Monet et Londres, vues de la Tamise


L’actuelle exposition de Claude Monet (1840-1926) à la Courtauld Gallery vaut le détour parce qu’elle concrétise un vœu jamais réalisé par le peintre: exposer à Londres l’ensemble des toiles peintes lors de ses trois séjours dans la capitale anglaise de 1899 à 1902. Cela n’avait jamais été fait en 120 ans. Une quarantaine de ces toiles londoniennes avaient été exposées à Paris en 1904, et devant le succès, le peintre s’était promis de les montrer là où elles avaient été faites, mais n’a pu tenir sa promesse car ces toiles se sont vendues trop rapidement.

Claude Monet, Charing Cross Bridge, 1903, Musée des Beaux-Arts, Lyon © LyonMBA. Photo: Alain Basse

Ce n’était pas la première visite de Monet à Londres. En 1870 déjà — quatre années avant le décisif Impression, soleil levant — le peintre avait franchi la Manche afin de fuir la guerre franco-prussienne où son ami Frédéric Bazille, engagé volontaire, avait trouvé la mort. Ce séjour se révèle positif puisque Monet y découvre avec émerveillement Turner et Constable, et rencontre notamment le marchand Paul Durand-Ruel qui gère un important réseau de galeries à Paris, Londres, Bruxelles et New York. Ce sont d’ailleurs les Américains qui, bien avant les Européens, assoient la réputation de l’impressionnisme, et par là la notoriété financière et culturelle des artistes qui l’ont développé. Mais les éléments les plus importants, aux yeux de Monet, sont cette lumière et ce brouillard si caractéristiques de la Tamise, et qu’il ne trouve nulle part en France. Aussi, il se promet de revenir dès qu’il le pourra… ce qui attendra près de 30 ans.

Claude Monet, Waterloo Bridge, Veiled Sun, 1899-1903, Collection privée,
Photo © Christie’s images / Bridgeman Image

Toutefois, Monet ne revient pas à Londres pour honorer sa promesse, mais pour rendre visite à son fils qui vient de s’y établir. Cela en vaudra la peine, puisqu’une centaine de tableaux seront peints entre 1899 et 1901. À ce moment, Londres est la ville la plus peuplée du monde, avec cinq millions d’habitants, et même près de dix millions si l’on prend les banlieues en compte. Son statut de capitale du Commonwealth en fait un centre financier international, et attire les commerces et les produits du monde entier. Londres est aussi un centre industriel majeur qui attire comme un aimant des vagues successives d’immigrés, qui comme aujourd’hui espèrent trouver un travail, ce qui augmente le nombre de navetteurs quotidiens. Si la première ligne de métro date de 1863, les transports à vapeur restent importants et s’étendent au rythme d’expansion rapide de la ville et du nombre d’habitants. Alors que personne ne songe un instant aux coûts cachés de la pollution qui s’accroît, la consommation d’énergie explose pour alimenter une industrie manufacturière particulièrement énergivore. Or, la houille brûlée est de moindre qualité, et il en faut davantage, puisque le meilleur charbon se destine à l’exportation.

Claude Monet, Waterloo Bridge, Overcast, 1903 © Ordrupgaard, Denmark. Photo: Anders Sune Berg

Monet retrouve à Londres une ville étouffée par les suies du smog, un brouillard industriel, composé principalement de dioxyde de soufre. Voilà qui change de Giverny, campagne préservée de Normandie où l’artiste a établi sa demeure principale, et même de Paris qui semble d’un coup devenue bien provinciale. Monet n’est pas venu à Londres pour du tourisme de catastrophe, une notion qui ne sera inventée que bien plus tard, mais parce que ‘Chaque jour, je trouve Londres plus belle à peindre’. ‘ Le brouillard qui revêt toutes sortes de couleurs, du noir, du marron, du jaune, du vert, du violet’. Au cœur de l’enfer en devenir — ce que personne ne peut savoir — Monet ne remarque que les séduisantes nuances colorées, inédites, la beauté de la purée de pois des rejets industriels qui stimulent son œil et le motivent à peindre.

Claude Monet, Waterloo Bridge, Sunlight Effect, 1903, Milwaukee Art Museum
© Milwaukee Art Museum, Photo: John R. Glembin

Ce spectacle quotidien digne d’une aurore boréale fascine tellement le peintre qu’il revient inlassablement sur le même motif. La technique n’est pas nouvelle, ayant déjà été testée et exploitée depuis une dizaine d’années avec les séries des Meules, des Peupliers, des Cathédrales de Rouen, et des premiers Nymphéas. La fenêtre de la chambre d’hôtel où l’artiste réside ouvre sur la Tamise, plus précisément sur Charing Cross Bridge et Waterloo Bridge. De là, il peut voir l’importante circulation fluviale, et le trafic sur les ponts, les véhicules et les passants qui défilent comme une colonne de fourmis laborieuses. Ce sont là les signes les plus tangibles d’une activité qui semble ne jamais cesser. En arrière-plan, on distingue les cheminées fumantes des usines et des fabriques qui produisent ces biens destinés à séduire les consommateurs du monde entier. Tout bouge tout le temps, en une sorte de clapotis visuel, insaisissable. Les ponts, par le redoublement de leurs arches, et les cheminées alignées comme autant de cierges aux fumeroles chassées par le vent, rendent compte de ce monde en quête de nouveaux marchés, et qui se meut et se diffuse en expansions horizontales.

Monet pressent-il qu’avec les peintures de ces ponts, il se branche sur l’imaginaire collectif, la mythologie, les religions? Le pont est un lieu de passage, parfois périlleux, qui connecte les contraires, ou permet de joindre un obstacle que l’on croyait infranchissable. Serait-ce par hasard si à Giverny déjà, l’artiste avait fait construire un pont japonais permettant de lier le végétal à l’aquatique, et d’intégrer l’humain à son environnement? À Londres, au passage du 19e au 20e siècle, du monde ancien qui se métamorphose en monde du futur, cette vision semble moins idyllique, mais nul ne le sait encore.

Claude Monet, Houses of Parliament, Sunset, 1904 © Kunstmuseen Krefeld – Volker Döhne – Artothek

Un ami médecin permet à Monet de planter son chevalet dans un local inutilisé du St Thomas’s Hospital. La vue sur le Parlement est imprenable. Ce lieu symbolique réunit les élus de la nation, qui élaborent les décisions politiques et établissent les lois destinées à gouverner le pays dans tous ses aspects, politiques, économiques, sociaux. L’histoire du parlement anglais montre depuis le 13e siècle un très long glissement du pouvoir du roi, du despote, vers les représentants du peuple. Le pouvoir du seigneur, du roi, du pharaon — ou du monde religieux — tend vers l’absolutisme dans les mains d’un seul, et s’organise selon un mode vertical où les décisions d’en haut tombent sur les gens d’en bas. La domination s’inscrit aussi dans les bâtiments érigés et leurs tours au plus proche des dieux, loin du quidam les pieds rivés à la terre.

Claude Monet, Houses of Parliament, Shaft of Sunlight in the Fog, 1904, Musée d’Orsay, Paris

Photo © Grand Palais RMN / Hervé Lewandowski

Les vues peintes par Monet présentent une autre vision, puisque les bâtiments, insignes du pouvoir, semblent rongés comme le sont les pierres calcaires par l’atmosphère acide. Les constructions de pierre se dissolvent comme des morceaux de sucre fondent dans le café, les vues en contre-jour au soleil couchant achevant de liquéfier la solidité des volumes. En diminuant l’impact figuratif du sujet représenté, Monet donne à voir la peinture. Il valorise la matérialité du pigment par la superposition des couches successives, fluides, jusqu’à ce qu’elle ressemble à de la pierre ponce, sèche, poreuse et de faible densité. Les couches préliminaires affleurent ça et là, comme la braise sous la cendre. Lorsqu’elle est peinte par Monet, la représentation dissoute devient une croûte de lave en couleurs, comme le deviennent l’eau du fleuve ou l’air que l’on respire. Lorsqu’il dit ‘Je veux peindre l’air dans lequel se trouve le pont, la maison, le bateau. La beauté de l’air où ils sont’, Monet rejoint les préoccupations de Cezanne qui souhaitait peindre le volume d’air ‘entre’ les choses. L’un est né en 1839 (Cezanne) et l’autre (Monet) en 1840. Leurs préoccupations semblent communes, et pourtant leurs tableaux diffèrent comme le jour de la nuit parce que Cezanne cherche la structure solide enfouie sous les choses, tandis que Monet s’accroche à leur fugace épiderme visuel.

Claude Monet, Houses of Parliament, Effect of Fog, 1904 © Museum of Fine Arts, St Petersburg, Florida

Monet se heurte à un problème de taille: les conditions fluctuent pendant qu’il peint, à commencer par la course du soleil couplée aux variations atmosphériques qui révisent sans cesse l’apparence de ce qu’il voit. Le peintre doit donc procéder à des retouches incessantes. Mais, le temps de les effectuer, la situation a de nouveau changé, et ainsi de suite. Comme il devient tout à fait impossible de terminer un tableau, Monet invente le travail par série avec Les Meules, Les cathédrales de Rouen, et même les premiers Nymphéas. Les nymphéas se révèlent par ailleurs un bon motif à peindre, puisque la floraison se métamorphose au long de la journée, des semaines, des saisons et des années qui suivent. S’il avait connu l’étendue des possibilités actuelles du cinéma ou de la vidéo, l’artiste aurait probablement filmé ses vues panoramiques pendant un temps très long, plus long encore qu’Andy Warhol avec Sleep, d’une durée approximative de cinq heures, ou Empire, qui se déroule en huit heures. Plus proche de nous, dans ses films Jan Dibbets montre — en accéléré — la marée qui monte puis qui descend, ou il photographie pendant 24 heures l’apparence renouvelée en continu d’une fenêtre d’habitation ouverte sur la lumière extérieure.

Claude Monet, Houses of Parliament, Sunset, 1903 © Hasso Plattner Collection

Claude Monet, Étienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge ne se connaissent pas, les deux premiers travaillant en France, le troisième, né en Angleterre, faisant carrière aux États-Unis. Leurs domaines diffèrent du tout au tout, Monet étant peintre, Marey scientifique, médecin et physiologiste obsédé de ce qu’il appelle ‘la machine animale’, tandis que Muybridge est un aventurier photographe. Toutefois, tous les trois travaillent sur la même question de la figuration du mouvement, et du temps qui relativise l’apparence des choses. Les coïncidences ne s’arrêtent pas là puisque Monet voit le jour en 1839, tandis que les deux autres naissent en 1840 à quelques semaines de distance… et meurent quasi le même jour en 1904. Monet leur survivra jusqu’en 1926. Reste que, au-delà des coïncidences, ces dates signalent le phénomène des ‘idées qui flottent dans l’air’, que seuls certains créateurs aux antennes intuitives particulièrement bien développées, en avance sur leur temps, parviennent à capter. Enfin, si l’on évoque les pratiques innovantes, les formats panoramiques conçus comme un environnement tels les Nymphéas, ne préfigurent-ils pas la vogue des présentations immersives actuelles, n’attendant que les innovations techniques permettant de les concrétiser?

Monet, Waterloo Bridge, Effect of Sunlight in the Fog, 1903 © The Courtauld Gallery, London

Monet and London. Views of the Thames
The Courtauld Gallery
Somerset House, Strand
London WC2R 0RN
Du 27.09.2024 au 19.01.2025
Tous les jours de 10 à 17h
De 10 à 21h les vendredis 25.10, 22.11 et 13.12.2024. Le 10.01.2025
https://courtauld.ac.uk/whats-on/exh-monet-and-london-views-of-the-thames/

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2 réponses à “Monet et Londres, vues de la Tamise”

  1. Le génie de Monnet n’est-il pas d’avoir inventé sinon la photographie mais ce qu’elle a fini par offrir à chacun : un musée dans sa maison, des posters somptueux, des ambiance magiques. Aujourd’hui chacun possède avec son smartphone un musée minable dans sa poche. On avait la grandeur; on accumule des sucettes.

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