Les couleurs du monde


Une carte blanche signée Jacques Lanvin

ONU

L’exposition Flags de la Fondation Boghossian pourrait aussi se lire comme l’exploration du monde via un fascinant ensemble politique, social, historique, esthétique et sociologique.

Nunavut

En effet, les drapeaux sont emblématiques à la fois de l’Histoire des Nations, et dans la foulée, des organisations mondiales et supranationales, ainsi ceux l’ONU ou de l’Union Européenne, de la Croix-Rouge ou de diverses grandes communautés qui apparaissent ou disparaissent au gré de l’Histoire. Ainsi le récent Nunavut, patrie des Inuits canadiens, ou l’arc-en-ciel LBGTQ, sans négliger les fédérations composées des vastes États, par exemple les cinquante États des USA où autant étoiles expriment l’attachement des habitants à leurs terroirs, des plus petits aux plus étendus. C’est donc logiquement que les artistes s’inspirent depuis si longtemps d’un thème aussi puissant que celui de l’identité individuelle, quand elle se mêle au ressenti collectif des foules. Cette émotion s’exprime via les armoiries millénaires, les bannières des croisés, les armoiries des grandes familles impériales. Où mêmes locales, car chez nous, quiconque devient baron doit choisir son blason, et chaque nouveau président français dessine le sien!

LGBT
USA

Dès lors on peut parler de Dress Code sans frontières, de points de repères socio-politiques et culturels, du rapport entre l’individu et la masse, de celle-ci en rapport avec les nations, et in fine de son rapport au monde. Les drapeaux sont autant de vêtements à la fois individuels et collectifs représentatifs. Chacun, en s’habillant, n’est-il pas déjà son propre porte-drapeau? D’où le poids des modes dans les représentations collectives. Il faudrait une encyclopédie pour les parcourir et décrire leur impact dans les œuvres, et c’est bien ce que souligna lors de l’ouverture de l’exposition son commissaire Alfred Pacquement: « Le choix de l’art c’est d’abord l’art en lui-même pour sa valeur intrinsèque avant les questions identitaires ». Mais sans le contredire, on voit aussi que les deux sont insécables. Parcourir l’exposition c’est en effet, de prime abord, s’imprégner des œuvres, par exemple celle de Jonathan Horowitz qui reprend le drapeau américain de Jasper Johns, mais l’utilise comme signe de contestation politique radicale. Tandis qu’ailleurs on trouve une hagiographie photographique célèbre du même pays quand les soldats US le plantèrent sur l’île d’Iwo-Jima, telle la lance de Saint Michel terrassant le dragon japonais. L’exposition entend symboliser le message de la fondation Boghossian, à savoir le rapprochement des Nations. Personne ne peut contester ce noble idéal, mais comment ignorer qu’au moment même l’Arménie est agressée par l’Azerbaïdjan!

URSS

Les drapeaux sont nos armoiries en mêmes temps que les cibles de toutes les batailles. Le drapeau rouge de l’URSS fut à la fois celui de la Résistance à Stalingrad, mais aussi de la complicité des belligérants qui avaient conclu sous Staline un Pacte pour se partager les dépouilles de leurs futures conquêtes. Un pacte du diable d’ailleurs: quand Evgueni Kaldeï photographia les soviétiques qui hissèrent le drapeau rouge sur le Reichstag lors de la prise de Berlin, le document fut retouché car on vit que les soldats avaient plusieurs montres au poignet. Est-ce à dire que voler dans les ruines est plus graves que de commettre le plus grand viol collectif de l’Histoire, comme le fut ce crime de guerre sur les Berlinoises ? Plus grave aussi que de créer un nouveau pays totalitaire, la RDA où dans chaque famille il y avait un espion à table, au service d’un Mur cernant une enclave totalitaire, dont un des cadres espions est à présent le président de la Russie?

Lors de l’effondrement de l’URSS, la première chose que firent les pays libérés du joug soviétique fut donc de sortir les drapeaux de jadis, ou d’en créer de nouveaux, ainsi la Géorgie, la Slovaquie, la Croatie, la Serbie. Quand le drapeau rouge descendit du toit du Kremlin, le jour de Noël 1991, ce furent les couleurs tsaristes et…hollandaises qui le remplacèrent! Car Pierre le Grand aimait ce pays, qui lui inspira Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie à l’époque, et presque une réplique d’Amsterdam qu’il visita! Reste encore à imiter la démocratie batave.

Turquie

L’étoile à cinq branches, assimilable aux cinq continents, inspira une foultitude de pays, et elle fut celle des premiers sultans de l’Empire ottoman, avec le croissant dont le plus emblématique est le drapeau turc. On y figure le reflet de la lune dans une flaque de sang, lors de la bataille de Kosovo contre les chrétiens des Balkans le 15 juin 1389. C’est en commémorant le 600e anniversaire de ce combat que le Serbe et très chrétien orthodoxe Milosevic déclencha la guerre des Balkans de 1991 à 2001. L’histoire s’écrit tous les jours, mais elle est déjà dans les dessins, dussent-ils recouvrir les desseins les plus sombres. Hitler s’inspira de la svastika indienne, qu’on voit là partout sans que cela choque et pour cause: elle est un symbole de bien-être. Et son graphisme est on ne peut plus séduisant.

Arabie Saoudite

L’Arabie Saoudite a choisi le vert, couleur du prophète et de la secte wahhabite, sur laquelle se déploie la Chaada (profession de foi) surmontée d’un sabre conquérant. A noter que c’est le seul à ne jamais être en berne: on n’abaisse pas Allah, ni son prophète. Jamais. L’étendard de Daesh a repris l’essentiel du message, de même que l’Afghanistan depuis août 2021.

France

Voilà qui démontre combien l’Histoire des drapeaux est couplée avec l’Histoire en marche, et même son marchepied, éventuellement. Lorsque la France après sa défaite contre les Prussiens en 1871 s’est choisie une Assemblée, Chambre et Sénat réunis, prête à tenter une troisième Restauration, elle avait un boulevard devant elle. Henri d’Artois, alias le comte de Chambord fut plébiscité, étant légitime puisque le petit-fils de Louis-Philippe. Il aurait pu – et même dû – devenir le futur Henri V. Mais il récusa le drapeau tricolore, jugé par lui trop révolutionnaire, quoique légitimisé par la légende napoléonienne. Ce fut donc la Fleur de Lys, ou rien. Ce fut surtout la dernière occasion pour la France d’avoir ce qui aurait pu être souhaitable: une monarchie constitutionnelle. Le Pape lui-même fut consterné: « tout cela pour une simple serviette » soupira Pie IX.

Afrique du Sud

Et si l’Histoire pouvait être positive? C’est ce que souhaitait Nelson Mandela, en Afrique du Sud, en associant les couleurs de son parti, l’ANC en vert jaune et or, au bleu, rouge et blanc des anciens colonisateurs anglais et hollandais. Le designer Frederick G. Brownell mit en perspective les deux branches d’un Y à l’horizontale, se rejoignant pour former le chemin harmonieux d’un futur aux couleurs de l’arc en ciel. Reste au Pays à concrétiser cette magnifique idée.

Canada

Le Canada s’étire entre deux océans, l’Atlantique et Pacifique à l’Ouest et à l’Est, d’où les bandes rouges avec la feuille d’érable au centre. Son drapeau actuel qui fut créé en 1967 était déjà un signe de distanciation, du refus implicite de son ancien statut qui prévalait jusqu’alors d’alors, puisque Élizabeth II en était la reine, fut-ce symboliquement, mais quand même… Le terme dominion n’apparaît plus dans la loi de 1982 qui organise la nouvelle Constitution, ni dans la Charte canadienne des droits et libertés. L’Union Jack figurait encore au sein de l’ancienne version. Ainsi, le nouveau design indique un désir d’indépendance, explicite, confirmée le 8 septembre dernier, le jour même du décès d’Élizabeth II. À cette date, quelques députés canadiens ont ouvertement refusé de prêter allégeance au futur Charles III. Cela confirme bien que l’Histoire des peuples s’écrit aussi par les drapeaux.

Ukraine

Terminons en revenant sur l’actualité dramatique évoquée au début. La prix Nobel de littérature 2015, exilée russe née en Ukraine, Svetlana Alexievitch, écrit ceci dans son livre La fin de l’homme rouge: « Moi, la seule chose dont je ne me lasse pas, c’est de regarder le blé jaunir. J’ai eu tellement faim dans ma vie que ce que j’aime le plus, c’est de voir le blé mûrir, les épis qui se balancent. Cela me fait le même effet qu’à vous de regarder un tableau dans un musée ».

Ce rectangle jaune, ce champ de blé, c’est la moitié du drapeau de l’Ukraine. L’autre est le ciel bleu au-dessus. Aujourd’hui, constellé de drones et de bombes, l’auteur ne saurait mieux dire, car il ressemble au dernier tableau de Van Gogh Champ de blé aux corbeaux. Juste avant son suicide.

Jacques Lanvin
vexillologue

Flags
Fondation Boghossian
Villa Empain, avenue Franklin Roosevelt 67, 1050 Bruxelles
Du 29 septembre 2022 au 22 janvier 2023
Du mardi au dimanche de 11 à 18h
Ouverture en nocturne les derniers vendredis du mois
Fermé les 25 décembre 2022 et 1er janvier 2023
info@boghossianfoundation.be
www.boghossianfoundation.be


2 réponses à “Les couleurs du monde”

    • Le meilleur et le pire, en effet. Je prends note car je n’ai pas abordé cette thématique. Le travail de compte-rendu hebdomadaire souffre de deux contraintes, la rapidité de réponse, et le nombre de signes disponibles. L’exercice est excellent, mais parfois épuisant, ou frustrant.

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