« Andy Marolles »: tel est le surnom affectueux donné au dessinateur Johan De Moor par son comparse Fred Jannin. Le jeu de mots est parlant, car il joint deux réalités bien différentes: Andy Warhol, et le quartier des Marolles à Bruxelles.
Les Marolles sont un quartier parmi les plus anciens de Bruxelles. Sa Place du Jeu de Balle, haut lieu du folklore, abrite chaque matin un vrai Marché aux Puces. Historiquement, le Marché aux Puces offre le refuge aux vrais Bruxellois. N’ayant pas sa langue en poche, le Brusseleer y pratique la zwanze, un mélange de flamand mâtiné de mauvais français, en une gouaille typique faite volontairement d’images terre-à-terre, proche de l’autodérision autant que de la mystification. Le zwanzeur se pique de toujours raconter ses craques avec le plus grand sérieux. Johan, Anversois d’origine, a toutefois décidé de ne pas résider aux Marolles, car sous la pression du folklore, le quartier, trop touristique est en voie de gentrification. Aussi le dessinateur préfère vivre dans un vrai quartier populaire, multiculturel, hors du centre. Le dimanche, le dessinateur plonge dans l’ambiance du plus grand club de football du pays. Il faut y avoir vécu un match dans les travées populaires mauves et blanches pour apprécier combien la goguenardise et l’intensité verbale sont au rendez-vous, et combien l’humour du supporter conjugue le plus plat des réalismes à l’exagération comique toujours positive. Un parler pour lequel le côté visuel de l’image est primordial. Pour un dessinateur de presse, cet enracinement populaire est inestimable, tant il permet un regard à la fois lucide et comique sur ce qui l’entoure.
Dès l’entrée dans l’atelier de Johan, on est frappé par le côté sombre et l’abondance de « brol » qui s’entasse, partout, comme chez un brocanteur de la rue Haute. Il s’agit surtout de boîtes en métal de toutes les tailles et de toutes les époques. Johan serait-il atteint de boxoferrophilie? Peut-être, mais ces objets d’un autre temps racontent avant tout l’imagerie populaire depuis plus d’un siècle. Le dessinateur y trouve l’inspiration, à la fois dans le graphisme et la typographie, ainsi que dans la qualité des illustrations, commerciales, et trop vite taxées de légèreté et d’insignifiance, donc « indignes du grand art ». Or, il s’agit là d’un trésor d’art vivant, peu académique, qui serait comme une zwanze visuelle dont les tournures imagées ont façonné l’esprit, l’oreille et le regard de plusieurs générations.
Parmi les centaines de boîtes, quelques sculptures africaines, parce qu’elles indiquent que l’on peut raconter des histoires humaines tout en y injectant un sérieux coefficient d’abstraction plastique. L’étendue des sympathies artistiques de Johan semble sans limite, puisque à côté des boîtes au charme suranné et des masques africains, on y trouve des dizaines de reproductions d’oeuvres d’art ancien ou contemporain, ou provenant de diverses autres cultures. Toutes ces images vivent ici en bonne entente, et posent un oeil bienveillant sur les productions du dessinateur. Pour autant, la curiosité de l’artiste ne se limite pas aux arts visuels, puisque c’est avec la même passion et la même compétence qu’il évoque ses coups de coeur pour la musique et pour la littérature.
Le pire des attentats a été perpétré le 11 septembre 2001. Comme le grand public, les dessinateurs de presse ont été tétanisés par la situation. Ces fous du roi qui portent chaque jour un regard plutôt amusé sur les événements — c’est leur rôle — et pour qui l’actualité est un jeu, ne savaient comment réagir devant l’horreur d’une telle ampleur. Johan est un des premiers à sortir de cet état proche de la paralysie en proposant ce dessin de Mickey aux oreilles éclatées, loin des images graves et grises qui, à l’époque, peinaient à s’extraire de la désolation. Y a-t-il meilleur symbole de l’Amérique triomphante que la souris aux grandes oreilles? Deux oreilles, hypertrophiées comme les tours jumelles qui volent en éclat. Mickey, un personnage de dessin animé, fanion de ce monde aussi magique qu’illusoire, là où le mot impossible n’existe pas: il suffit de le dessiner.
Johan De Moor est le fils de Bob, l’un de plus proches collaborateurs de Hergé. Très vite le problème s’est posé de savoir comment se faire une petite place au soleil quand on grandit dans l’ombre de tels géants? Ce ne fut pas simple, mais le mélange des cultures du nord et du sud, et d’une éducation bien menée assaisonnée de la proximité quotidienne des petites gens ont créé un milieu favorable à l’épanouissement. Un autre mélange improbable a donné les meilleurs outils conceptuels et graphiques à Johan. La ligne claire avec sa rigueur, sinon sa sévérité, se lie au trop plein de l’expressionnisme flamand qui déborde, comme chez Jérôme Bosch ou James Ensor, deux artistes que Johan vénère. Sait-on que, familier des lieux autant qu’il l’était des Studios Hergé à Bruxelles, Johan est peut-être la seule personne au monde ayant le droit de s’asseoir dans le fauteuil de James Ensor au musée d’Ostende?
Visiter une expo d’art avec Johan est un régal. Non seulement sa connaissance de l’histoire de l’art classique est impressionnante, mais il adore se faire désarçonner par les choses les plus inattendues de l’art le plus contemporain. L’artiste serait plutôt bon public, donneur et généreux devant ce qui ébranle ses connaissances. Quelle que soit l’œuvre, il en voit toujours immédiatement le potentiel humoristique avec gentillesse, et jamais l’intention de blesser ou de mépriser. Ainsi, une des icônes du 20e siècle, L’Homme qui marche de Giacometti est perçue immédiatement dans notre quotidien envahi de trottinettes. Ce faisant, l’humble dessinateur de presse fait entrer la sculpture dans le nouveau siècle, et en un tournemain, il déplace le musée dans la rue. On pourrait recommencer l’exercice avec la pandémie du Covid: une œuvre aussi éthérée et abstraite que l’un des derniers Mondrian devient le terre-à-terre de la distance sociale qui protège de la maladie. Avec Johan, rien n’est sacré, le sublime sera toujours vu dans son aspect le plus prosaïque.
La ménagère est toute heureuse. Elle jette sa canette dans le bac de recyclage prévu à cet effet, elle a effectué le geste qui sauvera la planète. Sa conscience est désormais en paix. Hélas, il est à craindre que son geste soit inutile tant il est dérisoire. Que peut un individu seul face au monde industriel et ses dérives que nécessitent des milliards de consommateurs humains? Pas un seul secteur n’est épargné. La civilisation de consommation fait assurément notre bonheur, nous offrant un confort de vie nettement supérieur aux plus grands rois de jadis, mais au prix d’épuiser puis de détruire notre planète. Cette image résume notre époque. Elle serait comme la face cachée de notre bonheur. Elle raconte de manière exemplaire l’intérêt d’un bon dessin de presse: une expérience quotidienne, accessible à tout un chacun, mais de portée universelle, qui devient un cliché de l’époque.
Comme dans le récit du cheval de Troie, Johan dessine un monde d’abord optimiste, tel ces poissons heureux de voir arriver de la biodiversité dans leur environnement. Ils ignorent évidemment — comme les humains l’ont fait longtemps avant eux — que ces nouveaux venus accueillis à nageoires ouvertes sont le moteur de leur prochaine disparition. Le plastique symbolise à lui seul notre malaise: d’abord loué pour ses nombreux avantages, ses défauts apparaissent ensuite au grand jour, longtemps après, énormes, quand il est trop tard. L’enchantement génère le désenchantement semble dire Johan. On saisit ici le mécanisme souvent utilisé par le communicateur.
Toutefois, quelques détails de ce dessin le rendent plus intéressant encore. Le dessinateur l’a ponctué de rehauts de peinture blanche, nécessités sans doute autant par le couleur des objets représentés que par la volonté de marquer des éclats de lumière.
Certes, le contenu de l’image vaut bien un discours sur l’usage du plastique, lequel a remplacé les verres et les porcelaines peints jadis par Morandi. Sous le prétexte d’objets qui appellent la lumière par leurs reliefs et leurs reflets, Johan construit une scène qui est un hommage aux rehauts de blancs, comme si l’occasion de peindre le banc était la jouissance suprême du peintre qu’est assurément Johan De Moor. Car, depuis longtemps, le blanc fascine Johan, comme en témoignent ces reprises de tableaux d’hiver de Bruegel, ou ces clins d’oeil à Malévitch. Une petite histoire le raconte mieux qu’un long discours: on y voit un autoportrait de Johan en train de peindre. Sur le chevalet, un grand cerf dans un environnement du plus grand romantisme. Le peintre se met au travail, car il retouche pour l’améliorer, pense-t-on, ce tableau déjà admirable. L’artiste transpire, s’interroge, jamais content. Il ne s’arrêtera, satisfait, que lorsque la toile sera enfin d’une blancheur immaculée. Bien sûr, cette histoire est un gag, mais l’absurde révèle un désir peu explicite. Johan rêve d’un monde cul par dessus tête, qui finit par où il commence et commence par où il finit. Sommes-nous si loin de l’humour d’Alice au Pays des Merveilles?
Ce n’est donc pas un hasard si la couverture de ce recueil imagine Johan en peintre de chevalet, qui reproduit sur la toile le QR code de l’écran de son smartphone. Le mélange est épatant: un peintre à l’ancienne se frotte aux techniques les plus avancées du moment — comme Andy Warhol en son temps. L’œuvre d’art, la technologie, le passé et le présent et l’artiste deviennent une seule et même image, par la lumière du blanc.
Johan De Moor, Dessins d’humeur
Casterman 2022
ISBN 978-2-203-21585-6
www.casterman.com
Group show — Onomatopée
Huberty&Breyne
Place du Châtelain 33
1050 Bruxelles
Du 25 novembre 2022 ou 7 janvier 2023
Du mardi au samedi de 11 à 18h
contact@hubertybreyne.com
Conversation avec Johan De Moor
par Vincent Baudoux
A paraître en automne 2023
Editions Tandem
editions.tandem@skynet.be
https//editions-tandem.be
4 réponses à “Le parc d’attractions de Johan De Moor”
Bob de Moor a collaboré avec Hergé pour résumer le XXe siècle.
Son fils Johan fait de même avec le XXIe.
De père en fils un talent fou pour un monde toujours plus détraqué.
xavier.zeegers@skynet.be
Bien vu Xavier. A propos, les Editions Tandem viennent de revenir à la charge. Elles sont prêtes à publier un Conversation avec Johan en automne 2023.
Encore un bon choix de sujet! Super d’attendre la suite.
Merci Jean-Louis, je ne sais pas très bien quoi répondre quant au choix des sujets, sinon que j’applique la vieille recette de Pierre Sterckx: « quand tu aimes, tu le fais savoir; quand tu n’aimes pas, tu fermes ta gueule ». Pour la suite, j’envisage un Walter Sickert, peintre anglais méconnu à tort, un Picasso avec une thèse qui me tient à coeur, et un Nicki de Saint Phalle, artiste méprisée alors qu’à mon avis on évalue mal son oeuvre. Après, on verra…