Naissance de la littérature destinée à la jeunesse


Comenius, Orbis Sensualium Pictus, 1658, doubles pages 2 et 3 © domaine public

Alors que les sociétés anciennes se souciaient peu des apprentissages liés à l’enfance, Comenius, un pasteur d’origine tchèque, publie en 1658 Orbis Sensualium Pictus, un ouvrage apologétique de l’éducation généralisée, dans tous les domaines, que l’on soit jeune ou vieux, garçon ou fille. En ce sens, il est le père de la pédagogie moderne, convaincu que l’éducation est le meilleur investissement que puisse faire un groupe humain. « Les images sont les formes d’apprentissage les plus intelligibles qu’un enfant puisse espérer » dit-il. Le livre accorde une place importante aux illustrations, soigneusement pensées et réalisées en vue d’une initiation ludique. Le succès de ce livre spécifiquement destiné aux enfants est tel qu’il fut réédité plus de 250 fois, et traduit en latin, français, anglais, italien, en versions bilingues ou quadrilingues, ce qui est exceptionnel pour l’époque, et qui dénote une vision qui dépasse son propre environnement culturel. Il est à noter qu’une telle pensée eût été impensable sans l’invention et la diffusion de l’imprimerie vers 1450, Comenuis allant même jusqu’à comparer les jeunes gens à des livres vivants, et l’école à un atelier typographique.

John Newbery, A Little Pretty Pocket-Book, 1743 © domaine public 

Bien avant l’Europe continentale, la révolution industrielle fait de la Grande-Bretagne une terre de bouleversements des rapports humains et des traditions séculaires. Les livres deviennent le refuge des traditions orales, des contes et des légendes racontés de tout temps au coin du feu. Ces imprimés deviennent ainsi le réservoir dépositaire d’imaginaire, ils éduquent et charment l’imagination des enfants qui en sont particulièrement demandeurs. C’est ce que John Newbery (1713-1767) comprend avant tout le monde quand il fonde la Juvenile Library à Londres dans les années 1740.

Contrairement à Comenius, aucun idéal humanitaire n’anime Newbery. Cet éditeur privé a flairé le bon filon avant ses concurrents, et met tout en oeuvre pour en tirer le meilleur profit financier. L’éditeur choisit les scénaristes et les dessinateurs, sans que ces derniers n’aient leur mot à dire. Il veille aussi à la qualité d’impression de l’objet, à l’esthétique de la présentation et des reliures. Il ne manque jamais de faire de l’auto-publicité au sein même de ses productions. Une centaine de livres à succès sont ainsi publiés, dont A Little Pretty Pocket-Book, le tout premier qui sert de prototype aux suivants. Newbery crée aussi des marchés inexistants avant lui, ainsi la série Tom Telescope qui vulgarise les avancées scientifiques de l’époque, par exemple The Newtonian System of Philosophy Adapted to the Capacities of Young Gentlemen and Ladies, qui est une introduction à la pensée de Newton. And last but not least, ces livres sont vendus à un prix abordable.

Le succès de l’entreprise de John Newbery s’explique aussi par la mise en pratique des idées du philosophe John Locke (1632-1704) qui écrivait « Les enfants peuvent être amenés à acquérir une connaissance des lettres sans même qu’ils s’en rendent compte, sans y voir autre chose qu’un sport, qu’un jeu qui les poussent à faire d’eux-mêmes ce que les autres enfants n’acceptent de faire que sous le fouet ». Enfin, signe des temps, l’ensemble de ces publications exsude les valeurs de la méritocratie, une morale où l’initiative liée au travail finit toujours par générer la prospérité.

John Marshall, Infant’s Library, 1800 © Victoria and Albert Museum, London 
John Marshall, Infant’s Library, 1800 © Victoria and Albert Museum, London 

Un bon demi-siècle plus tard, vers 1800, John Marshall (1783-1828) apporte un souffle nouveau au genre. Seuls les éléments ludiques deviennent prétextes aux apprentissages. D’autre part, cet éditeur se distingue de ce qui se faisait jusque-là en rendant plus attractif le conditionnement et la présentation classique de ses publications. Par exemple, sa première édition de The Juvenile; or, Child’s Library propose des livres… à destination des jouets et des poupées. C’est en apprenant à lire à ses jouets que l’enfant apprend à lire lui-même. Il devient son propre enseignant. La série démarre avec l’alphabet, et complexifie progressivement les combinaisons de lettres, les sons, les blocs sémantiques et lexicaux, jusqu’à évoquer le monde ambiant, ses objets, ses animaux, des notions de géographie, de science, et d’histoire. L’enfant tient ainsi le monde entier, miniaturisé, dans ses mains, ainsi que son mode d’emploi.

Afin que l’enfant sente que le livre lui est vraiment destiné, le format de 5,7cm x 4,7cm est adapté à ses petites menottes. Chaque double page présente le texte d’un côté, et une illustration colorée en pleine page de l’autre, ce qui est une nouveauté attractive. Le ton du texte est le plus amical, n’hésitant pas à prendre le petit lecteur à témoin, et à en faire l’acteur du récit, ce qui est aussi nouveau pour l’époque. Le livre devenant jouet, John Marshall transforme le livre classique en livre-objet: l’ensemble est présenté dans un petit coffret qui imite la grande bibliothèque familiale que chaque famille aisée de l’époque se doit de posséder. Chaque coffret contient jusqu’à 16 livres séparés… qu’il faut acquérir pour obtenir la collection complète.

Surfant sur la vague du succès de la littérature destinée aux enfants, John Marshall innove en multipliant les collections, faisant flèche de tout bois en variant les propos. Il se diversifie encore en élargissant le champ de l’image imprimée, en proposant des sets à compléter, des posters, des collections thématiques de cartes, des puzzles, des kits pédagogiques, etc., toutes choses entrées dans les mœurs à nos yeux contemporains.

Thomas Bewick, Cul-de-lampe pour 
Histoire des oiseaux en Grande-Bretagne, 1827 © Ikon Gallery/Bewick Images 
Thomas Bewick, Effraie des clochers, 1847 © Ikon Gallery/Bewick Images 

Thomas Bewick (1753-1828) a une formation de graveur sur verre et sur argent, ce qui lui garantit une technique exceptionnelle. Il révolutionne la gravure sur bois par l’utilisation du bois « de bout » (et non plus « de fil »), beaucoup plus résistant et supportant l’impression jusqu’au million d’exemplaires. Le bois de bout permet en outre une finesse de la taille d’un cheveu, ce qui permet de multiples nuances de gris. La chose est essentielle pour l’époque d’avant la photographie. Mais peu de créateurs en sont capables, car il leur faut déléguer la réalisation de leurs originaux à des aides spécialisés, ce que les auteurs ressentent souvent comme une forme de trahison.

S’il réalise d’abord du graphisme utilitaire, comme des factures, des tickets, des en-têtes, etc., Thomas Bewick restera comme un des premiers illustrateurs qui atténue l’omniprésence de l’éditeur au profit du scénariste et du dessinateur, valorisant ces derniers. Très sensible à l’image de marque qui personnalise ses productions, Thomas Bewick signe systématiquement la fin de ses chapitres par une image d’enfants qui jouent. Afin de communiquer les possibilités de son métier et faire étalage de sa virtuosité, il réalise des illustrations miniaturisées, parfaitement lisibles, à la taille de l’empreinte digitale de son pouce, elle-même gravée, ce qui est absolument impossible avec les méthodes traditionnelles… et techniquement inaccessible à ses concurrents. La qualité de son travail ne doit toutefois pas occulter la diversité des traductions graphiques dont, en plus, il se montre capable. Lorsqu’il représente un oiseau par exemple, on reste stupéfait de voir la richesse des signes qui traduisent les lumières et matières des branchages, les feuillages, les qualités différentes du plumage, etc., comme s’il dessinait avec de l’encre sur du papier. Rarement une telle profusion différenciée de signes graphiques a été aussi bien réussie dans l’art de la gravure. À ce petit format, la chose est exceptionnelle.

Jan Steen, L’école du village, 1663-65 © National Gallery of Ireland, Dublin

Il est important de noter les différences culturelles entre l’Europe du nord, majoritairement protestante, et l’Europe du sud davantage dominée par le catholicisme romain. Au nord, une Bible est présente dans chaque foyer. Rédigée en langue vernaculaire, et lue en de fréquentes occasions, elle confronte l’enfant à la lecture et à l’écriture dès le plus jeune âge. Par ailleurs, le monde protestant de l’époque s’articule sur l’indépendance individuelle, ce qui favorise l’initiative et donc l’éclosion de la Révolution industrielle. Une des conséquences en est la rédaction de contrats, qu’il faut savoir lire et rédiger. Le nouvel ordre économique nécessite la lecture et l’écriture rapide des échanges commerciaux, des modes d’emploi, des modalités de transport, la gestion des matières premières et des stocks, de la communication au sein de l’entreprise ou sur la place publique, etc. Une autre conséquence en est la gestion de sa fortune privée, les contrats de mariage par exemple, qui exigent de pouvoir lire et écrire. Ainsi, l’ensemble formé par la religion et l’industrie devient un moteur puissant de l’alphabétisme.

En France, l’unité de la langue est loin d’être acquise. Afin de « contribuer au perfectionnement et au rayonnement des lettres », le cardinal de Richelieu fonde l’Académie française en 1634. Mais, la royauté mettra longtemps encore avant de parvenir à instaurer l’uniformité de la langue partout sur son territoire. La fin du 18e siècle est encore le théâtre de dialectes et de nombreux patois, et, aux frontières toujours fluctuantes du pays, les langues étrangères sont parlées par des pans entiers de la population, par exemple l’italien, l’alsacien, le picard, le provençal, le flamand, le breton, pour ne citer qu’eux. Cela fait beaucoup. Seul le latin pourrait fonctionner comme langue commune, mais il est bien trop marginalement pratiqué par de rares élites, distantes du peuple. L’omniprésence du catéchisme perpétue la tradition orale, fondée sur la répétition sourde au sens de ce qu’elle ânonne. Faut-il s’étonner que l’esprit critique s’y annihile, et que l’alphabétisme n’éprouve aucun besoin de se développer?

Imagerie d’Épinal, Les sept péchés capitaux, vers 1850 © Musée de l’Image, Épinal 

L’Europe du sud ne peut donc rivaliser avec l’efficacité et les économies d’échelle dont fait preuve l’Europe du nord. Il faut toutefois noter le rôle essentiel des images d’Épinal. Des colporteurs sillonnent la France entre 1800 et 1900 environ, à pied, leur hotte sur le dos, remplie de petits objets que l’on ne peut fabriquer soi-même, comme de la mercerie, des remèdes, mais aussi des almanachs et des images saintes, et d’autres qui protègent les animaux domestiques et les gens de la maladie et de la mort. Dans ce contexte, il n’est pas question de livres imprimés, mais de feuilles volantes, légères, indépendantes les unes des autres, sans continuité narrative.

Il est de bon ton à l’heure actuelle de considérer l’imagerie d’Épinal avec condescendance. En cause, la candeur dans le traitement des sujets, toujours consensuelle et politiquement correcte; un graphisme des plus conventionnels; une palette limitée de couleurs vives qui ne s’embarrassent pas de nuances. Pourtant, il faut rappeler qu’avant le temps de l’école obligatoire (instituée par Jules Ferry en 1882), ces images sont quasi la seule source d’information externe, et le seul rapport à l’écrit dont disposent les enfants. Comme quelques adultes, certains enfants y apprennent à lire, d’autant que l’éditeur propose à leur intention des sujets à découper et à monter, des pantins, des théâtres d’ombres, des devinettes, des feuilles de soldats, ainsi que des récits et des contes tels que Le Petit Chaperon Rouge ou Cendrillon, condensés en un seul feuillet.

Imagerie d’Épinal, Histoire du Petit Chaperon Rouge, vers 1850 © Musée de l’Image, Épinal / Bibliothèque nationale de France 

11 Aloys Senefelder, Der Steindruck, 1796 © domaine public

Les débuts de la littérature destinée à la jeunesse doivent aussi beaucoup à Aloys Senefelder (Prague 1771-Munich 1834) qui a grandement facilité la fabrication des images et leur reproduction en inventant la lithographie, un procédé simple, peu coûteux, qui peut être pris en charge par des aides, en délivrant ainsi les créateurs d’un long et fastidieux travail technique. Son histoire vaut la peine d’être soulignée. Elle est celle d’un auteur pauvre qui a longtemps cherché un moyen de réduire le coût de ses productions, et qui y parviendra en explorant longtemps des voies peu arpentées avant lui, comme Gutenberg qui avait inventé la typographie en combinant de manière originale plusieurs techniques bien établies, mais hétérogènes l’une à l’autre. En résumé, la lithographie joue de l’antagonisme chimique des surfaces de pierre hydrophiles (qui acceptent l’eau) opposées aux surfaces grasses hydrophobes (qui la refusent). L’avantage est de pouvoir concevoir ensemble le texte et l’image, alors que jusque-là les intrications étaient sinon impossibles, au moins très compliquées. Ce simple fait autorise désormais de penser la production autrement.

Comme toujours, un changement d’outil, par les spécificités qu’il permet, donne naissance à de nouveaux modes d’expression, et dans ce cas, l’invention de Senefelder fera les beaux jours de l’affiche, avec de grands auteurs tels Henri de Toulouse-Lautrec, Jules Chéret, Faria, Alphonse Mucha ou Pierre Bonnard. Mais ceci est une autre histoire… 

Jules Chéret, Au Quartier Latin, 1894 © National Gallery of Art
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9 réponses à “Naissance de la littérature destinée à la jeunesse”

  1. Passionnant et original point de vue sur des évolutions philosophiques, esthétiques, techniques et commerciales qu’on connait et qui sont remises en perspective.
    Merci beaucoup, Vincent

  2. Merci pour ce retour aux sources Vincent!
    Le Donnat, plaque de bois gravé d’une illustration (xylogravure) est quant à elle considérée comme lointain ancêtre de la bande dessinée…

  3. Avec »L’objet du mythe », Pixi n’a rien inventé!
    En 1800, John Marshall était un précurseur de génie. Sa mini-bibliothèque est une oeuvre d’art! La porte est une merveille. Qui ne rêverait de posséder sa collection dans cet écrin? Déjà avant lui, John Locke ( XVIIème ) avait compris la base de la pédagogie!Merci de me l’avoir fait découvrir, Jean-Pierre V.

  4. Etonnant et combien intelligent, faire lire un livre à ses poupées pour l’apprentissage. Une méthode de mémorisation ludique. Les minilivres dans Spirou (avec bibliothèque aussi) n’avaient pas la même intention, quoique monter une imposition soigneuse était magique.
    Merci Vincent pour cette découverte
    Francis

    • la créativité humaine est souvent surprenante et astucieuse. Ne pas connaître l’histoire fait que l’on passe bien du temps à réinventer l’eau chaude ! Ah, les Mini Récits de Spirou !

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