Le Surréalisme, une usine à scénarios


La Belgique, qui assure la présidence du Conseil de l’Union européenne de janvier à fin juin 2024, présente ce qui la définit le mieux: le Surréalisme. 2024 est aussi l’année du centenaire de la publication du Manifeste du Surréalisme par André Breton. Trois expositions sont programmées: IMAGINE! 100 years of international surrealism aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique; Histoire de ne pas rire: le Surréalisme en Belgique à Bozar/Palais des Beaux-Arts;  et La fabrique poétique, Folon au musée Magritte, qui propose aussi un parcours en ville à la découverte de sculptures réalisées par Folon. 

IMAGINE! 100 years of international surrealism — Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Max Ernst, L’Ange du Foyer, 1937, Collection privée © Tous droits réservés

Le poète Guillaume Apollinaire est considéré comme un des précurseurs du Surréalisme parce qu’il est le premier à utiliser le terme en 1917, et aussi pour ses écrits contre la pensée bourgeoise, son irrévérence et son humour. On doit citer Sigmund Freud, le fondateur de la psychanalyse, qui se penche sur l’inconscient, sur ses rêves, et entreprend de les expliquer dès 1895. Par sa volonté de transformer le monde, Karl Marx préfigurait déjà ces devanciers. Toutefois, André Breton restera le fondateur officiel du mouvement, car son Manifeste du Surréalisme, publié en 1924, fixe la direction à suivre pour l’ensemble des adhérents. Il débute par ces mots: ‘Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale’. Dès le début, on est frappé par la prééminence du monde verbal sur chaque autre mode d’expression, ce qui explique probablement l’engouement immédiat chez de nombreux poètes et écrivains, dont Louis Aragon, Antonin Artaud, Paul Eluard, Benjamin Péret. 

René Magritte, Les idées de l’acrobate, 1928, Bayerische Staatsgemäldesammlungen – Sammlung Moderne Kunst in der Pinakothek der Moderne München © Succession René Magritte/Sabam Belgium, 2024 -photo/bpk

Salvador Dalí, Construction molle aux haricots bouillis — Prémonition de la Guerre Civile, 1936, Philadelphia Museum of Art, Philadelphia © Fundació Gala-Salvador Dalί́, Figueres / Sabam Belgium, 2024

Avec René Magritte, Salvator Dalí est le plus connu des peintres surréalistes. Si tous deux n’hésitent jamais à introduire les mots dans leurs tableaux, Dalí en rajoute une couche en se construisant un personnage théâtral jusqu’à la caricature, avec ses yeux grands ouverts, sa moustache et ses postures de grand guignol. L’ancien cinéaste pousse la comédie jusqu’à ses limites avec la mise en scène d’un personnage complet, aux sentences déclamatoires proférées sur un ton de magistère… où l’artiste ne manque pas de s’auto-encenser. Si Dalí est plus connu pour son look que pour ses tableaux, peut-être est-il celui qui assume et va jusqu’au bout de l’attitude surréaliste dans toutes ses dimensions, auquel cas ces simagrées deviennent une cohérence? De ce point de vue, la rigueur de l’artiste devient irréprochable. Le discours de Dalí vis-à-vis de ses œuvres s’appuie sur des connaissances étayées en matière de psychanalyse, et les notions, les concepts et le langage des théories scientifiques à la pointe de son époque. Rien ne semble plus fabriqué que l’ensemble de cette démarche artistique où le moindre détail est étudié: ceci représente le contraire absolu de la source psychique de la pensée, qui est le dogme fondateur du mouvement. Dalí serait donc aussi pertinent dans son image que dans son discours, et tant pis si cette attitude artistique n’obéit en rien aux objectifs et aux techniques préconisés par le Manifeste du Surréalisme.

Giorgio De Chirico, Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire, 1914, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle © Sabam Belgium, 2024, Centre Pompidou, MNAM-CCI, RMN-Grand Palais / photo Adam Rzepka

En visant l’absence totale de la relation des mots aux images, les peintres surréalistes s’amusent en voyant les spectateurs qui se contorsionnent les méninges en tentant de trouver du sens dans ce qui est construit pour ne pas en avoir. Cela étant, les mêmes spectateurs ne remarquent pas combien cette peinture, qui se veut révolutionnaire dans les contenus, garde souvent le sujet central comme aux beaux jours du classicisme, ainsi que le métier académique.

Yves Tanguy, L’avion, 1929, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo J. Geleyns © SABAM, Belgium / Artists Rights Society, New York

Histoire de ne pas rire. Le Surréalisme en Belgique — Bozar 

Max Servais, C’est un peu de rêve…, 1934, Collection FIBAC © Tous droits réservés/SABAM Belgium 2023

L’expo de Bozar met davantage l’accent sur les artistes belges. Paul Nougé est l’instigateur et le théoricien du mouvement surréaliste en Belgique. Il est aussi un des fondateurs du parti communiste belge en 1921. La chose n’est pas anodine puisque à ses yeux, l’art est un moyen d’agir sur le réel, au même titre qu’une arme. Il est significatif que le groupe hennuyer, issu de la province la plus ouvrière du pays, précise dans ses statuts qu’il faut ‘forger des consciences révolutionnaires’ et ‘contribuer à l’élaboration d’une morale prolétarienne’. Il faut transformer le monde par le biais de l’art qui modifie la pensée. Nougé, scientifique de formation vise in fine le dérèglement du système en place, et pour n’effrayer personne il se fond dans l’anonymat, s’exprime souvent via des tracts ou par la rédaction de préfaces concernant d’autres artistes. Ayant séjourné en URSS, Paul Nougé en revient dégoûté, constatant l’abysse entre les paroles prometteuses du paradis rouge et les turpitudes de la réalité, et prenant à son compte l’expression Le pays du mensonge inventée par Ante Ciliga, l’écrivain croate fondateur du parti communiste yougoslave. Pour Nougé, l’artiste doit se considérer comme un terroriste, et à ce titre être constamment sur ses gardes vis-à-vis des dérives de l’esthétisme, et de la recherche de notoriété. Et si humour il y a, ce ne peut être qu’un humour grave. Histoire de ne pas rire — publié par Marcel Mariën en 1956 — reprend le travail théorique de Nougé.

Marcel Mariën, La traversée du rêve, 1938-45, Collection privée © Tous droits réservés/SABAM Belgium 2023

 

Il faut encore citer La Trahison des clercs, en 1927, de Julien Benda, un livre qui reproche aux intellectuels et écrivains de quitter leur sphère de spéculation au profit de la pensée politique. L’auteur prône par-là la méfiance vis-à-vis des idéologues. Est-ce par hasard que deux années plus tard, Magritte intitule son tableau le plus célèbre La Trahison des images, mieux connu sous l’appellation Ceci n’est pas une pipe? Le rapport entre les mots et les images semble être une grande affaire parmi les secousses artistiques du début du 20e siècle. La question était dans l’air depuis que des explications étaient devenus nécessaires pour comprendre la scène artistique. Les certitudes de l’art figuratif et académique ayant été abandonnées, la parole et le texte se sont renforcés afin d’expliquer les démarches nouvelles où tout change, trop vite. Avec La Trahison des images, René Magritte frappe un grand coup, car plutôt que de rassurer le spectateur à l’aide du titre, Magritte le déstabilise. Il utilise les mots à contre-sens, et fait de son tableau une énigme qui éclate aux yeux et à l’esprit. Ceci n’est pas une pipe est proche du paradoxe du menteur attribué à Épiménide le Crétois: si j’affirme que je mens, dis-je la vérité, ou suis-je un menteur? Il est significatif que Magritte ait choisi le titre La Trahison des images, impliquant par là que c’est l’image qui trahit, pas les mots. Or, on pourrait tout aussi bien dire l’inverse, ce que le peintre ne fait pas! Ce petit jeu, que Magritte a popularisé sans en être l’inventeur, nourrit une grande part de la démarche surréaliste. 

 

Leo Dohmen, Le langage des doigts, 1955, Galerie Ronny Van de Velde © SABAM Belgium 2023

 

Saluons la présence de deux femmes, Rachel Baes et Jane Graverol. Rien ne destinait Rachel Baes à joindre le mouvement surréaliste, mais l’exécution sommaire de son amant au début de la Seconde Guerre Mondiale l’a sérieusement bouleversée. Jane Graverol est convaincue par les idées surréalistes suite à sa rencontre avec E.L.T. Mesens, qui lui présente le travail de René Magritte. Elle devient ensuite la compagne de Marcel Mariën. Après être longtemps restés dans l’ombre, les tableaux de la peintre rencontrent aujourd’hui bien plus qu’un succès d’estime. 

Rachel Baes, La leçon de philosophie, 1965, Collection privée © SABAM Belgium 2023 

Bozar a eu la bonne idée de confier les rênes de cette exposition à Xavier Canonne, fin connaisseur du mouvement surréaliste. Aucun aspect du mouvement n’est négligé, ce qui donne lieu à une série de découvertes, abondantes, pédagogiques et qualitatives. La scénographie et l’éclairage, peu habituels mais bien pensés au regard du propos, mettent déjà le spectateur dans les meilleures conditions de visite, tandis que les murs abondent en informations et en citations. 

La fabrique poétique — Folon

Jean-Michel Folon, L’arbre qui pense, aquarelle, 1971 © Fondation Folon/ADAGP 2024

Outre le MRBAB et Bozar, trois musées bruxellois proposent de (re)découvrir les facettes multiples de Folon, ce créateur polyvalent, mais hélas souvent réduit à ses images aquarellées.

La première rencontre entre Folon et Magritte vaut la peine d’être racontée: adolescent, le jeune Folon brise accidentellement une vitre du casino de Knokke, où se tient une rétrospective Magritte. Il entre afin de constater les dégâts, et c’est le coup de foudre: ‘On peut vraiment tout faire en peinture. Même inventer des mystères. Voilà ma rencontre avec l’art’. Aujourd’hui, le musée Magritte accueille en ses murs une trentaine d’œuvres de Folon, en un dialogue qui met les deux univers en résonance. Du 21 février au 21 juillet 2024. https://fine-arts-museum.be/fr/expositions/magrittefolon

De son côté, la Maison Autrique, premier hôtel particulier conçu par Victor Horta vaut à elle seule le déplacement. Un versant moins connu de Folon s’y expose temporairement, comme si l’artiste y avait vécu quelques mois, laissant derrière lui une foule d’objets, disséminés de la cave au grenier, des tapisseries, des céramiques, de petites sculptures de bronze, des carnets de travail, des gravures, des photographies, etc. Du 20 mars au 29 septembre 2024. www.autrique.be

Le Design Museum présente la collaboration de plus de trente ans entre Folon et Olivetti, leader mondial des machines à écrire à l’époque. Dans les années 1960, pour ses nouveaux produits, Olivetti confie son image de marque à de jeunes artistes. Histoire sans paroles récolte de tels lauriers qu’elle se décline ensuite en un petit film. Le créateur Folon s’intéresse alors aux techniques audio-visuelles, et collabore à Qui êtes-vous, Polly Maggoo? de William Klein, et conçoit aussi le générique de fermeture pour Antenne 2. Ces succès retentissants ouvrent à Folon la reconnaissance du monde artistique international, notamment avec la grande exposition de Tokyo en 1970, puis celle du Metropolitan Museum of Art de New York en 1980. Entre-temps British Rail commissionne la fresque de Waterloo Station à Londres, et la STIB la fresque du métro Montgomery à Bruxelles. Du 10 avril au 15 septembre.
www.designmuseum.brussels

Jean-Michel Folon, Je vous écris d’un pays lointain, 1972, Image publicitaire pour Olivetti © Fondation Folon/ADAGP 2024

Enfin, le parcours des sculptures de Folon à travers Bruxelles, comme un musée à ciel ouvert dans la ville, emmène le visiteur dans quelques lieux iconiques, les Galeries Royales Saint-Hubert, le Mont des Arts, la place Royale et le square du Petit Sablon. Il est utile de rappeler que d’autres sculptures de Folon sont visibles, avenue Ernest Solvay à Watermael-Boitsfort, sur la plage de Knokke, et bien entendu à la Fondation Folon à La Hulpe. Du 01 mars au 31 mai 2024. www.fondationfolon.be

Folon, Partir, 2002, Mont des Arts, Bruxelles © Fondation Folon/ADAGP 2024

IMAGINE! 100 years of international surrealism
Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique
Rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles
Du 21.02 au 21.07.2024
Du mardi au vendredi de 10 à 17h
Samedi et dimanche de 11 à 18h
https://fine-arts-museum.be/fr/expositions/imagine

Après le Centre Pompidou de Paris, l’exposition IMAGINE! se tient à Bruxelles, puis continuera son parcours européen et international par la Hamburger Kunsthalle, puis à la Fundación Mapfré Madrid et s’achèvera au Philadelphia Museum of Art. Chaque musée partenaire accueille le noyau dur de l’exposition itinérante et le décline en mettant l’accent sur son propre patrimoine. 

Histoire de ne pas rire. Le Surréalisme en Belgique
Bozar/Palais des Beaux-Arts
Rue Ravenstein 23, 1000 Bruxelles
Du 21.02 au 16.06.2024
Du mardi au dimanche de 10 à 18h
https://www.bozar.be/fr/calendrier/histoire-de-ne-pas-rire-le-surrealisme-en-belgique

Folon – La fabrique poétique
Musée Magritte
Place Royale 2
1000 Bruxelles
Du 21.02.2024 au 21.07.2024
Du mardi au vendredi de 10 à 17h
Samedi et dimanche de 11 à 18h
Fermé les lundis, le 1er mai et le 27 juin
https://fine-arts-museum.be/fr/expositions/magrittefolon
www.autrique.be
www.designmuseum.brussels
www.fondationfolon.be

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