur fond blanc, et au centre géométrique du tableau est illisible. L’artiste fait ainsi comprendre que l’essentiel se trouve ailleurs, et pas dans la volonté de reproduction minutieuse voire hyperréaliste d’un document.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (14) © Alexandre Obolensky

Cette volonté de se démarquer de la photographie initiale est la raison pour laquelle Alexandre Obolensky apprécie les heures entre chien et loup, la pluie, ou le brouillard, parce que ces conditions altèrent la perception limpide du regard. Elles suggèrent une dose d’interprétation dans laquelle l’imagination subjective de l’artiste vient se loger. Si ces peintures se donnent d’abord comme une reproduction figurative banale, dans le même temps elles invitent à se défier d’une trop grande certitude des apparences.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (9) © Alexandre Obolensky

Souvent, ces toiles proposent un fragment indiscutablement représentatif, qui s’oppose à une grande zone moins informative. L’artiste apprivoise ainsi le spectateur, et l’amène vers ce terrain propice au silence et à la méditation, vers cette étendue aquatique qui est le véritable sujet du tableau. Souvent aussi, un autre contraste clair/foncé traverse à la fois la représentation et les zones moins narratives. Il est significatif que le peintre n’a donné aucun titre qui orienterait déjà la perception, la série s’intitulant Le canal d’Obolensky, sans distinguer une toile de l’autre.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (6) © Alexandre Obolensky

La structure solide se liquéfie. Les pavés, les blocs de pierre et le béton se fissurent. Les reflets des structures métalliques se réverbèrent dans l’eau pour s’y dissoudre comme un morceau de sucre dans le café. Le monde rassurant de la représentation stable qui faisait la peinture traditionnelle s’estompe.

Le Canal d’Obolensky, photographie Jean-Jacques Serol 2020 (1) © Alexandre Obolensky

Seuls les plus grands talents de l’histoire de l’art des derniers siècles ont pu mener de front la question de la représentation superposée à la mise en évidence des moyens pour y parvenir. On comprend alors pourquoi un livre de Goya reposait sur une des étagères de l’atelier reconstitué à l’entrée: le peintre espagnol est un des rares à pouvoir se maintenir constamment à distance égale entre le sujet qu’il représente et le dispositif matériel, spécifique du médium. Ces couleurs vertes sont autant une représentation de mousses et de lichens qu’une invention continue de la manière d’utiliser les pigments, avec tel pinceau, sur tel support.

Le Canal d’Obolensky (18), détail, photo x © Alexandre Obolensky 

Personne ne peindra jamais ces reflets comme Alexandre Obolensky. Il est même probable que si l’artiste devait les reprendre, il les inventerait autrement. Aucune de ces touches ne ressemble à sa voisine. La manière de les inscrire sur ce support particulier leur confère une individualité absolument unique. L’artiste improvise des signes « abstraits »… tout en respectant le canevas imposé de la représentation globale. L’artiste les empile, imaginant une combinaison inédite, jusqu’à la solution désirée.

Le Canal d’Obolensky (4), détail, photo x © Alexandre Obolensky 

Jamais le geste ne se recopie. Il badaude et suggère de manière permanente, et s’étonne de l’invention qui naît sous le pinceau. On comprend le régal du peintre à oeuvrer dans une sorte d’euphorie quasi sensuelle, dans la joie de la découverte qui s’émerveille des hasards heureux surgissant sous ses doigts.

En fin de parcours, François Schuiten raconte son ami. La vidéo se termine avec Alexandre Obolensky travaillant sur un prochain décor théâtral. Vêtu d’une salopette bleue, il marche dans la peinture, rouge. Ses souliers maculés indiquent qu’il s’agit là de son quotidien. On voit surtout le créateur se délecter de la manière peu conventionnelle dont il peint, format oblige: il trempe un tissu dans le pigment, et le traîne sans ménagement sur la surface horizontale tout en se déplaçant. Comment peut-il, de si près, en prévoir l’effet quand l’ensemble sera vu depuis la salle de spectacle? Et si ces toiles exposées à La Fonderie étaient une façon de prolonger ce risque, en petit, sans la pression d’une commande? Juste pour le plaisir.

Le Canal d’Obolensky (4), détail, photo x © Alexandre Obolensky 


Le canal d’Obolensky
La Fonderie – Musée bruxellois des Industries et du Travail
Rue Ransfort 27, 1080 Bruxelles
Du 18.11.2022 au 01.05.2023
Du mardi au vendredi de 10 à 17h
Week-ends et jours fériés de 14 à 17h
www.lafonderie.be.

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7 réponses à “Le canal d’Obolensky”

  1. Le silence et la méditation qui constituent les pôles de cette oeuvre sont davantage métaphysiques qu’artistiques. C’est extrêmement émouvant car c’est nous tous qui sommes entre le clair et l’obscur, le soleil et les brumes, le clair et l’obscur, sucre qui se dissous lentement au fil de notre vie, du temps, à la fois présent et insignifiant, simple et intrigant, apaisant et doux, beau et absurde, noyés dans la nature. Comme toute vie.

    • Merci de ton commentaire Xavier. Oui, il y a deux pôles dans ces oeuvres, mais ne jamais oublier comment cela s’incarne dans la matérialité de la peinture, d’une main qui dépose un médium sur un support. 😉 vb

    • Oui mon cher Xavier,

      Chez Alexandre on trouve une force vitale exceptionnelle, un être physique, qui s’attaque à de très grands formats. Mais aussi un artiste empreint d’une forme de nostalgie, d’une profonde douceur, un être aimant.

  2. Hello Liz,

    hello Liz. Very kind of you. Oui, cela vaut le détour car il s’agit quand même de peintures à l’huile, si décriées dans l’art contemporain. Lorsque tu compteras y aller, je te donnerai l’un ou l’autre tip afin de te faciliter la visite. Bises, ainsi qu’à Jules 😉

    vb

  3. Hello Daniel,

    Etrange est le mot juste. Mais cela prouve qu’il y a encore de la place pour les images les plus décriées parce que hors de la tour de Babel de l’art contemporain. Le soleil brille pour tout le monde, même sur un canal industriel ! bises 😉

    vb

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