Censurés…


Les textes ci-dessous ont été censurés et/ou retirés de la revue où ils devaient être publiés récemment. Lucterios en livre ici les versions intégrales.

Assez de provocation ! —  Michel Oleffe

Martine, couverture pour le catalogue de l’exposition de Woluwé-St-Lambert, 2003 © Casterman, Marlier, Delahaye

Martine, c’est la chronique d’un monde qui n’existe pas… et n’a jamais existé. C’est la juxtaposition, oh combien réussie, de ce que la nature et les humains peuvent proposer de plus aimable et de plus virginal! Marlier et Delahaye sont les hérauts d’un âge d’or, d’un éden enfantin suspendu dans les limbes d’une improbable et éternelle jeunesse. Dans l’univers de Martine, les enfants sont beaux, les mamans ravissantes, les maisons bien tenues, les animaux gentiment effrontés. Martine, c’est le monde comme il se doit, comme on se dit qu’il devrait être pour que le bonheur soit de tous les instants. La laideur, la misère, le péché, la maladie s’y trouvent abolis ou, à tout le moins ramenés à leurs manifestations les plus banales et les plus nécessaires. Même s’il lui arrive de tomber de vélo ou d’attraper un rhume, le destin de Martine est pour toujours figé dans l’innocence et l’innocuité d’un monde sans aspérités.

Martine et la sorcière, 1989 © Casterman, Marlier, Delahaye

Et c’est bien ce qui dérange. Car il y a un débat autour de notre petite héroïne: Martine provoque. Avec le recul, Marlier et Delahaye prennent des allures de boutefeux. Ce qu’ils ont créé, à l’époque où la littérature pour enfants — la BD y compris — était encore sans malice, est aujourd’hui un brûlot contestataire d’une rare impertinence. Les thuriféraires du réalisme social, les carême-prenant de la pédagogie créative, les aèdes du naturalisme altermondialiste, bref tous les laissés-pour-compte de la pensée optimiste trouvent que Martine éloigne par trop nos chères têtes blondes du quotidien. Martine, ils la haïssent, ils l’abhorrent. Ah comme ils auraient aimé «Martine gère son sida», «Maman a un jules», «Vacances à Sart-la-Buissière», «Petit frère se pique»! Ça, au moins, ç’aurait été de la tranche de vie, du sociologiquement correct. De quoi conscientiser nos petits et leur faire toucher du doigt les vrais problèmes de société. Eh bien non! Même si la vie, c’est ça, il reste une place pour les contes de fée, pour les utopies. Et il n’est pas une mère, à ma connaissance, qui ne rêve pour ses petits d’un destin préservé des vicissitudes de l’existence. Qui ne songe en soupirant à un univers qui serait pareil à celui où Martine évolue. Le bonheur se construit aussi dans la tête.

Martine et la sorcière, 1989, esquisse © Casterman, Marlier, Delahaye

Circonstance aggravante: Marlier sait dessiner. A l’heure où les éditeurs font allègrement l’impasse sur la lisibilité, Marlier dérange une fois de plus. Son art est certes lisse, aimable, presque trop parfait. Mais quel savoir-faire! Marlier est un immense illustrateur, capable d’allier savoir-faire et délicatesse, réalisme et sensibilité, puissance d’évocation. Un Maître! Il suffit de prendre la loupe pour découvrir avec quelle sensibilité il sait rendre un regard, restituer les boucles d’une chevelure, instiller de l’esprit aux animaux. Chez Marlier, tout est beau, fin, sans doute un rien conventionnel, mais quand la convention est rendue avec un tel talent, on se prend à imaginer qu’il aurait, en un autre temps et dans un autre monde, trouvé sa place auprès d’un Alma Taddema, d’un Rockwell ou d’un Boutet de Montvel.

Seconde circonstance aggravante : Marlier et Delahaye vendent leurs albums par millions. Non contents de détourner nos fillettes du malheur ambiant, de faire du prêt-à-lire de virtuose, les voilà qui écrasent leurs détracteurs de leur morgue d’auteurs à succès. Où s’arrêteront-ils? Ces insolents vont-ils encore longtemps opposer à la médiocrité du monde l’image d’un derrière de gamine habillé, il est vrai, d’une petite culotte à bords de dentelle?

Martine apprend à nager, 1975 © Casterman, Marlier, Delahaye

Ce texte a 20 ans et je le redécouvre. Les choses ont-elles changé ? Les sinistres pourfendeurs de l’illustration romantique ont-ils baissé les bras ? Hélas, non. Le wokisme et le féminisme intersectionnel ont apporté leur insondable sottise au débat. À l’heure où l’on censure Roald Dahl au nom d’une blanchité prétendument prédatrice, où l’on réécrit Victor Hugo, Ian Fleming ou Agatha Christie, existe-t-il encore un destin pour Martine ? Déjà, elle n’a plus de maman mais un parent à utérus. Petit frère est en reconstruction de genre. Chocolat est devenu un afro-descendant décolonisé, à moins que, conscient de sa dysphorie, il n’ait changé de sexe, histoire d’assumer son vécu. Nous ignorons combien de temps durera cette vague d’intense cornichonnerie. Et si Martine et son univers délicieusement aseptisé y survivront, mais les temps sont durs.

La Ribambelle en goguette — Xavier Zeegers

Roba, La Ribambelle gagne du terrain, 1962, page 17, case 2 © Dupuis-Dargaud

Si l’adolescence est un passage difficile, un creux entre l’irresponsabilité du nouveau-né gisant passif dans les limbes ouatées de son expulsion du néant, et sa plongée dans l’eau froide des responsabilités adultes; que dire alors du défi pour un créateur de bande dessinée plantant ses personnages naviguant dans un milieu hostile? La mièvrerie est exclue, mais l’excès de gravité tout autant. Les auteurs de BD furent donc peu nombreux à opter pour ce créneau, car dans la seconde moitié du XXe siècle, les codes culturels, moraux, religieux étaient rigides, fronçant leurs sourcils à la moindre incartade.

Roba, La Ribambelle gagne du terrain, 1962, page 25, case 4 © Dupuis-Dargaud

Tintin, mi-ado et mi-adulte, échappe à tout dilemme identitaire car il n’a pas de parents, ni frère ni sœur… mais possède tout de même une famille qui s’agrandit au fil des albums. Il en est le plus jeune. Etrangement cette communauté vit ensemble au château de Moulinsart bien qu’aucun membre ne soit consanguin avec aucun autre! Boule et Bill serait la série familiale par excellence. Elle raconte les aventures au quotidien d’un gamin, de son chien, de sa tortue, et des relations bienveillantes mais pas toujours à propos des parents vis-à-vis de leur progéniture. Au fil des décennies, rien ne bouge dans le jardin servant de cadre à l’action. En revanche Les Castors sortent de leur terroir naturel, devenant même des agents d’Interpol. Abandonnant leurs culottes courtes, ils ne sont plus vraiment des scouts, mais une bande soudée de gamins aux responsabilités d’adultes.

Roba, La Ribambelle en Ecosse, 1962, page 7, case 4 © Dupuis-Dargaud

Plus bigarrée, originale, bourrée d’humour, La Ribambelle dessinée par Roba est un noyau déjà riche en soi, car d’emblée une association, un groupe arc-en-ciel rassemblant des pays et des langues diverses, donc s’éloignant du carcan classique — pas de parents à l’horizon — et qui élargit son autonomie sans crainte, parce que d’emblée si débrouillards. Ils n’ont pas peur, étant capables d’affronter des délinquants minables, et aussi la toute-puissante délinquance financière incarnée par un Trump local. S’ils sortent vainqueurs c’est parce qu’ils sont multiculturels, ouverts, anticipant le futur et le brassage des cultures. Ainsi, ce clin d’œil au choc des civilisations, via l’émergence du Japon avec les subtils et délicieux jumeaux Atchi et Atcha; le tonus américain avec la culture swing de Dizzie le trompettiste; le monde anglo-saxon, lui-même fractionné comme tant d’autres régions entre l’Angleterre et l‘Ecosse. Archibald est clairement, déjà, un militant de l’indépendance des terres écossaises, ce qui illustre bien les cruelles divisons intra-européennes absurdes: les Mc Klangbank et les Mc Dingeling sauront se réconcilier aussi sûrement que les O’hara et les O’Timmins du côté de Lucky Luke.

Roba, La Ribambelle en Ecosse, 1962, page 11, case 2 © Dupuis-Dargaud

Or l’Union Européenne s’est construite sur les ruines d’une guerre mondiale. Sa capitale est Bruxelles. Et il se trouve, indiscutablement, que La Ribambelle vit sur ce terroir — un vivier rectifieront les optimistes — de 180 nationalités où l’on parle cent langues: le rêve de la nation arc-en-ciel décrit par Mandela ne s’est produit qu’à Bruxelles, avec La Ribambelle! «Le problème n’est pas, si l’on rêve des Marquises, d’y aller, mais d’abord de quitter le nid. De quitter Vilvorde. Parce qu’après, forcément, tout s’arrange» disait Jacques Brel. La Ribambelle ira jusqu’au milieu de nulle part dans l’océan Pacifique, aux îles Galapagos. Elle est la seule à se référer à autant de pays et de cultures… Tintin et Spirou mis à part. Voilà pourquoi elle est si tonique.

Petit-Bleu et Petit-Jaune —  Vincent Baudoux

Leo Lionni, Petit-Bleu et Petit-Jaune, 1970 © Lionni / Ecole des loisirs

En 1970, Petit-Bleu et Petit-Jaune de Leo Lionni marque un jalon dans l’histoire de la littérature à destination de la jeunesse. S’il était édité pour la première fois aujourd’hui, il est probable que le succès serait encore au rendez-vous, tant ce récit n’a rien perdu de sa magie, et tant les enfants entrent de plain-pied dans ce récit sans «vraies» images.

Leo Lionni y raconte l’histoire de Petit-Bleu qui embrasse son ami Petit-Jaune: ils en deviennent verts. Rentrés chez eux, leurs parents les rejettent, car ils ne les reconnaissent pas. Mais les gamins retrouvent leurs couleurs, et tout est bien qui finit bien. La première leçon que l’enfant en retire est l’apprentissage du piège des apparences; on pense tout de suite à la couleur de peau tant il est évident. L’enfant expérimente aussi le rejet, et découvre la douleur qu’il cause à la victime. Chacun peut être perçu comme un autre, étranger, même auprès de ses proches. Tout en fin de récit, l’enfant apprend la tolérance et la confiance en soi, puisque le monde se constitue d’alter egos vivant en bonne entente quoique tous différents. L’enfant apprend encore qu’il est un être social et non pas un sujet centré sur lui-même.

Leo Lionni, Petit-Bleu et Petit-Jaune, 1970 © Lionni / Ecole des loisirs

Que ce soit de manière intuitive ou en pédagogue avisé, Leo Lionni place son récit sous la bannière de ce que l’enfant connaît le mieux: le jeu. Outre la primauté du relationnel familial et social, ce récit ouvre aux premières notions scientifiques élémentaires, car il est question du mélange et de la synthèse soustractive des couleurs, quand le vert s’obtient par alliance du jaune et du bleu. La génétique pourrait aussi être abordée par ce biais, comme les petits pois de Gregor Mendel, un individu héritant pour moitié des gènes de sa mère, et pour l’autre moitié, de son père — ici les couleurs. Ce qui est aussi une manière d’aborder la question fondamentale de comment on fait les bébés. L’enfant fait encore l’apprentissage de l’a priori bien pensant, et de l’illégitimité de la position qui revendique la vérité, pure, excluante, prohibant toutes les autres. En un mot, ce court récit se constitue d’un cumul de couches de lectures qui ouvrent à bien des interrogations, et qui éveillent l’esprit sinon le sens critique des gamins.

Leo Lionni, Petit-Bleu et Petit-Jaune, 1970 © Lionni / Ecole des loisirs

La narration se développe selon le découpage le plus classique, avec la succession en trois temps de la présentation, puis de l’action perturbée par un problème inattendu qu’il faut résoudre, et enfin la solution qui permet le retour à l’équilibre. Petit-Bleu et Petit-Jaune doit aussi une belle part de son succès à sa dimension graphique innovante pour l’époque. Voici une histoire racontée à l’aide de petits bouts de papiers déchirés. N’importe qui aurait pu le faire… à condition d’en avoir l’idée, ce qui est une autre paire de manches. En ne précisant pas la forme exacte des intervenants, Leo Lionni laisse à l’imagination de l’enfant le pouvoir de remplir ces incertitudes par ce qu’il connaît. L’identification n’en est que plus aisée. Le challenge est pourtant de taille, car comment représenter, sans ambiguïté, des points verts qui jouent dans un parc ou qui creusent un tunnel? Comment figurer une maison et ses habitants par la même technique informelle du papier déchiré? Sur chacun de ces plans, le travail de Leo Lionni est impeccablement abouti car les mots deviennent superflus. Fait rare: une pure organisation visuelle fait récit. L’art abstrait a percolé dans l’illustration à destination de la jeunesse.

Leo Lionni, Petit-Bleu et Petit-Jaune, 1970 © Lionni / Ecole des loisirs
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8 réponses à “Censurés…”

  1. Bonjour Lucterios pour ces textes « censurés ». Eh oui, Marlier savait dessiner … Belle découverte du Petit-Bleu et Petit Jaune, magnifique, simple, efficace, l’imagination des enfants est respectée et stimulée, j’adore.
    Encore merci pour ces textes et bon dimanche ensoleillée.

    • Salut Marc, et merci pour ton commentaire. Oui, Marlier sait dessiner, ce qu’on lui reproche aujourd’hui dans certaines écoles d’art — dont celle que nous connaissons bien. Concernant Petit-Bleu et Petit-Jaune, on fait « mieux » encore depuis. Je le présenterai une prochaine fois.

      Amitiés 😉
      vb

  2. Eh bien voilà, maintenant ils sont enfin publiés, sans censure, en toute liberté, avec clarté. Et, entre nous, sans nous vanter, il me semble qu’ils tiennent fort bien la route. Tout lecteur neutre mais intéressé parla B.D. et ce qu’elle recouvre, c’est à dire la sociologie, le graphisme, l’Histoire, les mœurs politiques, l’évolution du monde, bref l’air des temps successifs au fil des événements et des générations, en conviendra. Le cinéma est un art majeur, reconnu. La BD aussi. Enfin !

    • En effet, bien des sciences humaines se lisent au travers des BD. Pour info, la BD est reconnue depuis les années 1960 quand Pierre Fresnault-Deruelle a présenté une thèse à la Sorbonne. Un peu auparavant (1964?) est apparu le terme Neuvième Art… dans un journal destiné aux médecins.

      Pour en revenir au fond, Martine représente tout ce que le politiquement correct déteste, refusant de voir que la série est l’incarnation des années 1950-1980, les Golden Sixties. A ce titre, elle est un fait, un témoin, que l’on aime, ou pas. L’erreur est de croire que les valeurs actuelles sont universelles et de tout temps. J’aimerais que les féministes actuelles se soucient davantage du sort de leurs soeurs en Afghanistan, et de l’excision.

  3. Je suis sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne Marlier et Roba.N’oublions jamais que c’est Jijé qui, le premier, a présenté des bandes dessinées anti-racistes: dans le style réaliste: Jerry Spring et son ami Pancho, et dans le style humoristique, Blondin et Cirage qui lui, le petit Noir, solutionnait tous les problèmes! Merci Jijé! JPV

  4. Hello Jean-Pierre,

    Tu aurais aimé lire ma bafouille d(hommage à Jijé et le noir et blanc, publiée en automne 2019… dans la revue qui aujourd’hui censure, tout en se présentant comme étant progressiste. Il est vrai qu’avec un rédacteur en chef qui affirme que « Jamais les Roumains n’ont été aussi heureux que sous Ceaucesu », on peut s’attendre à tout.

  5. Marcel Marlier fut mon professeur de « rendu gouache » et de photographie (dont il se servait pour son travail d’illustrateur) à Saint-Luc Tournai de 1978 à 1980.

    Un type adorable et bon pédagogue. Un jour, il a apporté quelques originaux en classe : éblouissants, on étaient bluffés ! Les premiers albums sont les meilleurs car il a hélas évolué vers un ultra réalisme un peu maniéré et limite kitsch, au fil du temps.

    Pour l’anecdote, Michael Jackson a tenté de lui acheter l’intégralité de ses gouaches sans succès, car le dessinateur a souhaité conserver ses originaux.

    Ce n’est pas la ville de Tournai mais la ville de Verviers qui lui a consacré une grande exposition pour les 60 ans de Martine. A cette occasion, j’ai pu discuter avec son épouse qui nous a expliqué à quel point il avait dû se battre pour obtenir des droits d’auteur auprès de son éditeur car il a travaillé au forfait pendant des années sans même connaître les chiffres des vente (faramineux) de ses albums que l’on s’abstenait de lui communiquer à l’époque.
    P.R.

    • Hello Patrick,

      Merci pour les commentaires et les informations. J’ignorais que tu avais traversé la Belgique pour étudier au plus près du père de Martine! Ce texte de Michel Oleffe a été publié en 2003, à la veille des cinquante ans de la série, pour l’exposition de Woluwé-Saint-Lambert, avec des signatures — d’hommages — aussi diverses que Laurence Bibot, Hugues Dayez, Sébastien Ministru, Patryck de Froidmont, Tibet, pour ne citer que les plus connus. C’est la première fois que je voyais les originaux en grand format, ainsi que les dessins préparatoires. Je ne peux que reprendre tes mots: éblouissant, j’étais bluffé. J’ai même ajouté: « c’est aussi beau qu’un Braque ». Car il faut voir ces images et ces dessins en vrai, en matières, en grands formats. Les livres ne rendent pas du tout compte de cette qualité, et cela crée bien des incompréhensions.

      à bientôt 😉

      vb

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