Le précédent article de Lucterios dédié au phénomène des éclairages publics événementiels a suscité des questions concernant la filière plus spécifiquement artistique. Voici quelques éléments de réponse.
Les premiers peintres de chevalet à comprendre que l’électricité allait changer la vision des artistes de manière radicale ont été deux amateurs férus de théâtre, Edgar Degas (1834-1917) et Walter Sickert (1860-1942). Au début du 20e siècle, si le Futurisme s’emballe pour le monde de la vitesse, des machines et de l’urbanité, ses productions restent néanmoins des peintures de chevalet parmi les plus traditionnelles. Le premier artiste peintre issu de la tradition picturale à concevoir des oeuvres à partir de phénomènes électriques serait Marcel Duchamp, qui imagine en 1920 les Rotative plaque de verre et Rotative demi-sphère, à mi-chemin entre l’oeuvre statique et les variations optiques qui modifient son apparence dans le temps.
En 1924, Fernand Léger propose Ballet mécanique avec Man Ray et Dudley Murphy, un film qui associe la machine au ballet et des éléments de la peinture traditionnelle. La reconnaissance sans équivoque du rôle de l’électricité dans le monde artistique s’accomplit en 1937, quand l’Exposition internationale à Paris, la Ville Lumière, lui dédie le hall du Palais de la Lumière et de l’Electricité. Le peintre Raoul Dufy y réalise ce qui reste encore à nos jours une des plus vastes peintures au monde: La Fée Electricité. Au-delà des superlatifs techniques, cette oeuvre abolit la distance entre le visiteur et l’oeuvre, ce qui n’était plus arrivé depuis des siècles, depuis l’âge baroque multisensoriel. Le spectateur est englouti par ce dispositif qui l’entoure de partout, où qu’il tourne les yeux, et où l’unité de la représentation et des couleurs semble dispersée par le courant d’air du ventilateur de Duchamp. Quelques années auparavant, Eugène Grasset avait imaginé le logotype Larousse «Je sème à tout vent». La similitude des propositions de Dufy et de Eugène Grasset est étonnante dans la mesure où les deux images adoptent le même principe de la dispersion, de la dissolution du sujet individuel dans la poussière colorée de l’espace et du savoir collectif: ces deux créations deviennent un signe des temps.
Bruxelles devient un jalon historique au moment de l’Exposition universelle de 1958, quand le pavillon tchécoslovaque présente Laterna Magika. Alfréd Radok, tiré de l’exil intérieur dans lequel son pays maintenait l’artiste trop turbulent, conçoit en un temps record un spectacle jamais imaginé jusque-là, où que ce soit dans le monde. L’idée de spectacle est à la fois et successivement partout et nulle part. Les éléments hétéroclites de l’ensemble dialoguent, et chacun d’eux devient tour à tour l’élément central. Avec Laterna Magika, Radok initie le spectacle immersif qui, selon l’historienne Lucie Kocourková, «associe le théâtre, l’opéra, le ballet, le cinéma, la musique symphonique, le jazz, le sport, des commentaires, des projections de films documentaires sur l’industrie, l’agriculture et les lieux touristiques, tout cela en mouvement sur un plateau équipé de tapis roulants, trappes, ascenseurs, écrans de cinéma fixes et mobiles, d’innombrables projecteurs dont certains inventés pour l’occasion… créant un ensemble où tous ces éléments s’interpénètrent dans un ensemble éblouissant». Le succès de Laterna Magika est tel que plusieurs copies sont réalisées afin de satisfaire aux demandes d’accueillir ce spectacle partout dans le monde.
Le concept fait des émules, car il réalise un désir latent chez des millions de personnes: se sentir immergées et émerveillées dans les lumières et les couleurs. Être intégrées à la narration, et ne plus vivre la distance physique d’avec l’oeuvre d’art exposée au musée. Certes, une filière artistique purement muséale demeure dans une démarche d’art minimaliste, avec par exemple Dan Flavin (1933-1996) et ses tubes de néon industriels. Pourtant, avec le recul du temps, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit encore de la présentation la plus traditionnelle d’un tableau — de lumière, certes — mais devant lequel le spectateur se tient respectueusement à distance. Avec Electronic Superhighway, Nam June Paik (1932-2006) présente un ensemble géant, formé de vidéos, de télévisions. Chacun des États des USA est représenté par des images et des sons qui lui sont propres. Un des intérêts de cette oeuvre réside dans le fait que pour la première fois, un artiste affirme que la communication électronique devient le fondement de son art, et que la civilisation a désormais basculé dans l’âge des flux électriques. Chacune des oeuvres de Jenny Holzer, née en 1950, propose une manière différente de prendre argument de la lecture pour imaginer des flux de lumière dans lesquels les mots s’enfuient comme emportés par une cascade, et deviennent par conséquent fort peu lisibles.
Si chaque jour, ou presque, un nouveau nom apparaît, quelques-uns émergent par la singularité de leurs propositions, notamment François Schuiten. En 2012, dans le cadre de Lille 3000 Fantastic, le metteur en scène propose La Dentelle stellaire, une installation lumineuse chapeautant une artère urbaine longue de 250 mètres. Les guirlandes clignotantes s’inspirent de la délicatesse de la dentelle, tout en se mêlant aux étoiles dans le ciel. La raison, déboussolée, se transforme en une agréable perturbation des sens, quai euphorique.
Il est difficile de trouver plus contemporain que Miguel Chevalier, pionnier du numérique artistique. Ce créateur ne se contente pas d’utiliser les technologies existantes, mais réfléchit aux logiques induites, telles que l’interactivité, la générativité, l’hybridation, les découpes laser, l’impression 3D. Il en résulte des installations spécifiques aux lieux, qui apparaissent sous un jour jamais vu auparavant.
Le soir du 31 décembre 2020, à minuit, à Édimbourg, le ciel s’est animé d’un ballet de dizaines de drones, aux lumières changeantes, qui ont offert aux terriens un spectacle jamais vu, en dessinant des figures et des images en suspens. L’initiateur en était Gary Wilson. Savait-il qu’il réalisait à ce moment un rêve vieux de 132 ans, quand Vincent Van Gogh a peint La nuit étoilée à Saint-Rémy-de-Provence en 1889? Si les étoiles girent et dansent dans le ciel comme le font les drones actuels, l’intuition du peintre de chevalet va plus loin encore lorsque l’on lit dans une de ses lettres que «la nuit est beaucoup plus vivante et richement colorée que le jour». On sait aussi que c’est coiffé d’un chapeau de paille sur lequel des chandelles étaient allumées que l’artiste a peint plusieurs des scènes de nuit. C’était juste avant l’époque de l’art électrique…
2 réponses à “Le musée électrique”
Salut Geneviève, et merci pour ton joli jeu de mots, bien lumineux, hihihi 😉
Un historique fort intéressant ainsi que l’analyse des œuvres avec la « patte » VB, merci Vincent