Ne souriez pas, vous êtes tweetés


La guerre entre Palestiniens et Israéliens fait des ravages sur le terrain. Elle se déroule aussi sur les terres de l’information et des médias, touchant le respectable The Guardian, quotidien d’information britannique dont la ligne éditoriale défend le social-libéralisme du centre gauche. La bien-pensance actuelle fait que plus rien ne peut se dire, ou se montrer, qui pourrait hypothétiquement choquer l’un ou l’autre groupe. Ainsi, le cartooniste Steve Bell, qui fait pourtant « partie des meubles » de l’institution depuis quarante ans, vient de se voir signifier la fin de sa collaboration au journal. En cause, un récent projet de dessin montrant le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, muni de gants de boxe, qui s’apprête à s’entailler le ventre avec un scalpel, selon les pointillés des frontières de la bande de Gaza, tout en proférant « Résidents de Gaza, fichez le camp ».

Steve Bell, projet de cartoon prétexte à son renvoi du Guardian, octobre 2023 © Steve Bell

Les faits reprochés à Steve Bell renvoient à Le Marchand de Venise, de William Shakespeare, pièce de théâtre écrite vers 1596. Il y est question d’un usurier juif qui exige que le contrat passé entre lui et son débiteur soit intégralement respecté. Ce contrat stipulait qu’en cas de non remboursement de dette, l’emprunteur autorise son créancier à lui prélever une livre de chair. Plusieurs interprétations ont été données à ce récit, dont celle du préjugé anti-sémite, ou à l’inverse la revanche d’une communauté victime d’humiliations depuis trop longtemps. Après la volonté de réécrire l’Histoire, après bien d’autres auteurs fameux du passé récent ou plus ancien, en arrivera-t-on à devoir réécrire Shakespeare? Toutefois, le fin mot de l’histoire pourrait être la mise à pied déguisée d’un collaborateur de longue date, devenu onéreux pour une entreprise peut-être soucieuse de réaliser des économies. L’hypothèse semble alambiquée, mais loin d’être farfelue!

Certes, le cartoon de Steve Bell est mordant. Le dessinateur a été informé de son renvoi par un coup de fil qui n’augurait rien de bon, sans explication et sans lui accorder le droit d’être entendu, ou défendu. Mais, car il y a un mais, le dessin indique aussi en toutes lettres qu’il est une reprise du cartooniste américain David Levine. En 1966, ce dernier a prétexté de l’ablation de la vésicule biliaire du président Johnson pour montrer le chef d’État qui remonte sa chemise afin de montrer au monde entier la cicatrice de son opération… en forme des contours du Viêt-Nam. Faut-il revenir sur cette guerre qui a déchiré le monde pendant 20 ans de 1955 à 1975, faisant des millions de morts, et qui a précipité les États-Unis au bord de la guerre civile?

David Levine, Johnson’s Scar, New York Review of Books, 1966 © David Levine

À l’époque, cette image de David Levine n’avait soulevé aucune protestation, étant même considérée comme bien sage vis-à-vis de ses semblables d’une virulence rare, bien plus acerbes que l’ensemble de la production actuelle, échaudée en effet. La grande tradition de la satire britannique qui remonte à Gillray depuis le 18e siècle est-elle menacée? La dictature de Twitter et des réseaux sociaux serait-elle désormais la norme où des ignares sous-informés dictent la loi? Quoi qu’il en soit, The Guardian, emblématique du journalisme engagé, semble incapable de défendre ses positions face à la pression du politiquement correct qui régit le monde actuel, et ce n’est pas cet incident qui fera baisser le niveau d’auto-censure que bien des dessinateurs s’imposent déjà. À la liste déjà impressionnante des espèces menacées d’extinction, faut-il ajouter le dessinateur de presse, et bientôt tout ce qui constitue la bio-diversité… de la pensée? Les intégristes obscurantistes totalitaires de tous les bords imposent leurs vues. Ne souriez pas, vous êtes filmés. Vous êtes tweetés, vous êtes Xés, vous êtes fliqués.


6 réponses à “Ne souriez pas, vous êtes tweetés”

  1. Merci Vincent de décrire avec intelligence la dérive de privation des libertés. De manière sournoise en plus!

  2. Ras-le-bol des dictats obscurantistes, du politiquement correct, de la dictature des minorités et de l’argent!

    • Salut Jean-Pol, en effet, beaucoup de choses autour de nous vont dans la même direction d’une uniformisation de la pensée. La liberté de s’exprimer librement accordée à chacune et à chacun d’entre nous, même sur un sujet où elle ou il se révèle d’une incompétence aussi notoire que revendiquée, mène là on va. Pour autant, préférons-nous vivre sous le régime de Poutine ou des ayatollahs intégristes? ;-(

  3. Toutes les bonnes choses (ou prétendues telles) ont leur pathologies, mais nous sommes arrivés à un véritable basculement. Les réseaux sociaux, qui devaient rapprocher les gens, sont d’une violence à laquelle personne ne s’attendait. Si l’amour du prochain est un concept vague, ambigu, et souvent l’alibi d’une possession de l’autre, donc d’une perversion potentiellement ravageuse, le wokisme actuel est une menace pire encore. On voit cela en ce moment très clairement dans les universités américaines soi-disant progressistes où les « élites » qui seront bientôt les futurs acteurs de demain se comportent comme des voyous décérébrés, des talibans du politiquement correct, des ennemis de l’universalisme et de l’indépendance d’esprit.. Voilà qui promet! C’est un incendie mondial qui se déroule sous nos yeux aujourd’hui, où les professeurs, y compris dans le pays dit de la laïcité ( nos voisins d’outre-Quiévrain ) sont égorgés quand ils sont trop ouverts à la complexité, à l’altérité, à la nuance. L’éducation elle-même, se détruisant alors de l’intérieur, fait tomber avec elle toutes les barrières protectrices qui constituent pourtant le premier rempart civilisateur. Et comme on le sait, en temps de guerre, -et elle surgit de partout en ce moment- la vérité en est la première victime, agonisant sous les coups de butoir des technologies contemporaines mal comprises, en mauvaises mains, et utilisées démentiellement car détournées, trahies, de leur potentiel positif. Notre époque qui est censée être celle de la communication efficace et donc progressiste est maintenant vent debout contre la recherche spontanée et indépendante, libre, débarrassée des saillies égotistes et des préjugés criminels. Faut-il s’en étonner? Le fanatisme, cette pulsion facile et rassembleuse, auto destructrice, a été de tous temps un pilier du totalitarisme, lequel semble prendre désormais le dessus sur la démocratie, avec ses guerres attenantes, consubstantielles. Le pire n’est plus comme on l’a cru un temps derrière nous, il est même peut-être à venir, une fois encore, une fois de plus, une fois de trop probablement. Est-ce parce qu’elle est une espérance déçue, un concept irréaliste, hors d’atteinte, mort né depuis le début? Question terrifiante, mais réelle, plus que jamais. Jean-François Revel a écrit un ouvrage à ce sujet à il y a vingt ans « : La connaissance inutile ». Tout y est dit, prévu, anticipé. Je le recommande.

    • Hello Xavier,

      A mon avis, cinq ennemis mortels menacent notre existence. Dans le désordre:

      . L’état de la planète, asphyxiée par le nombre d’humains et le saccage systématique dont elle est l’objet et grâce auquel nous avons si bien vécu au-delà de nos moyens. Le rêve américain s’est transformé en cauchemar.

      . La dictature de Poutine, qui se voit déjà maître du monde et l’Europe transformée en goulag peuplé de sous-hommes.
      . La dictature des barbus intégristes, dont le désir d’un islam fanatique et totalitaire est l’arme favorite.

      . La dictature de la pensée woke, unique, lorsqu’elle débouche sur un intégrisme qui n’a rien à envier aux autres fanatismes.

      . La dictature du profit. Les drogues, Tik-toc, les réseaux sociaux, les médias qui anesthésient le cerveau de la plupart d’entre nous, des quasi esclaves dépendants. En 2004 déjà, Patrick Le Lay disait: « ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est le temps du cerveau humain disponible ».

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