Matisse, invitation au voyage: le nom de l’actuelle rétrospective Matisse (1869-1954) à la Fondation Beyeler, à Bâle, va de soi quand on sait les nombreux voyages qui ont attiré l’artiste vers le Sud, via la Bretagne, la Corse, la Côte d’Azur, et aussi l’Espagne, l’Algérie et le Maroc, pour entamer à 60 ans son long voyage à l’autre bout du monde, en Polynésie, en passant par New York. Ces voyages concrétisent l’appel des lumières et des couleurs vives qui ont émerveillé la vie de l’artiste, né au Cateau-Cambresis, dans le nord de la France.
La convergence de quelques éléments matériels ont permis à ce rêve de devenir réalité, notamment le développement des moyens de transport, la commercialisation du tube de peinture portable et hermétique, les travaux de Chevreul et de Charles Blanc qui apportent la caution scientifique à l’étude des phénomènes colorés, et l’établissement de marchands privés qui offrent des moyens de subsistance aux peintres en suppléant aux carences du système officiel de reconnaissance artistique. Cet ensemble de nouveautés rend vieillottes les normes sociétales, conformistes, agréées, jugées au Salon officiel qui est émanation de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. L’institution, créée par Louis XIV en 1648, avait fait son temps, sa rigidité la rendant incapable de s’adapter aux changements qui bouleversent le corps social au cours du 19e siècle.
Le Salon, passage obligé, méprise la couleur et l’asservit à la primauté du dessin. Au début du 20e siècle, le fauvisme fait exactement le contraire, en cela bien aidé par l’impressionnisme qui a préparé le terrain. Il se passe du dessin pour ne travailler que la couleur, pure et vive, sans la moindre ambition d’en référer au mimétisme aveugle exigé par la tradition académique. Il faut rappeler le succès de scandale au Salon d’automne de 1905 qui a l’ambition de faire découvrir les impressionnistes et ses prolongements: le critique Louis Vauxelles écrit ‘Au centre de la salle, un torse d’enfant et un petit buste en marbre d’Albert Marque, qui modèle avec une science délicate. La candeur de ces bustes surprend au milieu de l’orgie des tons purs: Donatello chez les fauves’. Matisse n’en a cure, et poursuit son travail à partir des tons jugés les plus crus. Il rétorque: ‘La sensation de la profondeur sans le secours de la perspective traditionnelle, c’est l’apport de ma génération. Nous avons abandonné le modèle, la perspective, etc. Nous avons rejeté toutes les influences, les moyens acquis. Nous nous en sommes remis à la couleur; elle nous a permis de rendre notre émotion sans mélange, sans moyens de construction réemployés’. Pour rappel, l’art était soumis depuis 1435 aux préceptes d’Alberti consignés dans De Pictura: ‘Je trace sur la surface à peindre un quadrilatère qui sera pour moi comme une fenêtre ouverte sur le monde’. Matisse ouvre lui aussi tout grand la fenêtre, et avec la couleur il insuffle un coup de frais dans une pratique qui sombrait dans la grisaille en sentant le renfermé. Comme les poissons rouges et les fleurs fraîchement cueillies, l’art a régulièrement besoin de changer l’eau et l’oxygène de son environnement.
Avec Poissons rouges et sculpture de 1912, à première vue l’étalement de la profondeur est bien respecté avec un avant-plan et un arrière-plan. Mais un regard plus insistant remarque qu’il est difficile d’évaluer correctement la profondeur comme l’établirait la science de la perspective, malgré le corps allongé sur le sol. Car les couleurs bleues et vertes, identiques à l’avant et à l’arrière, piègent notre cerveau: d’une part il imagine le lointain selon le savoir d’une culture visuelle séculaire, et d’autre part, la pure perception colorée donne l’information inverse. Sans la moindre indication d’ombre ou de lumière, avec un manque flagrant de définition claire, ces objets et ce corps flottent dans un espace aussi étrange que celui des astronautes ou des cosmonautes qui ne sont plus soumis à la pesanteur terrestre… en suspension comme les trois poissons dans leur bocal. La représentation des fleurs ne devient qu’une série de bulles vagabondes comme Hergé les dessinera près de 20 ans plus tard dans On a marché sur la lune avec la célèbre séquence du whisky cher au Capitaine Haddock.
Matisse peint des tableaux où la cohabitation de deux systèmes leurre notre système perceptif. La grande robe bleue et mimosas, de 1937, montre une dame assise sur un sofa de tissu rouge posé sur un carrelage noir, la tête devant un bouquet de mimosas jaunes, et devant un mur où sont accrochés des tableaux. L’ensemble de ces éléments décrivent une suite de volumes, donc une profondeur. Et pourtant, la femme semble debout, sans plus d’épaisseur que le sofa et le carrelage dressé: la perspective se redresse à la verticale comme le ferait un pont-levis. Les trois dimensions du monde perçu par notre vision monoculaire se réduisent aux deux dimensions du tableau, alors que dans le même temps le jaune, le rouge et le bleu navettent entre le fond et l’avant-plan, affirmant pour de bon le plan de l’œuvre.
Volumes ou plan? Matisse y va jusque dans les détails lorsque d’un trait blanc, il égratigne une couleur… afin de lui conférer une illusion de volume, par exemple le modelé des manches de la robe, ou les falbalas qui s’écoulent comme la surface d’un ruisseau ou une cascade. Cette manière de faire déboussole les habitudes de vision et bouscule les traditions de fabrication des modelés, car il intègre des lignes de dessin, des griffures, des incisions, des tranchées au cœur des surfaces colorées plates afin de leur faire signifier le volume. La volonté d’afficher le plan se lit aussi dans le traitement du pigment et sa capacité à figurer l’illusion de textures les plus diverses comme l’indiquent les milliers d’exemples confectionnés par la peinture européenne des derniers siècles. Au contraire, le métier de Matisse proclame le coup de brosse diaphane sous lequel on ressent le support tissé de la toile, ainsi que les danses de la main en train de peindre indépendamment du sujet représenté.
Deux anecdotes confirment cette volonté de valorisation du plan et de la surface. Il y a cette photographie de Matisse en train de dessiner, où il se tient proche de la modèle au point qu’il pourrait la toucher. La femme est vue de dos, et le dessinateur s’exaspère car une des longues lignes tracées sur la feuille se heurte à chaque fois, au même endroit, à un obstacle invisible. Quelque chose ne va pas. Mais quoi? Jusqu’au moment où l’artiste demande à la jeune femme de consulter un médecin. Le diagnostic est sans appel: la dame est victime d’une légère malformation osseuse. Au sens littéral, les yeux de Matisse cartographie la surface de la peau à la manière dont les plus récents satellites découvrent d’antiques cités maya, oubliées, enfouies dans la jungle. La seconde anecdote évoque l’achat, à 30 ans, de Trois baigneuses de Cezanne, tableau aujourd’hui accroché aux cimaises du Petit Palais à Paris. Jamais Matisse ne voudra s’en séparer, malgré des temps parfois difficiles au point de vue financier. Deux de ces baigneuses offrent leur dos, de tout près, à portée de main, ce qui est vraiment inhabituel. Cezanne, dont la volonté de rendre visibles les blocs d’air entre les choses a fait dire à Matisse ‘Cezanne est notre maître à tous.’ Ces deux histoires ouvrent le chapitre de Matisse-le-sculpteur, mais appelle un autre récit…
En 1941, touché par un cancer, Matisse se voit contraint de porter un corset de fer, qui l’immobilise. Il ne quitte pratiquement plus son lit ou son fauteuil, comme le montrent toutes les photos prises les dernières années de sa vie. Fort diminué, il ne peut plus se tenir longtemps debout, ni peindre ou pratiquer des techniques qui demandent des diluants et des solvants. Il est condamné au dessin et à la peinture à l’eau… Le peintre invente alors la technique des papiers gouachés, qu’il découpe avec des ciseaux depuis son lit. Avec l’aide d’assistants, ces surfaces unies de gouache sont déplacées et épinglées, testées selon la volonté de l’artiste jusqu’à leur emplacement définitif. Matisse dessine avec des ciseaux. Il peint avec des ciseaux. Ses ciseaux sculptent les couleurs. ‘C’est une simplification. Au lieu de dessiner le contour et de mettre la couleur à l’intérieur – celle-ci modifiant l’autre – je dessine tout droit dans la couleur.’ Un seul geste fusionne ces trois fondamentaux séparés et hiérarchisés par des siècles de culture.
Cinquante ans plus tôt, en 1889, Henri Matisse a 20 ans. Les complications d’une opération d’appendicite le contraignent à rester alité pendant de longues semaines. Pour passer le temps, il réalise de petits chromos à partir d’une boîte de couleurs à l’eau offerte par sa mère. Et c’est la révélation: celui qui devait devenir clerc de notaire se découvre une vocation d’artiste peintre. ‘À partir du moment où j’avais cette boîte de couleurs dans les mains, j’ai senti que c’était là qu’était ma vie. (…) C’était le Paradis trouvé dans lequel j’étais tout à fait libre, seul, tranquille, confiant tandis que j’étais toujours un peu anxieux, ennuyé et inquiet dans les différentes choses qu’on me faisait faire.’
En début et en fin de vie, le corps défaillant d’Henri Matisse a déclenché une réaction de résilience créative. L’immobilité a provoqué le désir de bougeotte, le besoin d’aller voir ailleurs, que ce soit les voyages au bout du monde, ou les voyages sur place au sein même de la peinture et de l’histoire de l’art.
Une photo prise par Robert Capa en 1950 montre Matisse, debout, en train de dessiner en grand format pour la chapelle de Vence. Il se tient à distance et tient un long bâton en main afin de voir l’ensemble d’un seul coup d’oeil. Une interprétation poétique ferait du gros ventre de l’artiste — immobilisé dans son corset de fer — une graine d’où s’élance une tige au bout de laquelle un dessin fleurit. Ce ventre-germe serait l’image de la carrière d’Henri Matisse, une graine qui germe et s’épanouit en fleurs. Faut-il remarquer que Matisse est fils d’un négociant, marchand de graines? Le jeune homme était destiné à reprendre le commerce familial, mais ses capacités physiques ne lui permettant pas de manipuler de lourdes charges, il s’est dirigé vers un emploi de gratte-papier. Sa mère est peintre du dimanche, issue d’une lignée de tisserands, ce qui lui a probablement permis de se familiariser avec les surfaces colorées.
Ces particularité biographiques, ainsi que le luxe, le calme et la volupté — titre d’un des premiers tableaux fauves en 1904, et d’ailleurs emprunté à Baudelaire — et les nombreuses danses qui peuplent l’oeuvre de Matisse indiquent un épanouissement heureux alors que l’homme aurait pu bâtir son œuvre à partir de ses infortunes. On pense immédiatement à Vincent van Gogh, sachant qu’une quinzaine d’années seulement les sépare, qu’ils ont fréquenté les mêmes cercles artistiques, et qu’une même fascination pour le bleu et le jaune les habite. Il faut toutefois constater leurs différences radicales quant à la gestion relationnelle, l’incapacité de van Gogh faisant le vide autour de lui, tandis que Matisse séduit. Ne dit-on pas qu’il a réussi à conquérir le cœur de la religieuse et infirmière chargée de lui prodiguer les soins, à la dévergonder au point d’obtenir qu’elle pose pour lui… et plus si affinités, disent les méchantes langues? Van Gogh peint Les Tournesols, fleurs coupées aux pétales comme des épines, aux semences encore engoncées dans leur gangue, tandis que Matisse, du fond de son infirmité physique, éjecte ses pétales aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Matisse — Invitation au voyage
Fondation Beyeler, Beyeler Museum AG
Baselstrasse 77, CH-4125 Riehen/Basel
Du 22.09.2024 au 26.01.2025
Du lundi au dimanche 10h-18h
Mercredi 10h-20h
Friday Beyeler 10h-21h
https://www.fondationbeyeler.ch/fr/expositions/henri-matisse
2 réponses à “Matisse, invitation au voyage”
Toujours aussi instructif cher Vincent! Merci.
J’adore Matisse, ses peintures et ses collages . MERCI
Belle journée